«LES [BIENHEUREUSES] TRENTE-DEUX MARTYRES D'ORANGE»
DE J. MÉRITAN ; CHAPITRE 5
CHAPITRE 5 : L'AUTEL ET LE SACRIFICE.
Le Jugement. — La Condamnation.
Nous venons d'assister à une journée des martyres dont le sacrifice était différé. Suivons maintenant celles que l'Époux divin conviait aux noces éternelles pour le jour même, et recueillons, avec les souvenirs et les témoignages qui nous en ont apporté l'expression, les sentiments et les ardeurs de leurs âmes héroïques.
Vers les 9 heures du matin, l'accusateur public Viot se présentait à la prison de la Cure, les manches retroussées, un sabre nu à la main, et faisait l'appel des victimes de la journée, qui étaient, tout aussitôt, conduites devant leurs juges.
La Commission populaire avait, comme nous l'avons dit, établi son siège, à l'ancienne chapelle des Pères de Saint Jean, dont la chapelle actuelle de Saint-Louis occupe l'emplacement et a emprunté quelques restes. C'était, à l'époque, un vaste quadrilatère de vingt-deux mètres de côté, dont la toiture était supportée par un grand arceau jeté du nord au midi. Deux portes y donnaient accès : l'une au levant, par laquelle le prévenus étaient introduits ; l'autre au couchant, à l'usage du public. Deux rangées de tribunes s'étageaient autour des murs. Ces tribunes que supportaient des piliers en pierre, et que bordaient des balustrades ouvragées, avaient leur entrée au sommet d'un escalier de pierre adossé à l'angle nord-est de la chapelle. Le sanctuaire, élevé de deux marches au-dessus du sol, formait un hémicycle dont une barrière artistement travaillée limitait le pourtour. Sur l'autel, à la place de la Croix, un buste de la Liberté coiffée du bonnet phrygien, et au haut des degrés, les sièges des juges, dominant les bancs réservés aux huissiers, aux gendarmes et aux prévenus.
L'accusateur public lançait ses réquisitoires meurtriers du haut de la tribune fixée au mur du couchant, sous le grand arceau. Une tradition assurément respectable veut que la chaire actuelle de la chapelle Saint-Louis ait servi à cet office ; et c'est, sans doute, par égard pour le souvenir qu'elle rappelle, que, depuis fort longtemps, le clergé d'Orange a renoncé à en faire usage [*]. La nef, si l'on peut ainsi appeler le reste de l'enceinte, était occupé par la force armée, chargée de maintenir l'ordre dans le public des spectateurs : patriotes ou curieux de la ville et des environs, femmes échevelées et bruyantes, toujours prêtes à applaudir aux sentences de mort, et parfois sans doute, dissimulant leurs angoisses et refoulant leurs larmes, par les amis et les parents des victimes.
Tel fut le théâtre où se joua, pour nos martyres, l'avant-dernier acte de l'héroïque drame.
L'accusateur public prenait le premier la parole. Ce que furent ses réquisitoires contre les bienheureuses, les archives de la Commission populaire nous le disent très exactement. Ils se ressemblent tous au point qu'il serait aisé d'y changer le nom de l'accusé, sans en modifier la teneur. En voici un — celui de la bienheureuse Madeleine de Guilhermier — parmi tous les autres. Il se présente, sans preuves, sans raisons, sans prétextes, comme le cri de la haine, et l'appel impitoyable à la rigueur des lois :
«Citoyens juges, je traduis devant vous, et j'accuse la nommée Marie-Madeleine Guilhermier, ex-religieuse : s'est constamment montrée l'ennemie de la Révolution ; elle a refusé de prêter le serment auquel la loi la soumettait, et a, par les moyens du fanatisme, concouru à entraver la marche du gouvernement révolutionnaire, et s'est ainsi déclarée la partisante du despotisme et des tyrans coalisés contre la République».
L'homme qui parlait ainsi, est une des plus sinistres figures de la Commission d'Orange. Son
activité était prodigieuse, sa mauvaise foi obstinée, et sa haine insatiable. Il fut le véritable et l'infatigable ouvrier de la persécution et c'est sur lui que doivent peser les malédictions des honnêtes gens, pour les larmes qu'elle a fait répandre, et pour le sang qu'elle a versé.
Le réquisitoire terminé, et l'on voit que débarrassé du vain attirail des preuves, il n'était jamais long, le président
Fauvéty procédait à l'interrogatoire des martyres. Lui, non plus ne se perdait pas en longueurs inutiles. Quelques questions, brèves et tranchantes, lui suffisaient. «Qui es-tu ?» — « Veux-tu prêter le serment ?» ajoutant parfois, comme il le fit pour la sœur Thérèse Talieu : «Aimes-tu le roi ?» — «Promets-tu de renoncer à tes superstitions ?» Et sitôt la réponse entendue, sans réclamer des éclaircissements, sans rechercher des motifs d'indulgence, il passait à une autre.
L'accusation ni l'interrogatoire n'était capable d'émouvoir les saintes filles. Alors que, devant leurs juges, certains accusés se troublaient, et s'efforçaient à nier, alors que pour les attendrir, les autres produisaient des témoignages, des certificats de civisme, des attestations de leur Comité de surveillance, se débattant avec courage et désespoir avant de se laisser submerger, les martyres avouaient avec une sainte fierté et leur condition de religieuses, et leur refus du serment et semblaient aussi empressées à se perdre que les juges l'étaient à les condamner. C'est la Mère Thérèse Consolin qui se déclare fille de l'Église catholique. C'est Henriette-Thérèse Faurie qui répond à Fauvéty : «J'ai fait serment à Dieu, je n'en ferai pas d'autre». C'est Claire Dubas qui s'écrie : «Je suis religieuse et le serai jusqu'à la mort». C'est Suzanne de
Gaillard : «Je ne connais pas, dit-elle, de plus douce liberté que l'accomplissement de mes vœux». C'est Dorothée de Justamond qui remercie ses juges... Et c'est chacune, qui, héroïquement, se jette ainsi au devant de la mort, et porte à l'échafaud le plus émouvant défi.
Le spectacle dont, pendant près d'un mois le public habitué des séances du tribunal fut le témoin presque journalier, porta ses fruits. Ces victimes n'étaient pas des coupables ordinaires. Ni le fédéralisme ni la contre-révolution n'étaient autorisés à les revendiquer pour siens, et si leurs actes d'accusation aussi bien que les sentences parlaient encore en ce sens, on sentit bientôt que c'étaient là de la part de Viot ou du président Fauvéty, formules de style et clichés convenus. Manifestement, devant leur attitude et leurs réponses, le peuple ne les confondait pas avec les ci-devant nobles, les fédéralistes marseillais, les contre-révolutionnaires que l'on amenait avec elles à la barre ; aussi le tribunal, prenant le vent de l'opinion, se décida à en acquitter quelques-unes, bien peu il est vrai, quatre sur quarante-deux, et à en condamner quelques autres à la détention jusqu'à la paix.
L'interrogatoire était, à bref délai, suivi de la sentence. Les jugements sont identiques, comme les réquisitoires. Voici, pour l'exemple, le jugement qui condamna, le 22 messidor (10 juillet 1794), les bienheureuses Gertrude d'Alauzier et
Sylvie de Romillon.
«Au nom du peuple français, la Commission a rendu le présent jugement :
«Entre l'accusateur public, demandeur en accusation de conspiration portée publiquement à l'audience contre...
«Marie-Gertrude Alauzier, ex-noble, âgée d'environ 38 ans, ex-religieuse insermentée du ci-devant ordre de Sainte-Ursule, dans le couvent de Bollène, native dudit lieu, y résidante, et Sylvie-Agnès Romillon, ex-religieuse insermentée du ci-devant ordre de Sainte-Ursule, dans le couvent dudit Bollène, prévenus détenus et défendeurs, ladite accusation ainsi conçue : [Suit le texte de l'acte d'accusation].
«Ouï publiquement les accusés en leurs réponses aux interrogatoires, la commission déclare que Marie-Gertrude Ripert Alauzier et Sylvie-Agnès Romillon, sont convaincus d'être auteurs ou complices de ladite conspiration et en conséquence les condamne à la peine de mort.
«Ordonne que, dans les vingt-quatre heures, ils seront livrés à l'exécuteur des jugements criminels, et mis à mort sur la place de cette commune appelée Justice, déclare leurs biens acquis et confisqués au profit de la République ;
«Ordonne que le présent jugement sera imprimé et affiché dans toute l'étendue de la République, et qu'à la requête et diligence de l'accusateur public, il sera mis à exécution».
La sentence rendue, les bienheureuses n'étaient pas reconduites à la prison de la Cure. Plus près de l'échafaud, séparée de la place appelée Justice par l'étroite et courte rue de Tourre, était une prison : la prison du Cirque. Quelques pas la séparaient du tribunal. Une petite cour, dans laquelle on entrait immédiatement en pénétrant dans la prison, recevait les condamnés. Ils devaient passer là leurs dernières heures, et l'on s'imagine aisément quel spectacle présentait cette étroite cour, encombrée de malheureux gémissants et désespérés. L'un appelait ses enfants, l'autre implorait les gardes impassibles. Celui-ci effondré pleurait silencieusement, alors que celui-là maudissait ses juges et exhalait sous forme d'imprécations, ses adieux à la vie.
Parmi ces désespoirs et ces angoisses, les martyres apparurent comme des anges de consolation et des messagères de paix. La joie céleste dont leur visage était baigné, la douceur de leurs paroles, ramenait le calme dans les âmes les plus orageuses, et les réconciliait avec la mort. Plusieurs, même, parmi les victimes qui devaient mourir avec nos martyres, accablés au
souvenir de leur femme et de leurs enfants qu'ils abandonnaient, retrouvaient sous les pieuses exhortations des bienheureuses, la résignation et la paix. On a conservé le souvenir de cette martyre prête à mourir elle-même, mais dont le nom ne nous est malheureusement parvenu, et qui passa une heure entière à genoux, les bras en croix, pour obtenir la résignation à un pauvre homme, père d'une nombreuse famille, et qui perdu de désespoir n'était plus capable d'écouter les pieuses exhortations de cette sainte fille. Cette prière fut d'ailleurs exaucée. «Celui qui tient tous les cœurs en ses mains» apaisa cette âme soulevée, lui rendit la confiance, et l'on vit ce pauvre père, marcher au supplice avec un admirable courage.
En une autre conjoncture, un jeune homme d'Alais qui était entré en prison avec tous les goûts et toutes les passions du monde, préféra, une fois remis en liberté, aller dans la solitude mener une vie de recueillement et de prière, voulant, disait-il, mériter un jour la gloire des saintes vierges dont il avait partagé les chaînes, sans
pouvoir, comme elles, obtenir la palme du martyre.
C'est enfin à la bienheureuse Thérèse Consolin, ou à l'une de ses compagnes immolées avec elle, qu'il faut attribuer, sans doute, le trait suivant : Comme une de ces bienheureuses, levant les yeux vers le ciel, aperçut un prisonnier d'Arles, elle lui demanda le secours de ses prières. Celui-ci lui répondit que c'était un devoir dont il s'acquitterait tous les jours, et il se recommanda lui-même aux prières des religieuses. «Rassurez-vous, lui dit la martyre, vos maux vont être finis. Pour moi, je vais paraître devant Dieu ; mais j'emporte les clés de la guillotine». Bientôt, en effet, l'ordre arrivait de suspendre les jugements et les exécutions.
Ce calme surnaturel et cette paix ineffable prenaient leur source dans une très profonde et très limpide joie. Les martyres étaient à leur dernière heure. C'est, d'ordinaire le moment où les attitudes empruntées se décomposent et tombent, où les gestes de la vie, convenus ou commandés, cessent et s'effacent dans la dernière angoisse, où tout l'artificiel de l'existence s'évanouit devant la dure réalité. Pour ces saintes filles, épouses mystiques d'un époux si longtemps attendu, cet instant suprême était au contraire l'épanouissement de leur vie ; leur âme n'était si empressée et si joyeuse que parce que les barrières s'abaissaient enfin entre le Christ et elles. Leur allégresse était une allégresse nuptiale. La bienheureuse
Gertrude d'Alauzier dira «Je suis dans l'enthousiasme»... ; la bienheureuse Rosalie Bès distribuera des dragées à ses compagnes, «Ce sont, ajoutera-t-elle, les bonbons de nos noces» ; et la bienheureuse Élisabeth Pélissier chantera un cantique en l'honneur de la guillotine.
Cette joie rayonnait autour d'elles, plus loin que le troupeau pitoyable des condamnés, compagnons de leur mort. La foule ne la comprit sans doute pas toujours, et si un de leurs gardiens pleura devant la joie de la bienheureuse Dorothée de
Justamond qui remerciait ses juges et ses bourreaux, la populace stupide les considéra bien souvent avec étonnement. «Ces b...gresses-là, disaient les gendarmes, meurent toutes en riant.»
Est-ce à dire qu'elles ignorèrent l'angoisse et les terribles combats de l'agonie ? Il serait excessif de le prétendre. Les relations qui nous sont parvenues de leur détention et de leur mort laissent entendre clairement que durant les longues heures de leur captivité, elles éprouvèrent, à un moment ou à l'autre, cette lassitude et ce dégoût extrême dont le Sauveur voulut Lui-même sentir l'amertume au jardin des Olives. Mais tous les témoignages s'accordent à dire que leurs derniers instants furent paisibles et joyeux. Le calice accepté jusqu'à la lie, elles le burent, soutenues par la grâce divine, avec une sainte allégresse, et partant pour l'échafaud, elles chantaient le Magnificat.
La Guillotine. — Le Bourreau. — L'Exécution.
Depuis les dernières heures de la matinée, jusqu'à 6 heures du soir, les martyres demeuraient ainsi dans la cour du Cirque, séchant bien des larmes et mettant sur tant de douleurs le baume de la divine résignation. À leur arrivée dans leur dernière demeure ici-bas, elles avaient dû subir, de la part de Viot, une dernière humiliation. Celui-ci avait l'habitude de ramener lui-même, son inséparable sabre nu à la main, les condamnés du lieu des séances du tribunal à la prison du Cirque. Là, brutalement, il les dépouillait de leur argent, de leurs bijoux, de leurs effets les plus précieux. Les martyres n'avaient certes pas de joyaux ni de riches vêtements. Elles n'en subissaient pas moins cette inutile vexation. Les quelques assignats, les images ou objets de piété qu'elles portaient sur elles leur étaient enlevés. La plupart sans doute évitèrent cet affront, en disposant elles-mêmes avant de partir pour le tribunal, de ces souvenirs qui leur rappelaient leur couvent, en laissant à celles qui demeuraient en prison le peu d'argent qu'elles possédaient. Nous verrons même la bienheureuse Marie-Anne de Peyre,
ursuline de Carpentras, trouver le moyen de détacher, avant de partir pour l'échafaud, la ceinture de fer et le cilice qu'elle portait, et les léguer à son amie, Marie Boudon, comme ses joyaux les plus précieux. Il n'en est pas moins vrai que les religieuses, comme les autres condamnés, furent fouillées et dépouillées.
Le gardien de la prison du Cirque, à l'époque du martyre de nos bienheureuses, était un brave homme, compatissant et bon, nommé Charles Noble. C'est lui, à ce que l'on croit, qui ne put retenir ses larmes quand la bienheureuse Dorothée de Justamond s'écria qu'elle était plus obligée à ses juges de lui ouvrir les portes de la vie éternelle qu'elle ne l'était à ses parents, de lui avoir donné cette vie périssable. C'est lui, encore, qui entendant quatre «citoyennes» dire «qu'elles languissaient de voir jouer la guillotine pour voir comment ça se faisait», leur reprocha vertement leurs paroles et leur dit «qu'il ne fallait pas souhaiter ça ; que ceux qui passaient là étaient innocents... »
La guillotine était, en effet, arrivée à Orange vers le milieu de juin 1794. Elle venait d'Avignon, encore humide du sang des cent dix victimes d'Avignon et de Bedoin. Le 15 prairial (3 juin), le jour même de l'installation de la Commission populaire, l'administration du district avait pris l'arrêté suivant :
«Considérant que, d'après le vœu du représentant (Maignet) et l'installation faite ce matin de ladite Commission, toutes les autorités doivent s'empresser de lui fournir tout ce qui peut lui être nécessaire pour commencer ses importantes opérations ;
«Ouï l'agent national, l'administration charge la Municipalité d'Orange :
«1° De l'exécution des travaux nécessaires à l'encaissement de la guillotine ;
«2° De faire choix d'un local propre à l'enterrement des cadavres des suppliciés, et d'y faire creuser les fosses nécessaires, en prenant des précautions pour que l'air n'en soit point infecté ;
«3° De se pourvoir du nombre d'hommes et de tombereaux nécessaires pour le transport des dits cadavres ;
«4° De se pourvoir aussi d'une quantité de chaux vive suffisante pour jeter dans les fosses ;...»
La municipalité d'Orange se hâta d'obéir. Elle fit encaisser la guillotine, et délibéra, dans sa séance du 22 prairial (10 juin) qu'on la dresserait sur l'esplanade de Tourre, sorte de terre-plein ombragé par des mûriers et des ormeaux, et qui formait l'extrémité méridionale de la promenade, devenue, depuis, le cours Saint-Martin. Une estrade de plusieurs mètres de hauteur supportait la sinistre machine que décoraient, à son sommet et à ses quatre coins, des drapeaux aux couleurs nationales. Pour que tout fut à l'unisson, et pour que la parodie fut complète, la place où devaient être perpétrés tant d'iniques assassinats, fut à dater de ce jour appelée place de Justice, et l'échafaud disposé de telle manière que les têtes tombaient du côté de la colline Saint-Eutrope, ce qui a fait dire au greffier de la Commission, Benet, écrivant à un de ses amis : «Les têtes en tombant saluent la Montagne».
La guillotine eut dès le premier jour à son service l'homme qu'il fallait à la sanglante besogne. Antoine Paquet, le bourreau, était venu de Lyon, où il était exécuteur des hautes œuvres et il s'était installé à Orange au début du mois de juin. Il a fait dans l'histoire locale figure de bandit, et la façon dont il tint son rôle montre bien qu'il le fut en réalité. Cupide, cruel, débauché, il ne lui suffisait pas de donner la mort, il insultait jusqu'au dernier moment ses victimes, et poursuivait, jusque sous le couteau, les religieuses et les femmes de ses immondes plaisanteries.
La bienheureuse Marie Cluse, qui était gracieuse et belle, l'entendit lui proposer de la sauver, si elle consentait à l'épouser. Et la bienheureuse Marie-Anne de Peyre, avant de partir pour l'échafaud, prit soin de disposer de telle façon ses vêtements que le bourreau ne put l'outrager de ses infâmes regards.
Il arrivait d'ordinaire à la prison vers 5 heures, pour dépouiller de leurs effets les victimes qu'il allait immoler. Les malheureux en haillons, dont la défroque valait à peine quelques assignats, subissaient de la part de ce détrousseur de mourants les pires vexations. C'est ainsi qu'un jour, Joseph Fabre, notaire à Camaret, n'ayant pu satisfaire la cupidité de Paquet, eut les mains liées derrière le dos si brutalement que ses bras en furent disloqués, tandis que son bourreau lui cassait les poignets d'un coup de genou. La férocité de ce monstre était si établie qu'on l'accusa d'avoir mis en vente et mangé de la chair humaine ; et que le Comité de surveillance d'Orange, écrivait, le 7 ventôse (25 février 1795), au Comité révolutionnaire d'Avignon : «Extraordinairement surpris qu'un scélérat qui doit suer le sang par tous les pores, respire encore, nous venons de décerner un mandat d'arrêt contre lui... Nous nous flattons que vous voudrez bien prendre à son égard les mesures qu'il est bien étonnant qu'on n'ait pas adoptées plus tôt envers cet anthropophage...» Or, cet anthropophage après avoir déposé contre les membres de la Commission populaire, disparut de la scène. On ne sait pas ce qu'il est devenu.
Si nous quittons, maintenant, ces souvenirs lamentables et ces figures sinistres, pour retrouver à la prison du Cirque, au moment où il s'organise le cortège de nos bienheureuses allant à la mort, nous retrouverons auprès d'elles, l'atmosphère de sérénité et de joie dont nous parlions plus haut. Délivrées des angoisses de la nature, portées sur les ailes de l'espérance, elles vont au supplice comme à une fête, et comme il n'y a pas au ciel ni sur la terre de fêtes sans cantiques, elles chantent et elles prient. Les Litanies de la Sainte Vierge, le Magnificat, le Salve Regina, ces admirables poèmes de la piété chrétienne, si souvent exhalés sous les voûtes de leur chapelle, s'élèvent vers le ciel, comme un dernier encens de louange et de supplication. Le cortège, précédé de Viot, tenant toujours son inévitable sabre nu, s'engage dans la rue de Tourre. Les martyres vont à pied, encadrées de gendarmes et de curieux. À l'extrémité de la rue, quelques mètres avant de déboucher sur l'esplanade, s'élève une maison que rien ne distingue des autres, mais d'où va descendre sur les victimes une dernière absolution. Là-haut, à la fenêtre où pend un rideau qui les dissimule aux yeux de la foule, deux saints prêtres se partagent ce douloureux et consolant ministère : le père Thomas, capucin, connu dans le monde sous le nom de l'abbé Queyras, et le vénérable curé d'Orange, M. Boussier. Les mains des victimes sont liées et ne peuvent faire le signe de la croix, mais d'un regard elles ont salué le dernier pardon ; puis les fronts inclinés se relèvent, le cortège passe ; l'échafaud est là.
Ainsi consolées et absoutes, les martyres se présentent une à une au bourreau. On a dit, et le fait n'est pas invraisemblable, que le zèle industrieux et prudent de ces deux prêtres fidèles avaient procuré à nos bienheureuses, la joie de la communion en viatique avant leur départ pour la mort. Si les témoignages contemporains ne permettent pas de l'affirmer absolument, toutes les probabilités nous laissent croire que ne reculant pas devant l'accomplissement d'un ministère autrement périlleux — exposés qu'ils étaient tous les jours à être découverts derrière leur rideau — ces prêtres charitables ont pu procurer aux victimes une dernière communion.
Sur l'estrade, auprès de la guillotine, le bourreau attendait, coiffé d'un chapeau rond entouré d'un large ruban tricolore. Consommant leur sacrifice, les martyres se livrent entre ses mains ; elles sont liées, basculées, poussées sous le couteau. Un bruit sourd, un éclaboussement de pourpre, et l'âme délivrée montait au ciel. Puis tandis que les tambours roulaient, le bourreau prenant la tête sanglante, la montrait au peuple qui criait «Vive la Nation ! Vive la République !»
L'immolation de nos bienheureuses, en effet, ne se distingua en rien des autres. Le même rite sanglant s'accomplissait pour toutes les victimes, et il ne fut rien changé, en faveur de nos martyres, à l'ordonnance de la funèbre cérémonie. Ce qui marqua d'un caractère spécial leur sacrifice, les témoignages contemporains sont unanimes sur ce point, ce fut leur attitude devant la mort. Pour elles, manifestement, la mort était la porte de la vie, et c'est avec l'enthousiasme que mérite et provoque la vie qu'elles embrassèrent la mort. La bienheureuse Henriette Faurie, apercevant dans la foule sa jeune sœur, lui donne rendez-vous au ciel, et répondant à sa compagne qui lui faisait observer qu'elles n'avaient pas dit leurs vêpres, disait «Eh bien! nous les dirons au ciel ! ; la bienheureuse Dorothée de Justamond, entendant la foule crier «Vive la Nation», «Oui, dit-elle, Vive la Nation, qui nous ouvre aujourd'hui les portes du paradis !» ; la bienheureuse Gertrude d'Alauzier s'agenouille et baise la guillotine ; et la bienheureuse Marie Cluse, repoussant les infâmes avances du bourreau, dit à son tour, «Fais ton métier, je veux aller, ce soir, souper avec les anges !»
Aussi, n'est-il pas étonnant que parmi la foule qui s'agitait près de la guillotine, il y ait eu des cœurs droits, des âmes généreuses que le spectacle de telles morts pénétrait d'admiration. Les six religieuses qui furent condamnées avec la bienheureuse Madeleine de Justamond se rendaient à l'échafaud, quand un paysan, qui les voyait passer, s'inclina respectueusement et voulut baiser le bord de leur vêtement. Devant ces pures victimes quelques-uns pleuraient. Les enfants que les maîtres et les maîtresses d'écoles étaient contraints à mener voir mourir les condamnés ne pouvaient contenir leurs sanglots, bien qu'on leur recommandât de ne pas pleurer «parce qu'on ferait de la peine à leurs parents». Touchante compassion, fleurs de pitié d'autant plus belles qu'elles s'épanouissaient parmi l'écume de la population, d'autant plus consolantes qu'il n'était pas sans danger de les laisser ainsi s'ouvrir aux yeux de tous.
L'Ensevelissement.
Dès que la dernière tête était tombée, et quand mourait le dernier cri de Vive la République, ou le dernier couplet du Ça ira, le bourreau et ses aides jetaient pêle-mêle dans un tombereau les têtes sanglantes et les corps palpitants. Deux chevaux fournis par la municipalité emportaient ces tristes restes dans un vaste champ appelé Laplane, au quartier de Martignan, à quatre kilomètres d'Orange, sur les bords de la rivière d'Aygues. C'est là que l'on transporta les corps décapités de nos martyres. Les traditions et les souvenirs se sont groupés à l'envi autour de ce fait. On raconta qu'une femme, mégère sordide et avinée, éprouvait un sombre plaisir à accompagner chaque soir le tombereau funèbre, puis, arrivée au lieu de la sépulture, elle prenait dans ses mains la tête d'un prêtre et la tête d'une religieuse et les jetait en ricanant dans la fosse en disant : «Je vous marie»...
Vers le milieu du siècle dernier, un vieillard qui mourut à 90 ans, se rappelait qu'étant fort jeune il lui arriva de monter sur le tombereau à côté du conducteur. À chaque voyage, une femme surnommée la Bouironne, habitant une ferme au quartier de Meyne, accourait, faisait arrêter le conducteur, lui offrait à boire et contemplait avidement les restes mutilés des victimes. Cette femme allait être mère... On se demande quel monstre elle a dû enfanter !...
La terre de Laplane, assez éloignée de la ville, se composait d'un sol friable, facile à creuser, et suffisamment humide pour que la chaux vive dont on devait revenir les corps, les dévorât en entier. Le conseil de la commune l'avait choisi après de longues et nombreuses délibérations. Il recherchait, en effet, un terrain réunissant certaines conditions que le champ de Laplane fut le seul à remplir. Il le fallait, disait-on, assez spacieux, puisque dix mille têtes allaient tomber ; assez éloigné de la ville, afin que les émanations méphitiques des cadavres contre-révolutionnaires ne nuisissent pas à la santé des bons patriotes ; facile à travailler ; enfin, les travaux projetés étant de grande envergure.
Le 1er messidor (19 juin 1794), on se mit à l'œuvre. On ouvrit sept fosses, pouvant contenir chacune cent cadavres. De la commune de Violès on amena deux cent quintaux de chaux vive destinée à consumer les restes des suppliciés. Deux commissaires furent chargés d'en contrôler, jour par jour, la consommation, et dans la même journée, au coucher du soleil, les premières victimes furent ensevelies.
Malgré la surveillance exercée autour des tombes ainsi ouvertes, ainsi comblées, les visites se firent d'abord timides et en cachette, puis plus nombreuses, plus fréquentes, jusqu'à former, comme le jour des Morts 1794, un rassemblement imposant. Les pères, les mères, les frères et les sœurs des victimes vinrent y prier et y pleurer, et l'on en vit quelques-uns baiser pieusement la terre où dormaient ceux qu'ils avaient aimés.
Si le champ de Laplane devint ainsi pour les familles, un lieu de pèlerinage, son nom fut bientôt un épouvantail et une menace. «Nous t'enverrons à Laplane» était une expression dont il était alors inutile de demander le sens, et les soi-disant patriotes ne se privaient pas d'en faire usage.
Le 10 thermidor ferma ce cimetière. À cette date les trois premières fosses seules étaient pleines, contenant ensemble trois cents victimes. La quatrième avait reçu la veille et l'avant-veille les trente-deux premiers des cadavres qu'elle devait contenir. On la combla, en hâte, pendant que sur la place Justice la guillotine était démontée, en attendant qu'on en brûlât les planches ensanglantées, et qu'on précipitât dans le même brasier le tombereau qui avait servi à transporter les cadavres des suppliciés.
À l'heure où le souvenir des sinistres journées de juin et juillet tombait ainsi en cendres, le champ des victimes devenait un foyer de piété, un lieu de prières où les foules s'assemblèrent bientôt.
Le 11 brumaire (1er novembre), à 2 heures du matin, le nouveau Comité révolutionnaire d'Orange assurément moins cruel, mais tout aussi ennemi de la superstition que le précédent, dénonça ces rassemblements au représentant du peuple Jean-François-Marie Goupilleau [1753-1823], et pour parer au plus pressé nomma deux commissaires chargés de constater le fait, en évaluer l'importance, et dresser un rapport. Les commissaires se rendirent, en effet, à Martignan, et voici ce qu'ils y virent :
«Il résulte de leur rapport, lit-on au registre des délibérations du Comité, qu'il s'est formé cette nuit, au quartier de Martignan, dans l'emplacement des fosses qui renferment les cadavres de ceux qui ont été suppliciés, plusieurs rassemblements d'hommes et de femmes, dans lesquels étaient des hommes armés ; — que ces rassemblements contenaient environ cinq ou six cents personnes ; — qu'ils ont entendu les uns s'entretenir des personnes jugées par la Commission, les autres faire des prières ; — que n'ayant que deux gendarmes avec eux, il eut été imprudent d'entreprendre une dispersion ; — que comme le temps où nous sommes actuellement s'appelait l'Octave des Morts lors du règne des prêtres, il est vraisemblable que les rassemblements qu'ils ont vus ne sont causés que par le fanatisme, et qu'il est bien à craindre que la nuit prochaine ils ne soient plus considérables...
«Considérant que ces rassemblements sont occasionnés par le fanatisme ; — que ces attroupements seraient funestes s'ils étaient tolérés... le Comité arrête que les municipalités de Piolenc et de Châteauneuf-Calcernier (Château-neuf-du-Pape) seront requises de fournir un détachement de vingt-cinq gardes nationaux chacune ; celle d'Orange sera requise de fournir un détachement de cinquante hommes, lesquels détachements seront assemblés formés et rendus devant le Comité à 8 heures du soir, le 11 du présent mois (1er novembre) où ils recevront les ordres du Comité».
Cette réquisition de cent hommes pour disperser des femmes en pleurs et de braves gens en prières ne suffisait sans doute pas. Les commandants de gendarmerie de Cécile-la-Montagnarde (Sainte-Cécile) et Bédarrides furent invités à envoyer leurs brigades dont «tous les hommes devaient être de bons républicains ; car il s'agit d'une mesure de sûreté générale.»
À 9 heures du soir, le 1er novembre, ce régiment se dirigea, en formation de bataille, vers les fosses de Laplane. Le rassemblement fut dispersé sans effusion de sang, sinon sans quelques horions, après une harangue du représentant. Fier de son exploit, le Comité fit aussitôt placarder dans Orange, les environs, et jusqu'à Nîmes et à Apt une affiche grossièrement blasphématoire où il prenait soin de le relater tout au long. — Le 21 décembre suivant, le Comité apprenait que de nouveaux rassemblements se formaient. Sans s'inquiéter du Comité de surveillance, de ses ordres ni de ses gendarmes les foules pieuses retournaient prier sur les tombes. On voulut sévir de nouveau ; mais le temps n'était plus aux expéditions nocturnes, et
le remplacement de l'agent national par Jean Debry ne permettait pas de compter sur l'appui de l'autorité. Il ne fut plus question des fosses de Laplane, et les foules eurent toute liberté de s'y rendre.
La Chapelle de Gabet.
Elles s'y rendirent toujours plus empressées. La Providence permit en effet que les pèlerins eussent bientôt une chapelle où ils pussent prier les martyres, et sans leur rendre un culte public, se recommander individuellement à leur puissante intercession. En 1832, M. Pierre Millet, propriétaire du domaine de Gabet, ayant acquis la terre de Laplane, fit construire sur l'emplacement où reposent les victimes de la Commission populaire, et nos martyres avec elles, une chapelle qui réparée depuis, n'a rien perdu, au cours de ces réparations de sa simplicité primitive. Elle recouvre les trois premières fosses, celles où dorment nos bienheureuses. Des cyprès l'entourent de leur noir fuseau, et marquent les limites des tombes. Le pèlerin qui cherche en ces parages reculés le souvenir et la fosse des victimes, en reconnaît de loin la place à ces arbres funéraires dont la verdure sombre recouvre sans l'ombrage le sommeil des martyres. Aux murs que décorent maintenant quelques tableaux, les noms des suppliciés, modestement encadrés, pauvrement écrits, rappellent le souvenir de ces jours héroïques. Les bienheureuses sont là. Leurs cendres mêlées aux restes des autres victimes ne peuvent plus en être séparées. Elles reposent, pêle-mêle avec toutes les autres ; le linceul de chaux vive a tout dévoré. Ce qui fut leur corps est devenu une infime poussière dont il n'est même plus possible de faire des reliques, et qui attend, à l'écart de la ville qui fut le témoin impuissant de leur mort et devient aujourd'hui le témoin de leur gloire, l'heure de la bienheureuse résurrection.
À cent mètres au midi de la chapelle, un autre carré de terre que la charrue a toujours respecté renferme les trente-deux dernières victimes. C'est le commencement de la quatrième tranchée ouverte aux derniers jours de la Commission populaire. Les fureurs des juges l'eussent remplie si la Providence n'avait, pour un juste retour des choses, fait tomber Robespierre sous les coups des conventionnels menacés. Une croix s'élève sur cette tombe ; chaque année des mains pieuses la fleurissent de fleurs des champs, et le clergé vient solennellement la bénir.
Il nous reste à ajouter un dernier mot, et à parler brièvement du Monument expiatoire élevé dans la ville d'Orange au souvenir des trois cent trente-deux victimes des fureurs révolutionnaires. En 1824, deux honorables citoyens, fils de deux condamnés à mort : MM. Gabriel de Vidaud et Joseph Rosty, inspirés par de légitimes et respectables sentiments de piété filiale, prirent l'initiative de faire élever un monument en souvenir de tant de victimes innocentes. M. le
comte de Pontbriant était alors sous-préfet d'Orange. Incarcéré lui-même, en 1794, à la Baronne, il avait été sur le point d'être amené au tribunal et condamné à son tour quand survint le 10 thermidor. Sa sœur, Gertrude d'Alauzier, était une des trente-deux religieuses immolées : il avait donc tous les motifs de s'intéresser au projet qu'on lui soumit. Le 16 juillet 1824, il écrivit à M. Millet, de Gabet, propriétaire du champ de Laplane, déjà nommé par la piété populaire le Champ des Martyrs, lui demanda de s'associer à ses intentions et de céder l'emplacement nécessaire au monument qui devait s'élever sur les fosses des victimes.
M. Millet concéda le terrain désiré et offrit généreusement de contribuer, pour la moitié, aux frais du monument projeté. Il restait à obtenir l'autorisation gouvernementale. Sans souffrir de plus longs délais, le sous-préfet d'Orange écrivit au préfet de Vaucluse, le 17 juillet 1824. «Les ossements sacrés des victimes de l'atroce commission d'Orange, ne sont point délaissés, profanes et exposés aux insultes du fanatisme révolutionnaire... M. Millet, propriétaire de ce champ, le regarde comme un dépôt, dont la garde lui est confiée. Il a pris toutes les précautions pour que la charrue ne bouleverse pas les cendres de ces martyrs de la religion et de la fidélité... J'ai été le compagnon et l'ami des infortunés dont un sanguinaire tribunal composé de juges étrangers à cette ville a versé le sang par torrents. J'ai partagé leur captivité. Ma sœur dont le crime était d'être fidèle à Dieu et aux devoirs qu'elle s'était imposés, en se dévouant à la retraite du cloître, y a péri avec ses compagnes... Les juges du tribunal révolutionnaire envoyèrent au supplice, au gré de leurs cruels caprices, non-seulement les hommes qu'ils pouvaient considérer comme les ennemis de leur sauvage république, non-seulement les femmes qui pouvaient partager les sentiments de leurs époux, mais des vieillards,... de jeunes garçons... et une foule de religieuses qui expièrent de leur vie, le crime d'être fidèles à leurs vœux».
Le 18 mai 1825, une commission nommée par le ministre de l'Intérieur décida que le monument serait érigé non sur les fosses de Laplane, trop éloignées de la ville, mais sur l'emplacement même de l'échafaud, au cours Saint-Martin. Les restes des victimes devaient être transportées dans un caveau pratiqué sous le monument, et la municipalité d'Orange s'associant pleinement à ce projet, fondait à perpétuité deux services religieux qui devaient être célébrés aux dates anniversaires du 19 juin, jour où la Commission tint sa première séance, et du 4 août, jour où elle tint la dernière. Les plans du monument furent dressés par Augustin Caristie [1783-1862], et on se mit à l'œuvre. L'édifice était à peine achevé quand survint la révolution de 1830. Tout ce qui rappelait les fureurs et les excès de la Révolution de 1789, mère ou aïeule de toutes les autres était importun au pouvoir. Une nuit, un réfugié italien pratiqua une mine sous la porte d'entrée. L'explosion fit sauter les bases des colonnes et ébranla les murs. Cette opportune sinon fortuite dégradation devint à dater de ce monument la raison majeure dont usa et abusa le conseil municipal d'Orange, renouvelé et épuré pour solliciter la démolition de l'édifice. Il l'obtint seulement en 1848, dix-huit ans après ses premières démarches. Les corps des victimes n'avaient pas été transportés à Orange. Ils avaient été laissés, ils sont encore, là où le tombereau révolutionnaire les amena, vers 7 heures du soir, pendant que la foule des patriotes déroulait autour de la guillotine, aux accents du Ça ira, sa sinistre farandole, et que certains énergumènes accordaient leurs violons pour donner aux parents et aux familles des victimes une sérénade nocturne !
Sur l'emplacement occupé par l'échafaud, où, pendant quelques années, se dressa le monument du souvenir et de l'expiation, s'élève aujourd'hui le théâtre municipal. Ainsi, aux lieux sanctifiés par l'immolation des martyres, le mal prend, à certains soirs, sa revanche et contribue à faire perdre aux générations qui n'y pensaient déjà plus guère, le souvenir du passé, dans l'impiété et la luxure du temps présent !
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[Note de bas de page.]
* Cette chaire a été rendue au culte à l'occasion des fêtes de béatification des Martyres, le 25 juin 1925. Monseigneur de Llobet, archévêque d'Avignon, y a prononcé, le prèmier, l'éloge des nouvelles bienheureuses.
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Gravure 9 : Vue de la chapelle de Grabet sur le tombeau de martyres.
Gravure 10 : Intérieur de la chapelle de Gabet.
«Les trente-deux Martyres d'Orange» :
Index ; Chapitre 6
[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]