«LES [BIENHEUREUSES] TRENTE-DEUX MARTYRES D'ORANGE»
DE J. MÉRITAN ; CHAPITRE 6


CHAPITRE 6 : LA GLOIRE


L'Auréole du martyre.

Les saints, à peine sont-ils descendus dans la tombe, reçoivent de la piété populaire l'hommage d'une secrète vénération. À leur souvenir s'attache une louange qui les caractérise et les décore d'un titre particulier. Sans devancer le jugement de l'Église, on les invoque discrètement comme les représentants et les dispensateurs par intercession des forces spirituelles, comme des protecteurs dont on aime à chanter les louanges, et à admirer les exemples.

Les martyres dont nous écrivons l'histoire ont recueilli tout aussitôt cet hommage contenu, cette auréole populaire dont l'Église elle-même ne manque pas de s'informer dès les premiers actes de la canonisation. C'est qu'en effet, à la vénération que leur vie inspirait s'est ajouté tout de suite l'admiration la plus vive pour leur mort héroïque.

Les contemporains ne s'y trompèrent pas. C'était bien pour la défense de leur foi, à cause de leur attachement à leurs vœux qu'on les immolait. Tout autre motif fut regardé comme un prétexte plus puéril encore qu'il n'était odieux.

Pour donner, il est vrai, à ses réquisitoires une couleur politique, et certaines apparences de légalité, l'accusateur public Viot ne manquait pas de parler de conspiration, de manœuvres contre-révolutionnaires, et de requérir au nom de ces délits la peine de mort ; mais outre que la loi du 9 nivôse assujettissant les religieuses à la prestation du serment ne décrétait contre les réfractaires que la peine de la détention, il sentait lui-même si bien le néant de ces griefs qu'il ne manque jamais de parler aussi de fanatisme et de superstitions.

Que signifiait, en 1794, ce mot de fanatisme ?

Dans le langage actuel, il exprime une folie de pensée servie par un zèle outré et violent, et dont le principal inconvénient est de considérer à la lumière trouble de la théorie ce qui se heurte tous les jours aux réalités de la vie pratique. Les genres et les espèces de fanatiques sont innombrables et les mille manifestations de la vie en créent tous les jours de nouveaux. La science, l'art, le sport ont leurs fanatiques, êtres déséquilibrés et amers, exclusifs et tyranniques, dont l'intelligence et l'activité se bornent à leur manie, qu'ils n'entendent pas laisser discuter.

Il en allait bien autrement en 1794. Quand on compulse le recueil des actes d'accusation et des jugements de la Commission populaire on est frappé de ce fait que les juges évitent, avec scrupule, de prononcer le mot de religion, mais qu'ils répètent à satiété ceux de fanatisme et de superstition. Fouquier-Tinville en donna lui-même l'interprétation révolutionnaire, en disant, lors du procès des Carmélites de Compiègne : «J'appelle fanatisme votre attachement à vos croyances, et à vos sottes pratiques de religion». Le fanatisme disait d'autre part, en 1797, Jean-François la Harpe [1739-1803], est la croyance à une religion quelconque : «l'attachement à la foi de ses pères, la conviction de la nécessité d'un culte public, l'observation de ses cérémonies... Les tribunaux avaient une telle habitude de faire de ce mot de fanatisme, un titre de condamnation légal, que cent mille procès-verbaux de détention ne portent que ces mots : prévenu de fanatisme, soupçonné de fanatisme, et si l'on en veut une preuve supplémentaire il suffit de lire les listes imprimées des détenus, listes signées par le Comité de Salut Public. On verra une foule de prisonniers, hommes, femmes, filles, condamnés à la déportation comme entachés de fanatisme, voyant des prêtres, recevant des prêtres, sans qu'il y ait jamais aucune espèce de délit».

L'accusateur public, en les traduisant devant leurs juges, le tribunal en les envoyant à la mort, ne pensaient donc punir dans la personne de nos martyres qu'un délit et qu'un fait : le délit créé par les lois féroces de prairial et de nivôse, le fait dont les bienheureuses se faisient une gloire, la fidélité à leurs croyances et à leurs vœux. Vainement, à certaines heures, le président voulut-il leur arracher l'aveu de préférences politiques. «Aimes-tu le roi ?» demandait-il à la converse Madeleine Talieu (Sœur Saint-François du Saint-Sacrement). Et la religieuse, pressentant le piège ou le dédaignant, répondait «J'aime mon prochain». — L'amour du prochain n'étant pas encore une preuve de fanatisme, la sœur Talieu ne fut condamnée qu'à la prison. — Quant à la Révolution, à la République, c'étaient pour nos martyres, dont l'existence s'était écoulée à l'ombre du cloître, des mots dont elles ne se préoccupaient pas de pénétrer le sens. Certes, depuis leur dispersion, elles les avaient entendu prononcer bien souvent. Ce qu'elles en retenaient c'est que l'avènement de ces choses était associé aux persécutions dont elles avaient souffert, à la présence de l'intrus dans le sanctuaire, à l'exil et à la déportation des prêtres fidèles, aux saturnales sacrilèges, à tout ce qui, depuis deux ans, avait meurtri leur âme et dévasté leur vie. Elles ne protestaient donc pas, et le contraire eût été surprenant, quand l'accusateur public leur reprochait leur fidélité à l'Ancien Régime. Ce régime abhorré c'était pour elles le temps béni où elles étaient libres de se donner à Dieu et de servir les pauvres. Elles ne protestaient pas davantage quand il les accusait de menées contre-révolutionnaires : la Révolution avait détruit leurs couvents, dispersé leurs compagnes, ouvert dans leurs yeux la source des larmes. La Révolution c'était, pour elles, la haine de ce qu'elles avaient toujours aimé, de leurs congrégations, de leurs engagements, de leur Dieu. Mais de ce qu'elles gardèrent le silence, il ne serait pas permis de conclure que, jetées dans le monde, elles s'y employaient réellement à conspirer. Si la République et la Révolution représentaient les puissances de l'enfer et les suppôts de Satan, la faute en était non à elles, mais à ceux qui s'en déclaraient les instruments, et qui faisaient au nom de ces deux mots, office de geôliers et métiers de bourreaux.

Or, c'est assez pour le martyre, dit Benoît XIV (de Beatificatione, III, XIII, 7), «si le tyran ou le persécuteur est réellement poussé par la haine contre la foi, quoiqu'il allègue un motif tout différent, et qu'il dise que c'est pour ce motif qu'il a infligé la mort». Néron et Dioclétien n'ont ils pas en effet immolé des chrétiens, parce qu'ils étaient chrétiens, mais sous le prétexte qu'étant les ennemis des dieux, ils étaient aussi les ennemis de César et de l'Empire ?

Le fanatisme reproché à nos martyres n'était donc en réalité que de la fidélité. Il s'agissait alors de savoir qui l'emporterait de Dieu ou de Satan, et la lutte sauvage entamée par les persécuteurs au nom de la Liberté qui n'avait rien à y voir, de la Fraternité qui ne pouvait guère reconnaître dans les exécutions, les déportations ou les noyades ses méthodes habituelles, cette lutte devait se terminer par le triomphe du fanatisme laïque sur les pratiques de la foi catholique. Tout se laïcise, tout se fanatise, en effet. Aux fêtes chrétiennes, succèdent les fêtes dites patriotiques. Les saints qui jalonnaient de leurs noms l'ancien calendrier ont fait place aux produits des jardins, des guérets, ou de la basse-cour. La fête de Saint Vincent-de-Paul cède sa place à l'épeautre, la Fête-Dieu au seigle, Noël disparaît devant le chien, l'Assomption devient le jour du lapin, la Circoncision n'est plus que le jour de la thérébentine, la semaine devient la décade, et le dimanche, noyé dans la nouvelle organisation, est remplacé par le decadi.

Il y aura des occasions, cependant, où il faudra, si l'on veut être compris, emprunter quelques termes à l'ancien langage. On s'en tire alors en parlant de la ci-devant messe, de la ci-devant église, des ci-devant saints ou du ci-devant Jésus-Christ.

La géographie entachée sans doute, elle aussi, de fanatisme, sera diligemment épurée. Sainte-Cécile deviendra Cécile la Montagnarde ; Saint-Didier, Pierre Blanche ; Saint-Saturnin, près d'Apt, Saturnin-la-Montagne ; Saint-Léger, Combe-Léger ; Pont-Saint-Esprit, Pont-sur-Rhône ;...

Enfin, pour que l'odieux succède au ridicule, la religion révolutionnaire aura son rituel et son eucologe. On chante dans Paris et dans quelques villes de province, les litanies de la Sainte-Guillotine, protectrice «des patriotes, effroi des aristocrates, machine aimable, machine admirable»... etc... et on ne manquera pas, dans les clubs où l'on jacobinise d'invoquer la Sainte-Montagne et la Sainte-Révolution.

Il est superflu de nous demander de quel côté se trouvaient en ces temps troublés, les fanatiques, c'est-à-dire, les insensés et les fous furieux.

Condamnées pour fanatisme, nos martyres le furent encore pour avoir refusé de prêter le serment de Liberté-Égalité. On sait que la loi du 9 nivôse, an II, avait étendu aux religieuses l'obligation de jurer d'être «fidèle à la nation, et de maintenir la liberté et l'égalité ou de mourir en les défendant». Le milieu politique et social dont cette loi était issue, les conditions dans lesquelles les législateurs l'avaient portée, ne laissaient, à la réflexion, aucun doute sur le but véritable qu'ils se proposaient. Comme nous l'avons dit, la Révolution donnait aux mots un sens tout neuf ; la liberté n'étant rien autre chose que la licence, l'égalité se présentant sous les apparences des plus basses jalousies, et le patriotisme lui-même couvrant de son pavillon toutes les extravagances et les folies les plus sanguinaires. Les bienheureuses regardèrent toujours comme illicite, contraire à leur conscience, destructeur de l'autorité religieuse, le serment qu'on leur demandait. Le sentiment et la conduite des prêtres les plus vénérables exerçant le ministère dans les six diocèses qui ont plus tard formé celui d'Avignon, les affermit dans leur résolution. Plus de trois cents avaient émigré. Les maîtres qui les avaient formés avaient tous refusé le serment. Le saint et prudent abbé Jean-Baptiste Roux, sulpicien, vicaire général et supérieur du séminaire Saint-Charles était réfugié à Rome : et c'est de la Ville Éternelle, source de la lumière, interprète de la théologie et de la morale ecclésiastique, qu'il réfuta le mémoire dans lequel M. Béchet, son prédécesseur à Avignon, et administrateur du diocèse de Paris, soutenait la licéité du serment ; dégageant ainsi la responsabilité de la compagnie de Saint-Sulpice, dont le vénérable M. Emery était alors le supérieur général.

Enfin, le 1er avril 1794, le pape avait fait déclarer par la Congrégation des affaires de France, qu'il «fallait avertir les clercs et les laïques qui de bonne foi avaient obéi à la loi, de mettre leur conscience en sûreté, par ce que, dans le doute, il n'est pas permis de jurer»...

Les martyres d'Orange, impuissantes à discuter théologie, étaient capables d'entendre la leçon, et de profiter des exemples. Leur conscience étrangère aux subtilités de la casuistique s'orientait, comme naturellement, du côté de la lumière, et devant le tribunal, comme à Bollène ou ailleurs, elles persistèrent dans leur refus. «Le serment que vous me demandez est contraire à ma conscience», disaient-elles... «Mes principes religieux me le défendent»... ou encore «J'ai fait serment à Dieu, je n'en ferai point d'autre»... Les juges sentaient qu'établies sur ce terrain, ces âmes héroïques ne cèderaient pas. «Allons, Henriette, disait Fauvéty, à la bienheureuse Henriette Faurie, tu es encore à temps, prête serment. Tu es encore si jeune. Pourquoi vouloir mourir ?... Un mot, un signe de tête, et demain tu retourneras auprès de ta mère».

Ainsi se réalisait, dans le procès de nos martyres, la condition que Benoît XIV réclame comme preuve d'une condamnation en haine de la Foi : «l'impunité et les avantages promis par le tyran au martyr, s'il fait un acte, qui, dans les circonstances présentes, serait regardé comme une apostasie» (de Beatificatione III, XIV).

Cette apostasie que réclamaient les juges n'eût pas seulement réjoui les persécuteurs ; elle eût, aussi, contristé les fidèles. Le peuple chrétien ne faisait pas, lui non plus de la théologie, mais il savait, de son côté, entendre et voir. Les enseignements de ses pasteurs et leur exemple lui donnaient la note juste de l'orthodoxie catholique, et après quelques hésitations, il ne sépara plus, dans son mépris le petit serment, comme on disait, de l'autre : le grand, le serment outrageusement schismatique de la Constitution civile du clergé. Le scandale avait été grand, parmi les fidèles, quand certains prêtres des six diocèses, Avignon, Carpentras, Orange, Cavaillon, Apt et Vaison, avaient juré la Liberté et l'Égalité ; et nous trouvons l'écho de l'indignation populaire dans la disposition suivante du règlement établi par l'administrateur apostolique des diocèses d'Avignon, Orange et Cavaillon : « Article XX. Les prêtres, les religieux et les religieuses qui ont fait le serment de maintenir la Liberté et l'Égalité, ne seront admis à la participation des choses saintes qu'après avoir fait une réparation du scandale qu'ils ont donné aux fidèles».

L'orage passé, la doctrine ecclésiastique demeurait donc la même: le serment de Liberté-Égalité était une sorte d'apostasie, et un scandale. Les bienheureuses qui sont mortes de leur refus sont véritablement les martyres de leur foi catholique.

Elles sont mortes aussi de leur fidélité à leurs vœux. Le soir du dimanche 13 juillet, les juges d'Orange écrivaient au Comité de Salut Public, après avoir fait exécuter la bienheureuse Anastasie de Roquard et cinq de ses compagnes : «Les six béates ont déclaré qu'il n'était pas au pouvoir des hommes de les empêcher d'être religieuses». La bienheureuse Claire Dubas répondait à Fauvéty : «Je suis religieuse et le serai jusqu'à la mort», et nous pouvons lire encore aujourd'hui sur le tableau de renseignements fourni par le Comité de Courthézon contre la bienheureuse Thérèse Consolin : «Avant la Révolution, elle était religieuse à Sisteron et elle veut persévérer dans ce culte. Malgré la loi, ou non, elle saura lutter. À Dieu sa persévérance». En ces quelques mots, la martyre a résumé les sentiments de ses compagnes et ses propres résolutions. Les trente-deux religieuses furent immolées à cause de leur persévérance dans leurs vœux.

Or, cette persévérance entrait d'elle-même en conflit avec la loi. Le 13 février 1790, la Constituante avait décrété : «La loi constitutionnelle du royaume ne reconnaît plus de vœux monastiques solennels de personnes de l’un ni de l’autre sexe; en conséquence, les Ordres et congrégations régulières dans lesquels on fait de pareils vœux sont et demeureront supprimés en France, sans qu’il puisse en être établi de semblables à l’avenir...».

En face de cette proscription, les martyres élevèrent la protestation d'une fidélité inébranlable. Les juges en étalent stupéfaits, ne pouvant comprendre qu'on risquât sa tête par attachement à des choses aussi périmées, et que la loi avait définitivement abolies. Leur étonnement augmentait encore quand ils entendaient la bienheureuse Thérèse Consolin leur dire : «La loi humaine ne peut me commander ce que la loi divine défend». Et comme la plupart d'entre eux avait eu une enfance pieuse, à l'ombre des clochers et dans la fréquentation des Messieurs prêtres, ils risquaient une argumentation : «Nous avons fait observer, écrit Fauvéty, que parmi ces vœux se trouvait celui de l'obéissance, que Saint Paul lui-même avait dit, en rappelant les paroles du Christ, qu'on devait l'obéissance au souverain même injuste, et qu'ainsi leur refus de serment pouvait être considéré comme une révolte contre le peuple souverain»... etc. Ces sophismes ont fait en tout temps les martyrs de la Foi. César et sa fortune, le peuple et sa souveraineté, la République et la Révolution, autant de mots, recouvrant les pires apostasies, autant de pièges dont les héros chrétiens surent éviter le danger.

C'est donc volontairement et parfaitement éclairées sur les conséquences de leur refus, que les martyres repoussèrent le serment et la sécularisation. La parole qu'on essayait de faire naître sur leurs lèvres, le geste que l'on attendait de leur lassitude, n'était pas seulement, elles le comprirent dès l'abord, une désertion de leurs plus saints devoirs ; c'était surtout un engagement à la nouvelle religion d'État ; à ce culte de l'Être suprême inauguré par Robespierre, ou de la déesse Raison, établi par ce grand fou de Chaumette. Le civisme et la politique étaient là pour cacher le dessein sacrilège. Au fond, c'est à la religieuse et non à la citoyenne que l'on en veut, et on ne les accuse de conspirer contre la République qu'à raison du complot sacré tramé dans leur cœur depuis toujours, d'appartenir à Dieu, malgré la loi, malgré les hommes, malgré tout.

Aussi, elles prévoient la mort, elles s'y préparent, elles la désirent. La loi du 9 nivôse n'envoyait sans doute pas à l'échafaud les religieuses insermentées. Mais à côté de la loi, il y avait les instructions dont, à n'en pas douter, Maignet était porteur, et on sait que ce code secret, à l'usage des juges seuls, assimilait le refus de serment à la conspiration contre la République, «ce qui, écrit Robespierre, est un crime dont la mort est la punition». Auraient-elles eu à cet égard quelques illusions qu'elles les eussent bientôt perdues. Tous les dix jours, les juges d'Orange faisaient afficher la liste des condamnés pendant la décade précédente, avec le motif de leur condamnation. Or, les noms de 32 religieuses sont, à leur place, sur ce martyrologe, et chacun d'eux précède cette simple mention : «religieuse insermentée».

Les martyres ne comptaient donc pas sur la clémence relative de la loi. Elles étaient assurées, par contre, de la férocité implacable de leurs juges. Sachant ce qu'elles savaient, elles ont gardé la virginité de leur foi, et ont donné leur sang comme le témoignage suprême de leur fidélité. Elles sont de vraies, d'authentiques martyres.

Est-il permis de dire qu'avant d'accepter l'inévitable, elles ont tenté de s'y dérober, qu'elles ont discuté avec leurs juges, plaidé leur cause, et donné leur tête par le seul motif qu'elles étaient impuissantes à la sauver? Nous ne trouvons pas trace de ces préoccupations ni de ces efforts. D'autres religieuses les avaient faits, pourtant, et devant cette même Commission populaire. L'histoire a conservé le nom d'une sœur de la Miséricorde du couvent d'Avignon, Émilie Nogaret, insermentée elle aussi, et dont la hardiesse lui évita l'échafaud. Les juges l'avaient condamnée à mort. — «En vertu de quelle loi» leur dit-elle ? Et comme ils hésitaient à répondre, devant le tribunal ébahi, elle tire de sa poche la loi de nivôse, lit l'article 3 qui condamne les religieuses insermentées à la prison : «La loi, ajoute-t-elle, nous punit de prison et non pas de mort» ; puis, placide, elle se rassied, au milieu des murmures sympathiques de l'auditoire. Pour une fois, les juges furent humains et la sentence fut commuée.

Nos martyres n'ont pas eu de ces gestes, légitimes cependant, et qu'on ne saurait reprocher à celles qui les employèrent à sauver leur vie. Pour nos bienheureuses, la condamnation était une aubaine et la mort un profit. Mori lucrum. Elles ne consentirent pas à y renoncer.

«Il ne suffit pas, ajoute Benoît XIV (de Beatificatione 1. XIII cap. XVIII), pour être inscrit au catalogue des Martyrs, que la mort ait été acceptée volontairement pour le Christ, ni qu'elle ait été infligée en haine du Christ et de la Foi ; il faut aussi que le martyr ait persévéré avec une patience invincible dans cette volonté, jusqu'à la mort, jusqu'à l'acte où la mort est infligée».

La persévérance dans la patience et jusqu'à la mort, nos trente-deux martyres en donnèrent le plus décisif exemple. L'histoire de l'Église est pleine de récits de martyre où l'on voit le confesseur de la Foi, saisi, jugé, condamné, exécuté en l'espace de quelques heures ou de quelques jours. La mort le frappe en plein enthousiasme, sans donner au temps la faculté d'éteindre la flamme magnifique. Nos bienheureuses, elles, ont vécu, dix-huit mois dans la pensée, le désir et la persuasion du martyre. Elles ont commencé à le souffrir, lors de leur dispersion. La pauvreté et la détresse les aidèrent à s'acheminer vers l'échafaud, et ne faut-il pas ajouter à ces souffrances du corps les angoisses de l'âme, privée de tout secours spirituel sevrée de l'Eucharistie et de la confession ? Leur vie de proscrites et de recluses, leur mort de martyres a donné au texte que nous venons de citer le plus beau commentaire.

Pour toutes ces raisons, confusément entrevues mais très vivement senties, le peuple chrétien les a, dès la première heure, dans le secret de son cœur invoqué comme des martyres. Depuis le paysan pieux s'inclinant devant elles, et demandant qu'on lui laissât baiser l'extrémité de leurs vêtements, «comme ceux d'autant de saintes», jusqu'au dernier acte de leur procès de béatification, une chaîne ininterrompue de louanges s'est nouée autour de leur mémoire.

Leurs familles ont conservé les objets leur ayant appartenu ou ayant été à leur usage. Un prie-Dieu, une «Semaine Sainte», une médaille ayant servi autrefois à la bienheureuse Henriette Faurie, un livre de prières portant encore le nom de la bienheureuse Madeleine de Guilhermier, un crucifix et une statuette de la Vierge, des bienheureuses de Justamond, deux lettres de la bienheureuse Thérèse Consolin, sont autant de reliques — les seules qu'il soit aujourd'hui possible de vénérer — que les familles des martyres conservent précieusement comme le trésor et la sauvegarde du foyer.

Si leurs corps sont aujourd'hui en poussière et ne peuvent plus offrir à notre vénération qu'une cendre mêlée à toutes les autres cendres, leur tombeau est là, recouvrant à n'en pas douter leurs restes vénérables. Ces tombes sont l'objet d'un pèlerinage annuel. Avant leur béatification la louange officielle ne s'y était pas encore donné libre cours, la messe des morts y était célébrée à l'exclusion de toute autre, mais depuis le premier jour on appelle l'oratoire de Gabet, la Chapelle des Martyrs, et le champ qui possède leurs corps, le Champ des Martyrs. La piété populaire actuelle rejoint la dévotion des témoins de leur mort et de leur sépulture. «Les bons chrétiens d'Orange et du pays environnant, écrivait en octobre 1794 André Taranger de Piolenc, allaient pendant la nuit prier pour l'âme de ceux qui avaient été guillotinés à Orange et qui avaient été ensevelis dans des fossés, sur le territoire de Laplane. Les bons chrétiens espéraient voir des miracles sur les tombeaux ; voilà pourquoi ils ne cessaient pas d'y aller toutes les nuits».

Les historiens qui ont eu à raconter la mort héroïque des trente-deux religieuses n'ont pas cru devoir dissimuler l'opinion populaire. Ils s'en sont, au contraire faits les hérauts, lui ont prêté le secours de leur conviction et de leur talent. Les abbés Louis Bouyac, Siméon Bonnel, Redon et Charles Grimaud, avant eux l'abbé Étienne-Antoine Granget, historien du diocèse, ont appelé martyres ces pures victimes que tout le monde appelait ainsi, et l'abbé Rohrbacher lui-même parle avec une égale vénération du martyre des religieuses de Compiègne et du martyre des religieuses de Bollène.

Ces auteurs, relativement modernes, ont d'ailleurs été l'écho des premiers historiens. Ceux-ci plus rapprochés des évènements, placés à la source des traditions et des témoignages ont salué nos bienheureuses du même titre.

Six mois après leur mort, le 19 janvier 1795, l'abbé Tavernier de Courtines, ancien aumônier des Sacramentines de Bollène, et pour lors administrateur du diocèse de Saint-Paul-Trois-Châteaux, adressait aux prêtres exilés pour la Foi, du même diocèse, une lettre circulaire, datée de Pise contenant le récit succinct, mais énergique du «Martyre de nos religieuses héroïques», récit qu'il terminait par ces mots : «Ainsi ont pleinement triomphé nos Vierges Martyres... Nous ne négligerons pas, ajoutait-il, de savoir, nos très chers collègues et coopérateurs, le jour précis auquel Dieu s'est glorifié si parfaitement dans ses dignes épouses, et nous aurons soin de vous en informer, afin que, annuellement chacun de nous célèbre ce jour, à jamais mémorable, avec actions de grâce et avec ferveur».

Cette autorité, de premier ordre, a servi avec juste raison aux historiens suivants. Elle leur a permis de parler des martyres d'Orange sans craindre de heurter la vérité, ni de blesser la vraisemblance. Ils s'exposaient d'autant moins à le faire qu'ils pouvaient avoir connaissance d'une relation manuscrite du «Martire des religieuses de Bollène et autres du temps de la Terreur, arrivé le 14 août 1794». Si le titre qui n'est pas de la même main que le reste de la relation est en partie inexact - la Terreur ayant pris fin avec Robespierre au 9 thermidor ; et le martyre des religieuses étant antérieur à cette date — le récit lui-même porte les plus évidents caractères d'authenticité.

Ce caractère se retrouve et sans contestation possible dans les Relations que les Sacramentines de Bollène conservent dans leurs archives comme les titres les plus précieux. Toutes saluent les victimes comme des martyres, et dans les actes de décès de la communauté, une place spéciale est faite aux bienheureuses sous le nom si expressif et si vrai «Le Mortuaire triomphant». Des manuscrits et des livres qui racontent leur mort, des couvents où se garde avec un soin fraternel la mémoire de leurs derniers jours, la réputation des martyres s'est étendue dans l'Église universelle, donnant aux simples fidèles aussi bien qu'aux religieuses et aux prêtres, le plus bel exemple de la constance dans la Foi. «Martyr, écrivait déjà Saint Ambroise, cum patitur non sibi tantum patitur, sed civibus ; sibi enim patitur ad prœmium, civibus ad exemplum» — soit «Le martyr qui souffre ne souffre pas seulement pour lui, il souffre encore pour les autres ; sa souffrance lui assure la récompense, mais elle est un exemple pour tous».


Les Grâces spirituelles et temporelles.

Ainsi parlait trois siècles environ après les premières persécutions, le saint évêque de Milan. Il nous sera sans doute permis, au souvenir de la glorieuse passion de nos martyres, de reprendre sa parole et de la compléter. Si le martyr ne souffre pas seulement pour lui, il n'est pas non plus glorifié pour lui seul. L'auréole sanglante dont son front se pare est une promesse d'intercession tout autant qu'un signe de gloire, et dans ses miséricordieux desseins à notre égard, la Providence a voulu que le martyre de nos bienheureuses devint lui aussi une source de bénédictions.

Elles sont tombées, ces bénédictions, sur l'âme et sur le corps: sur l'âme qu'elles ont sanctifiée ou convertie, sur le corps dont elles ont apaisé ou guéri les souffrances, et c'est de cette admirable action des martyres de notre pays que nous voudrions maintenant parler.

Enfermées à la prison du Cirque pour les quelques heures qui séparaient la sentence de son exécution, elles y rencontrèrent, nous l'avons dit déjà, la désolation et le désespoir. Les condamnés laissaient derrière eux des êtres tendrement aimés. La vie elle-même, leur apparaissait, à l'heure où Dieu leur en demandait le sacrifice, comme le plus grand des biens, et l'échafaud qui allait en quelques instants en trancher le cours, comme le plus horrible des maux. Ils pleuraient donc et ils gémissaient comme pleurent et gémissent les mourants dont les yeux demeurent ouverts à la vie, et dont l'esprit est assez lucide pour qu'ils n'ignorent rien du déchirement de la dernière heure. Les bienheureuses martyres prièrent pour eux, et nous avons vu l'une d'elles, demeurer longtemps, les bras en croix pour obtenir à un pauvre père de famine la grâce de se résigner, pour l'aider à se réconcilier avec la mort. Première et touchante intercession des saintes âmes qui se préparaient à remonter vers leur Dieu, et qui dès avant d'en avoir franchi les portes, faisaient descendre sur la terre le calme et la paix du Paradis...

Il y eut un moment où leurs prières revêtirent une forme plus auguste. Après avoir obtenu une mort paisible à leurs compagnons de supplice, elles obtinrent une mort chrétienne à ceux qui en étaient les auteurs. Leurs juges furent jugés à leur tour ; à leur tour, ils furent condamnés et pour eux se dressa la sinistre machine dont ils avaient célébré les mérites et chanté les litanies. Parmi les membres de la Commission populaire trois se convertirent et moururent repentants et résignés. Ce furent Viot, l'accusateur public, qu'à cette occasion on avait débarrassé de son sabre nu, Ragot, le juge ivrogne et borné qui ne savait dire qu'un mot : la mort! et faire un seul geste, le mouvement du couperet tranchant les têtes, et Barjavel, adjoint et conseil de Viot. De ces monstres l'intercession de martyres a fait des élus. De quelle façon ils ont accepté la mort, comment ils ont pleuré leurs crimes, la relation de l'abbé Garilhe qui les accompagna à l'échafaud nous le dira. Nous en transcrivons ici, pour la gloire des martyres et l'édification du lecteur, les passages essentiels :

«En 1795, dans le courant du mois de juin, Ragot, menuisier à Lyon, l'un des juges du tribunal révolutionnaire d'Orange, ayant entendu la sentence de mort, portée contre lui et ses collègues par le tribunal criminel d'Avignon, demanda à tous ceux qui l'entouraient s'il ne pourrait pas, avant l'exécution de son jugement se procurer un prêtre catholique insermenté, qui l'ouït en confession. Arrivé dans la prison, il fit la même demande. À cinq heures du matin, du jour de son exécution, vint un prêtre qui le confessa, ainsi qu'un de ses collègues, nommé Barjavel de Carpentras. C'est alors que le soussigné, prêtre catholique... se rendit auprès des prisonniers pour leur offrir les secours spirituels, et s'étant adressé à Ragot, un des plus contrits, il apprit de lui qu'il s'était déjà confessé ; mais lui ayant raconté pour le satisfaire l'histoire de sa persécution, le prisonnier prit, de là, occasion de demander à un des assistants si le premier prêtre arrivé ne serait point assermenté. On lui répondit qu'il passait pour tel : ce qui le porta à conjurer le soussigné de lui faille renouveler sa confession : à quoi celui-ci se prêta tout de suite à sa grande... édification.

«Alors, le pénitent, rempli de consolation voulut faire partager son bonheur au nommé Viot, son compagnon d'infortune... Viot touché de ses exhortations et de l'onction qui les accompagnait, se décida à suivre son exemple et se confessa au soussigné...

«Le soussigné ayant été prendre chez lui un rituel et un crucifix... étant retourné aux prisons, il présenta d'abord le crucifix à Ragot, qui s'écria à l'aspect de ce signe sacré de notre rédemption, qu'il était indigne d'y porter la bouche parce qu'il l'avait trop outragé ; il le baisa pourtant... mais se sentant comme accablé sous le poids de ses crimes, et étant tout baigné de ses larmes, il s'écria en sanglotant que Dieu ne lui pardonnerait pas tant de forfaits et il se jeta par terre... Le soussigné eut, cependant, le bonheur de ranimer entièrement sa confiance... Il lui présenta le crucifix à plusieurs reprises, et Ragot le baisa amoureusement en l'arrosant chaque fois de ses larmes. Ses deux compagnons convertis en firent autant à leur tour...

«Ces trois malheureux continuèrent de donner des marques d'un grand repentir et prièrent le prêtre d'écrire à leurs femmes pour les instruire de leur conversion, et les engager de leur part à élever leurs enfants dans les principes de la religion catholique.

«Le soussigné, voyant leurs bons sentiments prit sur lui de les accompagner (à l'échafaud) en tenant le crucifix, sous son habit de manière qu'ils pouvaient l'apercevoir. Ils récitèrent avec lui le Miserere pendant le chemin... avec beaucoup de recueillement et une grande componction.

«Arrivés au pied de l'échafaud, Ragot, quoique le dernier, courut pour monter le premier, sans doute pour encourager ses compagnons à mourir... Barjavel qui avait été engagé à parler sur l'échafaud en faveur de la religion, s'étant mis en devoir de le faire, le peuple qui croyait qu'il allait se justifier, lui coupa la parole et l'empêcha de parler ; il eut probablement dit de belles choses dont on a été privé.

«La conversion de ces trois juges... est un beau triomphe pour la religion catholique sur le philosophie, sur la sans-culotterie et sur les prêtres constitutionnels. Il faut espérer que M. de la Harpe en tirera parti».

Nous avouons ignorer le parti que M. de la Harpe en a tiré : mais si l'apologétique est autorisée à faire valoir, par cette conversion, les beautés de la religion, nous sommes fondés, par ailleurs, à en faire honneur à nos martyres, à bénir leur intercession, et à fortifier notre confiance en leur pouvoir.

Tandis que Viot, Barjavel et Ragot mouraient en pécheurs repentants, des phénomènes étranges se produisaient sur les tombes des martyres.

Vers le soir, au dire d'André Taranger de Piolenc, dont nous avons rapporté déjà quelques souvenirs, «on voyait de loin, sur le lieu de leur sépulture, des lumières briller pendant la nuit, on croyait apercevoir des formes humaines s'avançant en procession, mais à mesure qu'on s'approchait pour éclaircir le mystère; on trouvait l'endroit silencieux et désert.» Certes l'Église ne s'est pas prononcée sur ce fait, et nous n'aurions garde de devancer son jugement. Rien n'est impossible à Dieu et S'il lui avait plu de manifester de cette façon la gloire de Ses servantes, nous n'aurions aucune objection à élever. La réalité du phénomène ne nous paraît, d'ailleurs, pas contestable. Des témoins dignes de foi, les deux frères Tacussel, âgés de 81 et de 74 ans en 1904, et Mlle Émilie Arnoux, qui avait 84 ans à la même époque, ont affirmé tenir le fait de leur grand'mère qui, lors de la Révolution, avait 25 ans, était mariée et habitait le quartier. N'y eût-il dans ces témoignages qu'une interprétation pieuse d'un phénomène naturel, qu'ils établiraient à eux seuls la foi populaire à la gloire des martyres et à la possibilité de miracles sur leurs tombes.

Cette lumière planant sur leur tombeau est en effet un symbole. Les âmes ont été éclairées et converties par leur intercession, et sur ce point, il ne saurait y avoir échappatoire ni objection. Voici deux circonstances où elle a plus manifestement apparu.

En 1906, à Monnieux, petite paroisse du canton de Sault, au diocèse d'Avignon, vivait un homme de 65 ans, le nommé A..., entrepreneur de routes de son état, et par ailleurs un des plus fameux mécréants de l'endroit. Honnête homme selon le monde, non seulement il avait, depuis son enfance, délaissé toute pratique religieuse, mais faisant volontiers parade de son incrédulité, se donnant comme esprit fort, il scandalisait la paroisse par ses quolibets et ses sarcasmes impies.

Ce fanfaron d'impiété tomba malade, et tout de suite son état fut très grave. Sa fille, chrétienne humble et pieuse, tenta vainement de ménager au curé de la paroisse accès auprès de son père. À toutes les tentatives, il opposait un refus farouche ; quant aux exhortations, il les accueillait avec des blasphèmes. Les jours s'écoulaient cependant, et la maladie faisait de continuels progrès. Navrée et impuissante, la fille du malade eut recours aux trente-deux martyres. Elle se procura une image portant leurs noms, la donna à son père qui la reçut d'abord comme un souvenir et un objet de curiosité, demanda à ses amies de prier avec elle nos bienheureuses, et poussa le zèle jusqu'à la témérité en invitant le malade à s'unir à une neuvaine qu'on faisait pour lui aux religieuses martyrisées. La neuvaine n'était pas terminée que le malade demandait lui-même le prêtre, se confessait et recevait les sacrements dans les dispositions les plus édifiantes.

Il vécut encore près d'un mois, persévérant dans ses bons sentiments, recevant tous les jours la visite de son curé, et un jour que celui-ci avait omis sa visite quotidienne, s'inquiétant s'il n'aurait pas été fâché de sa conduite avant sa maladie, déplorant même l'hostilité qu'il lui avait alors témoignée à propos de la loi de séparation (9 décembre 1905). Pendant ces journées d'attente, il se préparait à la mort, parlant fréquemment des trente-deux martyres et se recommandant à leur intercession. Il mourut enfin le 2 janvier 1906. Toute la paroisse édifiée de sa conversion, assista à ses funérailles deux jours après.

Le second fait a eu pour théâtre la paroisse d'Étoile au diocèse de Valence. Le vénérable curé écrivait le 20 mars 1903 à sa petite nièce, Mlle Baptistine M..., habitant Orange, et âgée à cette époque de 25 ans :

«Dans ma paroisse, au spirituel, les choses se conservent en l'état, avec ce mélange de bien et de mal qui est le propre de notre époque de luttes et d'impiété. Les mauvais s'agitent énormément.

«La politique fait bouillonner les têtes et les tourne à l'envers. J'ai bien peur que nos Pâques prochaines se ressentent de cette fâcheuse division des esprits. Malheureusement ici comme ailleurs, les catholiques sont timides et mal aguerris. Quel sera le résultat de notre retraite pascale ? Elle s'ouvrira dans huit jours et j'ai peine à me rassurer à ce sujet... Une idée me vient. Prions ensemble les victimes du tribunal d'Orange d'écarter les maux qui nous menacent. Cette pensée me vient comme une inspiration soudaine. Une intention particulière pendant neuf jours.» Préoccupé en même temps du sort de ses écoles chrétiennes, le vénérable curé d'Étoile ajoutait : «Nos Frères et nos Sœurs sont sous le coup de leur dispersion. Quel coup terrible pour les enfants livrés bientôt à des maîtres impies... Prions ensemble les trente-deux religieuses martyrisées à Orange d'écarter les maux qui nous menacent.»

Répondant à cette invitation, les dames M... firent une neuvaine de prières, communièrent pendant neuf jours, et allèrent en pèlerinage à la chapelle de Gabet.

Deux mois après M. le curé écrivait à sa nièce : «Je te sais bon gré, ainsi qu'à ta mère d'avoir prié les chères religieuses martyres d'Orange pour les Pâques des hommes... Nous n'avons pas eu à constater de défaillances et c'est bien appréciable. On n'a pourtant rien négligé pour entraver le succès de la retraite et pour empêcher les hommes de s'y rendre... Quant aux Frères, ils sont partis, mais leur école continue sous la direction du Directeur sécularisé. Les religieuses n'ont encore rien reçu pour la fermeture de leur école.»

Ces conversions, ces grâces de persévérance ont éclaté aux yeux de tous : il en est d'autres qui demeurèrent cachées parmi les familles qui en furent les bénéficiaires, ou dans le cœur de ceux qui les reçurent.

En 1904, on déplorait vivement dans une famille de Monteux qu'un de ses membres, sourd aux exhortations les plus pressantes, engagé par ses passions dans une voie funeste, demeurât loin de Dieu, et compromit comme à plaisir son salut éternel. Les avis réitérés fortifiés par des menaces, celles-ci suivies, d'ailleurs, à brève échéance d'exécution, n'avaient pu déterminer un changement, bien loin qu'elles eussent opéré une conversion, dans la vie de ce pécheur obstiné. La curie archiépiscopale travaillait alors à l'introduction de la Cause de nos martyres. La famille du prodigue, qui avait elle-même souffert pour la Foi pendant la Révolution, se persuada justement que les martyres exauceraient plus volontiers ses prières ; elle commença à les invoquer. À dater de ce moment, les dispositions du pécheur s'améliorèrent peu à peu. Au bout de quelques semaines tout désordre avait cessé, et par surcroît, l'âme obstinée ayant radicalement changé sa voie, se donnait tout entière à l'œuvre de sa régénération spirituelle.

Ne soyons donc pas surpris si les bienheureuses empressées à ramener au bercail les brebis qui s'en écartaient, aient favorisé leur propre famille d'intercessions et de grâces spéciales. Les descendants des martyres, ceux du moins dont nous avons connaissance perpétuent, pour la plupart dans leurs paroisses, les traditions de foi et de piété chrétienne auxquelles ces saintes filles ont donné le témoignage de leur sang. À Bollène, à Sérignan, à Sainte-Cécile, à Orange, et ailleurs des noms qui sont sur toutes les lèvres sont portés par des familles qui pratiquent et défendent généreusement leurs croyances religieuses. Mais il est une grâce que nos bienheureuses ont eu plus spécialement à cœur d'obtenir à leur parenté terrestre : c'est la grâce de l'appel de Dieu, l'honneur de la vocation sacerdotale et religieuse. Des vocations en fleurs dans les familles de Gaillard et de Guilhermier, le sacerdoce complètement épanoui chez d'autres, sont là pour le prouver. Un vénérable dominicain et deux carmélites dans la famille de la bienheureuse d'Alauzier ; — un jésuite, petit-neveu des bienheureuses Deloye et Minutte ; l'abbé Albéric de Faucher, mort il y a quelques années, chapelain de Notre-Dame-de-Vie à Vénasque, petit-neveu de la bienheureuse Anastasie de Roquard; — le Père Adrien, mort religieux cistercien à Lérins, et sa sœur, prieure de Notre-Dame-des-Prés à Reillanne au diocèse de Digne, petits neveu et nièce de la bienheureuse Élisabeth Pélissier ; — dans la famille de la bienheureuse Henriette Faurie : Mgr Faraud, mort le 21 septembre 1890, évêque d'Anemour et vicaire apostolique d'Athabaska-Makenzie, ainsi que son neveu, l'abbé Daniel, mort curé de Visan, un vénérable sulpicien et s'il nous est permis de l'ajouter, un ancien élève de l'École des Chartes, ordonné prêtre à 48 ans, l'année même de la béatification de son arrière grande-tante ; — dans la famille de la bienheureuse de Peyre une carmélite ; — et enfin, de nos jours, l'abbé Pellegrin, jadis chanoine d'Avignonon, petit-neveu de la bienheureuse Thérèse Talieu, furent ou demeurent parmi nous les témoins vivants de la tendre et puissante sollicitude de nos martyres.

Et maintenant, quittons le royaume invisible des âmes et suivons sur le domaine de la souffrance physique les effets de la compatissante intervention de nos bienheureuses. Les témoins dont nous avons la relation sous les yeux sont des plus honorables, et leurs dépositions faites devant les juges de la Cause, sous la foi du serment, sont des plus véridiques et des plus édifiantes. Nous en choisissons deux, laissant à leurs auteurs la touchante simplicité de leur récit.

Le frère d'une religieuse du Saint-Sacrement de Bollène, Sœur Marie Augustine, lui écrivait le 18 janvier 1906 :

«Je viens te rappeler deux faveurs obtenues dans notre famille par l'intercession de nos saintes religieuses martyres de Bollène.

«Une des sœurs de ma femme, Rose Henriette, âgée d'environ 30 ans, était atteinte d'une pneumonie. Après la mort de mon fils, notre cher Victor, 1er novembre 1904, elle allait chaque semaine de mal en pis, et dans un tel état de faiblesse, qu'au commencement de décembre 1904, on perdit tout espoir de la sauver. Le plus grand malheur était qu'elle persistait à vouloir attendre d'être bien pour accomplir ses devoirs de chrétienne.

«Ma pieuse femme se dépensait de toute manière pour le lui persuader, en même temps qu'elle lui prodiguait ses soins et ses veilles, ainsi que le réclamait son état.

«Alors nous souvenant des saintes religieuses martyrisées à Orange, nous les priâmes de prendre en pitié le corps et l'âme de notre belle-sœur. C'était dans la semaine de l'Immaculée Conception, et cette prière fut vite exaucée. Dès le soir, les exhortations de ma femme sont mieux reçues par la malade ; alors profitant d'un moment favorable, ma femme va chercher le prêtre M. l'abbé G... et bien qu'il fût 10 heures et demie du soir environ, elle fut administrée. Le docteur constata les jours suivants un état stationnaire, puis un mieux progressant de semaine en semaine ; enfin, deux mois après, elle commençait à reprendre la vie ordinaire et son travail d'aiguille.

«Peu de temps après, notre autre belle-sœur Isabelle Gavard, malade depuis assez longtemps du diabète, fut obligée d'aller loger à la campagne : chemin de la Madrague 49, dans la banlieue de Marseille. Elle avait eu plusieurs crises et donnait de sérieuses inquiétudes. Le mal empirant rapidement, vers le milieu de janvier 1905, une crise la laissa paralysée, privée de la parole, et complètement à bout de forces. On fait appeler son fils, docteur et résidant en Algérie, bien que l'on eût peu d'espoir qu'il puisse retrouver sa mère vivante. À ce moment... j'élève encore une fois ma pensée vers nos saintes martyres, et je les supplie d'avoir pitié de l'âme et de la santé de notre belle-sœur, car il y a également certaines difficultés par là-bas pour la réception des sacrements. Tout obstacle est déjoué, et le même jour elle peut être administrée.

«Très peu de temps après, un mieux sensible et progressif est venu dissiper toute crainte, si bien que son fils avouait avoir plus de crainte à ce moment pour son père, dont la santé avait été fortement ébranlée par de telles épreuves, que pour l'état de sa mère.»

Le signataire de ces lignes M. Toiche était un excellent chrétien et le vicaire de sa paroisse ajoutait qu'il le considérait comme le modèle des paroissiens.

Il ne serait d'ailleurs pas nécessaire d'aller chercher à Marseille des motifs de confiance et des sujets d'édification. Une petite-nièce de la bienheureuse Gertrude d'Alauzier écrit de Carpentras le 6 juin 1904 :

«Sujette à des crises d'asthme, j'avais passé un très bon hiver ; le 2 mars je fus reprise de mes fatigues plus tenaces, presque continuelles, avec crises aiguës se répétant plusieurs fois chaque jour.

«L'état s'aggravait toujours et m'avait mise dans un tel état de faiblesse que je ne pouvais quelquefois même pas porter la cuiller à la bouche : on me faisait boire et manger.

«Le 14 mai nous fîmes venir un spécialiste de Lyon, le docteur Rondet, qui prescrivit un traitement. Ce jour-là, nous commençâmes une neuvaine aux religieuses d'Orange, et en particulier à notre tante Gertrude d'Alauzier, afin que le bon Dieu donnât l'efficacité aux remèdes. Ce soir-là, avant le départ du docteur, j'eus une crise si violente qu'il ordonna, si elle se renouvelait, de me faire des injections de morphine.

«Ce fut la dernière ; le mieux se manifesta dès le 15, continua en s'accentuant, tous les jours. Je recouvrai le sommeil, l'appétit ; la respiration devint plus libre, et les sifflements de la poitrine disparurent presque complètement.

«Étonnée et reconnaissante, vers le 23 ou le 24, je dis (un soir) à mes saintes protectrices : «Je voudrais bien savoir si c'est à votre protection que je dois le bien être que j'éprouve; si j'osais, je vous demanderais pour preuve que, cette nuit, je n'ai aucun sifflement ni emphysème.»

«Cette nuit, en effet, je ne sentis absolument rien... J'écris les choses telles qu'elles se sont passées en action de grâces à Dieu et pour montrer la protection des Saintes religieuses, et en particulier de notre tante Gertrude d'Alauzier.» - Marie de B..., née d'Alauzier

On pourrait multiplier, sans sortir de cette famille privilégiée, les preuves de la bienveillante intercession des martyres, rappeler l'amélioration très sensible obtenue pour la santé du fils aîné de Madame de R... lequel obligé d'interrompre ses études, recouvra la faculté de les continuer, après une neuvaine aux saintes religieuses, de la guérison du jeune fils de Madame de P..., lequel, atteint du croup, est rendu à la vie et à la santé, après la même série de prières.

Et l'on ne finirait pas, si l'on tentait de rapporter les grâces intérieures ou extérieures que l'intercession des martyres a mérité à tous ceux qui les leur ont demandées. Décisions sages prises après de longues incertitudes, angoisses ou simples embarras matériels apaisés ou dénoués, affaires compliquées heureusement résolues, mariages chrétiens et inespérés, il n'est aucun de nos petits soucis, aucune de nos minuscules misères dont nos bienheureuses n'aient procuré le soulagement et la fin. Elles demeurent les protectrices et les avocates de leurs familles, de leur ordre, de leur pays, et comme autrefois sur leur tombe, s'allumaient, vers le soir, des flammes mouvantes, sur leur mémoire et sur leur nom brille le glorieux, l'innombrable signe du miracle. Plaise à Dieu que le pays où elles ont vécu, qu'elles ont embaumé de leurs vertus et ennobli de leur mort, voit refleurir en d'aussi prodigieuses existences, d'aussi beaux mérites ! Plaise à Dieu que par leur intercession, les courages s'y raniment, les foyers s'y repeuplent, les mœurs s'y purifient, la liberté des âmes s'y épanouisse, et que Dieu, enfin, y soit le mieux aimé et le plus fidèlement servi !


La Béatification.

Nous devrions arrêter là ces pages consacrées à la bienheureuse mémoire des martyres d'Orange. Il nous reste un mot à dire, cependant. Le 10 mai 1925, au cours de l'année sainte, Sa Sainteté le pape Pie XI accordait à ces pures victimes les honneurs de la béatification. C'était le sceau mis par l'Église à leur œuvre d'édification, la reconnaissance officielle de leurs vertus, la consécration de leur martyre. Commencé en 1904, au tribunal de l'Ordinaire, poursuivi pendant vingt ans, à travers mille difficultés dont la guerre de 1914-1918 ne fut pas une des moindres, il avait projeté sur la vie, sur la mort de ces héroïques épouses de Jésus-Christ, la lumière de la plus rigoureuse vérité, et par la voie des témoignages les plus précis et de l'enquête la plus exigeante, il avait préparé le jour du triomphe. Désormais, les trente-deux religieuses étaient inscrites au catalogue des bienheureux. Longtemps contenu dans le secret des cœurs et dans l'ombre des foyers chrétiens, leur culte pouvait se produire au grand jour : leurs louanges pouvaient être chantées dans les églises et leur panégyrique retentir dans la chaire chrétienne. Cette journée du 10 mai fut une journée de grande joie pour le diocèse d'Avignon, pour la ville d'Orange, pour les couvents et les familles religieuses des martyres. Bollène, Carpentras, Pont-Saint-Esprit, Avignon, Pernes, Sisteron, les villes et les cloîtres sanctifiés de leur présence et encore embaumés de leur souvenir la célébrèrent à l'envi. C'était justice, en vérité.

Mais le prêtre vénérable qui vingt ans auparavant, avait conçu le dessein, préparé les voies, aplani les premières difficultés n'était plus là. Depuis longtemps, Mgr Redon, vicaire général d'Avignon, avait été rappelé à Dieu, homme d'une grande foi, passionné pour nos gloires religieuses locales, employant, sans compter, à les faire connaître : les ressources d'une mémoire prodigieuse et d'une infatigable activité, il avait été l'ouvrier de la toute première heure. Moissonnant à larges brassées les documents et les preuves, il avait un jour apporte sa gerbe à Mgr Sueur, archevêque d'Avignon et lui avait demandé de prier le Souverain Pontife qu'il fût permis de commencer les informations canoniques. À sa suite, les prêtres et les fidèles du diocèse avaient imploré l'introduction de la Cause. Les familles religieuses des victimes avaient joint à ces prières leurs propres supplications, les évêques de France avaient parlé à leur tour et émue de ces accents, l'Église entière, par la voix de ses pontifes, de ses missionnaires, de ses moines et de ses religieuses avait élevé vers le vicaire de Jésus-Christ la même confiante requête. La France, l'Italie, l'Angleterre, l'Amérique, le Canada cette autre France, la Pologne, l'ancien et le nouveau monde, demandent ensemble la faculté de préparer la béatification des servantes de Dieu, martyres de leur foi et de leur vocation.

Parmi toutes ces voix, qu'il nous soit permis d'en faire entendre une. Le grand poète Frédéric Mistral (1830-1914), qui ne devait pas non plus voir la béatification des martyres, pensa qu'il manquait au concert de toutes les langues, l'accent de la langue d'or qu'il avait si amoureusement forgée, et il écrivit, le 7 septembre 1907, à Notre Saint-Père le pape Pie X, de sainte mémoire :

«Paire Santissime, me fau un pious devé d'apoundre ma suplico à la poustulacioun de l'Archevescat d'Avignoun pèr la beatificacioun di 32 mounjo de Bouleno, martirisado en Aurenjo. Se fau qu'un degout d'aigo per coumoula lou vas de la clemenço de la Glèiso, fugue aquéu degout d'aigo la preguiero que depauso i pèd de Vostro Santeta mai-que-mai umblamen, lou felibre prouvençau».

La goutte d'eau que le poète ajoutait à la coupe des supplications, la comblait, en effet. Ému de ces prières unanimes, le Père commun des fidèles et des pasteurs permit qu'on évoquât au tribunal apostolique les informations recueillies par l'Ordinaire. À la diligence du Postulateur de la Cause, Mgr Joseph Meffre, protonotaire apostolique, aujourd'hui décédé, le procès romain commencé en 1908, se terminait, le 19 mars 1925, par la lecture solennelle du décret de tuto. Au cours de ces treize années, la gloire de nos martyres se prépara lentement, parmi les discussions sages et rigoureuses de la Congrégation des Rites, les objections du Promoteur de la Foi, Mgr Ange Mariani, objections que le savant prélat ne multipliait qu'avec le secret désir de le voir toutes réfutées, les répliques de l'avocat, M. Virili, les prières des prêtres et des fidèles du diocèse, et les démarches incessantes du postulateur dont le cœur, en cette cause, parlait aussi haut que la science canonique.

Qu'il nous soit permis de donner une place d'honneur, dans ce concours pieux, au monastère du Saint-Sacrement de Bollène, et de rappeler ici le labeur incessant de prières, de travail matériel, de pénitences et de veilles, que ces religieuses s'imposèrent, non moins que le désintéressement admirable avec lequel elles voulurent associer à la glorification de leurs sœurs, les martyres des diverses congrégations, compagnes des Sacramentines dans le sacrifice de leur vie. Que Saint Benoît, Sainte Ursule et Saint Bernard dont la Mère de la Fare recueillait autrefois les filles avec les siennes dans le même foyer d'emprunt, rendent à ses enfants, à elle, en bénédictions spirituelles, en vocations sûres, en régularité et en ferveur, les largesses d'une charité qui n'a pas voulu distinguer entre les martyres d'une même foi et les servantes du même Dieu.

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«Les trente-deux Martyres d'Orange» :
Index ; Deuxième Partie

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]