«LES [BIENHEUREUSES] TRENTE-DEUX MARTYRES D'ORANGE»
DE J. MÉRITAN ; DEUXIÈME PARTIE


DEUXIÈME PARTIE : BIOGRAPHIES DES TRENTE-DEUX MARTYRES

1. Suzanne Deloye. — 2. Suzanne de Gaillard. — 3. Madeleine de Guilhermier. — 4. Marie-Anne de Rocher. — 5. Gertrude d'Alauzier. — 6. Sylvie de Romillon. — 7. Rosalie Bès. — 8. Élisabeth Pélissier. — 9. Clair Blanc. — 10. Marguerite d'Albarède. — 11. Thérèse Talieu. — 12. Marie Cluse. — 13. Marguerite de Justamond. — 14. Jeanne de Romillon. — 15. Élisabeth Verchière. — 16. Thérèse-Henriette Faurie. — 17. Andrée Minutte. — 18. Marie-Anne Lambert. — 19. Marie-Anne de Peyre. — 20. Anastasie de Roquard. — 21. Rose de Gordon. — 22. Thérèse Charransol. — 23. Marie-Anne Béguin-Royal. — 24. Marie-Anne Doux. — 25. Marie-Rose Laye. — 26. Dorothée de Justamond. — 27. Madeleine de Justamond. — 28. Marguerite Bonnet. — 29. Marie-Madeleine de Justamond. — 30. Anne Cartier. — 31. Marie-Claire Dubas. — 32. Thérèse Consolin.


Suzanne Deloye, Sœur Marie-Rose.
Religieuse bénédictine du couvent de Caderousse.

Suzanne-Agathe Deloye naquit à Sérignan, village limitrophe de la ville d'Orange, le 4 février 1741, de Joseph-Alexis Deloye et de Suzanne Jean-Clerc. Après une enfance tout entière passée dans les pratiques les plus ferventes de la piété, elle sollicita et obtint, à peine âgée de vingt ans, son admission dans le monastère des bénédictines de Caderousse, placé sous le vocable de l'Assomption Notre-Dame.

C'est là que vécut Sœur Marie-Rose, c'est là qu'elle fit profession, c'est là, enfin que pendant plus de trente ans elle se prépara, par sa fidélité de tous les jours aux devoirs de sa vocation, à la gloire du martyre.

Elle en devait ouvrir le chemin à ses compagnes de captivité, et se présenter la première aux noces de l'Agneau. La suppression des Ordres religieux la rendit pour quelque temps à sa famille. Retirée à Sérignan, elle y demeura jusqu'au 10 mai 1794, édifiant les siens par sa piété, et menant dans le monde une vie de sainte moniale. Car les religieuses rendues, par la malice des évènements à la vie séculière ne se croyaient pas dégagées de leurs obligations monastiques. Une petite brochure de quelques pages qu'elles se communiquèrent sans doute bien souvent leur rappelait d'ailleurs et les vœux qui les liaient, et les particularités de la vie monastique qu'elles devaient garder dans le siècle. Sous le titre de Règlement pour la conduite des religieuses dispersées par la Révolution, elles y trouvaient les plus sages directions. Marie-Rose dut les lire, et il n'est pas douteux en tous les cas qu'elle ne les aie suivies à la lettre. La maison où elle trouva un refuge était celle de son propre frère Pierre-Alexis. Bon chrétien, il éleva ses enfants dans la piété et la stricte observation des lois de l'Église. Deux de ses filles quitteront le foyer paternel pour se consacrer à Dieu dans le service des pauvres, à l'hôpital Sainte-Marthe d'Avignon; une troisième, Thérèse-Rosalie Deloye, entrée au Saint-Sacrement de Bollène sera la dernière à revêtir l'habit le 23 novembre 1790. Plus encore, sachant bien qu'il y jouait sa tête, il cachera dans son grenier, aux plus mauvais jours de la Terreur, un prêtre insermenté de Saint-Paul-Trois-Châteaux. Par son audace et son sang-froid il en imposa aux sans-culottes, sut éviter leurs perquisitions et grâce à lui les fidèles de la région purent entendre quelquefois la messe et recevoir les sacrements.

Le 12 ventôse an II (2 mars 1794), la bienheureuse bénédictine était convoquée par la municipalité de Sérignan, en compagnie de Henriette Faurie et Andrée Minutte, à l'effet de prêter le serment ordonné par la loi. «Lesquelles toutes ensemble ont refusé de le prêter, malgré tout ce qu'a pu ajouter le maire pour les y porter.»

L'échec de cette première tentative ne découragea pas les municipaux. Un délai de dix jours «pour faire réflexion sur un refus qui n'aurait pas dû exister» est accordé aux trois religieuses ; mais dès le septième jour convoquées à nouveau, Sœur Marie-Rose persiste dans son refus ainsi que ses deux compagnes.

Le Comité de surveillance de son pays la fit mettre en état d'arrestation, et conduire à Orange, avec deux religieuses du Saint-Sacrement de Bollène, Henriette Faurie et Andrée Minutte, et un prêtre, le chanoine Lusignan. Dès ce moment la cause de son arrestation apparut évidente. «Nous envoyons, écrit le Comité de Sérignan à celui d'Orange, les trois religieuses inassermentées que nous avons ici». Pas d'autre délit à reprocher à Sœur Marie-Rose que son refus de prêter un serment que sa conscience repoussait. Et quelle faute aurait-on put découvrir dans la vie de cette bénédictine dont les actes et les paroles étaient édifiants et purs ?

Dieu voulut que dès ce moment, Sœur Marie-Rose connut l'amertume particulière à certains martyres. La municipalité de Sérignan la fit conduire à Orange, sur la charrette de son propre frère Alexis, par son domestique accompagné de deux gardes nationaux.

À la prison de la Cure où dès son arrivée, le 10 mai, Sœur Marie-Rose fut écrouée, se trouvaient depuis huit jours les religieuses emprisonnées dès la fin du mois de mars.

La présence et la ferveur de ces saintes filles avaient déjà donné à la sombre prison les allures d'un couvent. Elles y suivaient un règlement, y pratiquant leurs exercices réguliers, et s'y adonnaient même à certaines austérités compatibles avec leur situation.

Sœur Marie-Rose retrouvait là, sous une forme un peu différente, mais dans leur traits essentiels ses pratiques bénédictines. Et avec joie elle prit sa place parmi les prisonnières et sa part de leurs prières et de leurs pénitences.

Près de deux mois s'écoulèrent ainsi. Le 17 messidor (5 juillet), elle fut appelée au tribunal de la Commission populaire. Les juges espéraient que, citée la première et seule de ses compagnes, elle faiblirait et revenant sur son intransigeance prêterait enfin le serment prescrit. Aussi, le président Fauvéty porta-t-il tout de suite l'interrogatoire sur son vrai terrain, et lui proposa-t-il immédiatement de jurer, comme on disait alors, pour obéir à la loi. Sœur Marie-Rose refusa avec fermeté, déclarant qu'au surplus elle regardait la prestation de ce serment comme une véritable apostasie.

L'accusateur public Viot avait la tâche facile. Sur la tête de cette première victime, vouée déjà par sa confession courageuse à une mort prochaine, il accumula les mots retentissants mais meurtriers dont il chargera désormais toutes ses compagnes. «Trop ennemie de la liberté, cette fille a tout tenté pour détruire la république par le fanatisme et la superstition. Elle a refusé le serment qu'on exigeait d'elle, elle a voulu allumer la guerre civile... etc.»

Le fanatisme, la superstition cela voulait dire en langage révolutionnaire, fidélité à l'Église, à ses sacrements, à son culte, à ses prêtres. Nul, à cette époque ne s'y trompait, et il eût été bien difficile de garder à cet égard la moindre illusion. Fouquier-Tinville avait lui-même précisé le sens de ces mots qu'on retrouve dans tous les actes d'accusation de nos vénérables. Le 17 juillet 1794, une carmélite de Compiègne accusée de fanatisme demanda ce que cela signifiait. L'accusateur public lui répondit parmi les plus horribles blasphèmes : «Par fanatisme, j'entends votre attachement à des pratiques puériles, et à vos sottes croyances.»

Condamnée à mort, le 6 juillet, Sœur Marie-Rose fut exécutée le même jour à 6 heures du soir. Avec elle périt et pour la même cause un saint prêtre, le chanoine Antoine Lusignan. Leur émulation pour mourir en dignes martyrs, dit un de leurs historiens, fut telle qu'on ne saurait dire si c'est la religieuse qui soutenait le courage du prêtre ou le prêtre qui soutenait celui de la religieuse. Ce qui est certain, c'est qu'ils allèrent à la mort avec une sainte joie. Sœur Marie-Rose avait montré à ses compagnes le chemin de la véritable vie. Elles n'allaient pas tarder à s'y engager à leur tour.


Suzanne de Gaillard, Sœur Iphigénie.
Religieuse sacramentine de Bollène.

Françoise-Gabrielle-Marie-Suzanne de Gaillard naquit à Bollène le 23 septembre 1761. Fille de Jean-Antoine de Gaillard de Lavaldène et de Jeanne Gabrielle-Christine de Bouchon, elle trouva dans son berceau, avec l'héritage d'une haute noblesse, un abondant patrimoine de vertus chrétiennes. Ses parents la présentèrent au baptême le lendemain de sa naissance, prirent soin de la former dès son jeune âge aux pratiques de la piété, et confièrent, quand le moment en fut venu, aux religieuses sacramentines de Bollène, la tâche d'instruire des sciences profanes leur enfant bien-aimée.

Ces vertueuses maîtresses ne se contentèrent pas d'orner l'esprit de leur élève. Elles s'appliquèrent à lui conserver, en les développant de leurs leçons et de leurs exemples, les germes de sainteté reçus au foyer paternel.

Aussi, à l'âge de 17 ans, à l'instant où d'ordinaire les jeunes filles délaissent volontiers le couvent pour rentrer dans le monde, Suzanne demanda et obtint la permission de demeurer en qualité de postulante dans la maison où elle avait été élevée. Le 11 février 1779, elle recevait l'habit des Sacramentines des mains de Mgr de Lambert, évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux, et prenait le nom de Sœur Iphigénie de Saint-Mathieu [*]. Le 13 février 1780, elle se consacrait définitivement à Dieu.

Malgré sa jeunesse, elle accomplit ce jour-là, un acte mûrement réfléchi, attachant pour toujours au couvent qui lui était déjà si cher son cœur jeune professe, et liant joyeusement sa volonté aux observances d'une règle à laquelle elle devait rester fidèle jusqu'à la mort.

Lorsqu'en effet, au mois d'octobre 1792, le couvent fut supprimé, et les religieuses dispersées, elle ne voulut pas se séparer de ses compagnes, et elle chercha avec elles, dans la maison louée par Mme de la Fare pour y recueillir la communauté dissoute, un refuge que sa famille eût été très heureuse de lui donner. Elle vécut dans cette retraite, dénuée de tout, mais continuant avec ses sœurs, les exercices de la communauté, et pratiquant les pénitences et les oraisons ordonnées par la règle.

Le mardi de Pâques 1794 elle fut arrêtée, et le 2 mai suivant, on la conduisit à Orange, dans la prison de la Cure, où elle reprit sa vie de sacramentine, à peine interrompue par son voyage.

Elle n'y arrivait pas seule. Vingt-huit religieuses, Ursulines ou Sacramentines de Bollène, furent incarcérées en même temps. Son père inscrit sur la liste des suspects était depuis le 7 avril emprisonné dans la Baronne, et sa mère devait le 29 juin rejoindre sa fille à la prison de la Cure.

Suzanne comparut le 7 juillet, dans la matinée, devant ses juges. On espérait qu'en la séparant de ses compagnes, en la faisant comparaître seule, on aurait plus facilement raison de sa jeunesse, et on se flattait de la voir plus facilement condescendre à des vues sacrilèges, en la privant de la présence des autres religieuses et des exemples de fermeté qu'elles lui auraient donné. Mais les juges ne savaient pas la puissance de la grâce. Celle qu'ils redoutaient de voir influencée par le courage de ses compagnes leur servit elle-même de modèle. L'accusateur public renouvela contre Suzanne les accusations de fanatisme, de superstition dont il s'était servi la veille contre Suzanne Deloye, et lui fit, à elle aussi un grief de n'avoir pas prêté le serment de Liberté-Égalité.

Le président lui ayant alors demandé si elle consentait à le prêter. — «Je refuse, répondit-elle. J'ai fait serment à Dieu ; je ne puis en être déliée par les hommes. D'ailleurs, je ne connais pas de plus glorieuse et de plus douce liberté que l'accomplissement de mes vœux monastiques. Le serment que vous me demandez serait un véritable crime».

Elle fut donc condamnée à mort. Un malheureux prêtre qui, non content de prêter tous les serments, avait par surcroît d'apostasie renoncé à ses fonctions sacerdotales, fut condamné avec elle. Il est permis de croire que la fermeté de Sœur Iphigénie de Saint-Mathieu dut éveiller des remords dans cette âme coupable et lui mérita, au seuil de l'éternité, la grâce du repentir.

Vers les six heures du soir, Suzanne de Gaillard montait sur l'échafaud, après avoir reçu, au passage, dans la rue de Tourre, d'un prêtre demeuré fidèle, une dernière absolution. Elle avait trente-deux ans, et elle avait passé quatorze ans dans la vie religieuse.


Madeleine de Guilhermier, Sœur Sainte-Mélanie.
Religieuse ursuline de Bollène.

Marie-Anne-Madeleine de Guilhermier était née à Bollène le 29 juin 1733. Son père, Jean-Julien de Guilhermier et sa mère, Marie-Louise Icard la présentèrent au saint baptême dès le lendemain. Son enfance s'écoula paisible et pieuse, et il n'eût tenu qu'à elle d'occuper dans le monde la place que la noblesse de sa famille et sa situation semblaient lui réserver.

Mais à peine sortie de l'adolescence, et l'âme pleine des tendres et fortes leçons maternelles, Madeleine résolut de se consacrer à Dieu. Elle se présenta au couvent de Sainte-Ursule de Bollène, y fut admise sous le nom de Sœur Sainte-Mélanie, et fit profession le 22 juin 1750. Elle avait à peine dix-sept ans. La Providence qui lui réservait la couronne des martyrs lui ménagea une longue préparation à son sublime sacrifice. Pendant quarante ans, elle vécut dans son monastère, un des plus réguliers et des plus fervents, de l'obscure et édifiante vie de la religieuse, occupée à l'observation de sa règle, à la sanctification de son âme, et ne sachant rien du monde, malgré la proximité de sa famille et de sa parenté, que ce que lui en apportaient les rares et faibles échos qui franchissaient les murs de son monastère.

Forcée de sortir de son couvent, en cette malheureuse année 1792, elle voulut continuer à vivre en communauté, partageant avec ses compagnes, les privations de tous les jours, les secours passagers qu'elle reçut de sa famille, mettant libéralement au service de ses sœurs les aumônes qu'elle recevait, et jusqu'au pauvre mobilier qu'elle avait pu emporter du couvent.

Cette vie toute de piété, et de saintes observances, ne fut même pas interrompue par son arrestation. C'est en effet avec vingt-huit religieuses de Bollène qu'elle fut emprisonnée à Orange, le 2 mai 1794, et c'est avec elles que s'écoulèrent ses derniers jours. Nous avons dit plus haut comment ces saintes filles avaient fait de leur prison un monastère. Madeleine ne fut pas la dernière à embrasser la règle volontaire qu'elles s'étaient imposée. Son âge relativement avancé, — elle avait alors 61 ans — son long séjour au couvent, lui donnaient sur ses compagnes une autorité que toutes furent heureuses de reconnaître. Elle ne s'en prévalut, elle-même, jamais autrement que pour se faire le conseil et le modèle de ses sœurs, pour relever leur courage, et les exhorter à se préparer à la mort.

Le 9 juillet, elle était appelée au tribunal. Pour elle, comme en général pour tous les accusés, et surtout pour les prêtres et les religieuses, l'accusation de fanatisme, de superstition fut la principale, celle que l'accusateur public prit soin de développer et de faire ressortir. Comme on avait trouvé sur elle, lors de son arrestation, quelques images de piété, et une feuille d'exhortations édifiantes, comme, au surplus, elle avait refusé le serment qu'elle considérait comme une apostasie, son fanatisme ne faisait aucun doute. Sa qualité d'ex-noble, d'ex-religieuse était, de son côté, un crime capital.

Elle fut donc condamnée à mort, et exécutée le même jour, mercredi, 9 juillet. Elle entendit avec joie sa sentence et marcha avec intrépidité au supplice. Avec elle furent immolés le père Jean-Mathieu Fiteau, jésuite, et une jeune religieuse, Sœur Marie-des-Anges (Marie-Anne de Rocher), ursuline comme elle, et du même couvent.

Sœur Sainte-Mélanie avait 61 ans. Elle avait passé quarante-quatre ans dans la vie religieuse.


Marie-Anne de Rocher, Sœur Marie-des-Anges.
Religieuse ursuline de Bollène.

La soeur Marie-des-Anges qui devait le 9 juillet recevoir la couronne en même temps que Sœur Sainte-Mélanie, appartenait comme elle au couvent de Sainte-Ursule de Bollène, où elle avait fait profession le 21 septembre 1772.

Fille de Louis-François de Rocher et de Marie-Anne de Combe, elle était, lors de son entrée au monastère, dans sa seizième année. Il n'est guère permis de douter que les leçons et les exemples d'un père et d'une mère si parfaitement chrétiens n'aient doucement orienté sa vie vers le cloître, et ne lui aient mérité la grâce d'une si sainte vocation. La vie d'une religieuse dans son monastère ne se raconte pas. Elle demeure le secret de Dieu et de l'âme qui s'est donnée à lui. Ce que le monde en aperçoit sans en comprendre toujours la grandeur, c'est une succession uniforme de pratiques de piété, d'observances plus ou moins austères, une monotonie de pénitences et de prières, qui n'offrent aucune prise à la curiosité, mais que Dieu anime de son esprit et de son inépuisable suavité. 0 quam suavis est spiritus tuus, Domine!

La vie de Marie-Anne-Marguerite de Rocher au couvent de Sainte-Ursule fut donc ignorée du monde, et l'histoire, trop souvent occupée de plus futiles choses, n'en a pas gardé la trace. Les souvenirs de famille sont cependant unanimes à affirmer que Sœur Marie-des-Anges, au cours des vingt ans de sa profession religieuse, fut bien souvent le conseil écouté de ses compagnes, et qu'elle en était très considérée et très aimée.

Au mois d'octobre 1792, elle dut, comme ses sœurs, sortir de son couvent. L'âge très avancé de son vénérable père, dont la quatre-vingtième année venait de sonner, lui faisait un devoir de se rendre auprès de lui, et d'en adoucir, par sa présence et par ses soins, les derniers jours terrestres. Alors que ses compagnes recommençaient dans une maison de fortune, leur vie de communauté, Sœur Marie-des-Anges rentrait donc dans sa famille pour y remplir son devoir de piété filiale.

Elle n'y demeura pas longtemps. Les événements se précipitaient. Voyant approcher le moment où ses compagnes allaient être mises en état d'arrestation, et comprenant que le même danger la menaçait elle-même, cette sainte fille, après avoir été si souvent la lumière des autres, demanda conseil à son père, et s'informa auprès de lui si, en conscience, elle pouvait se dérober au péril. Le vieillard héroïque lui répondit aussitôt par ces paroles admirables : «Ma fille, il me serait sans doute bien facile de vous sauver la vie, et il ne vous serait pas difficile de vous cacher ; mais examinez, au préalable, devant Dieu, si vous ne vous écartez pas de Ses desseins adorables. Dans le cas où Il vous aurait destinée à être une des victimes qui doivent apaiser Sa colère, je vous dirai comme Mardochée à Esther : «Vous n'êtes pas sur le trône pour vous, mais pour votre peuple.»

Ce conseil, si étranger à la courte prudence humaine, et si manifestement inspiré par l'Esprit de Dieu, fut un trait de lumière pour cette sainte fille. Elle était digne de le comprendre, et capable de le suivre. Sans tarder, elle rejoignit les autre religieuses, fut arrêtée avec elles, et conduite le 2 mai suivant dans la prison de la Cure à Orange.

Son vénérable père l'avait précédée en prison. Son grand âge, en effet, ne l'avait pas sauvé de la méchanceté des ennemis de la Foi. Depuis le 7 avril il était incarcéré à la Baronne. Puis, comme si la Providence ne voulait pas séparer dans l'épreuve une famille si généreuse à la servir, la mère de Sœur Marie-des-Anges vint la rejoindre, avec sa sœur Marie-Françoise, le 29 juin. Ensemble elles passèrent les dix jours qui restaient à vivre à Marie-Anne, dans les entretiens affectueux, les prières, et des larmes dont leur mutuelle tendresse tempéraient l'amertume.

Car ces quelques jours furent, pour la saint ursuline, une véritable préparation prochaine à la mort. La pensée du martyre qui ne la quittait pas transportait son âme de joie à tel point qu'on l'entendit à plusieurs reprises murmurer comme dans un ravissement : «Oh ! que c'est beau... que c'est beau !» Elle en parlait souvent, et Dieu voulut sans doute récompenser de si héroïques désirs, en lui faisant connaître intérieurement le jour où son sacrifice serait consommé.

Le 8 juillet, en effet, au moment de la prière du soir, elle demanda pardon à ses compagnes, et se recommanda très instamment à leurs prières, parce que, disait-elle, le lendemain elle serait immolée.

Traduite le 9 juillet devant la Commission populaire, comme religieuse ursuline du couvent de Bollène, insermentée, elle se vit accuser encore de s'être munie du signe de ralliement de la Vendée. C'est de l'image du Sacré-Cœur de Jésus que Sœur Marie-des-Anges portait constamment sur elle, et bien avant que la Vendée se soulevât, que l'accusateur public voulait parler, feignant ainsi de croire à la complicité d'une pauvre religieuse de Bollène avec les troupes vendéennes ! Le vrai motif de sa condamnation était sa fidélité à ses vœux, et son attachement à sa foi.

Une tradition pieusement conservée dans la famille de la sœur Marie-Anne de Rocher rapporte qu'au prononcé du jugement, elle remercia ses juges en disant «qu'elle leur avait bien plus d'obligation qu'à, ses parents, puisque ceux-ci lui avaient transmis seulement la vie naturelle et périssable de ce monde, tandis qu'eux allaient lui procurer la vie éternelle.»

Sœur Marie-des-Anges fut immolée après sa compagne Sœur Sainte-Mélanie. Elle était âgée de 39 ans.


Gertrude d'Alauzier, Sœur Sainte-Sophie.
Religieuse ursuline de Bollène.

Née le 15 novembre 1757 et baptisée le 16, Marie-Gertrude d'Alauzier avait pour père Jean-François-Firmin de Ripert d'Alauzier et pour mère Marie-Marguerite-Thérèse de Castanier. Par une attention délicate qui n'était pas rare autrefois dans les familles chrétiennes de la noblesse, sa marraine fut Catherine Sauvage, épouse de Jean Thouard, domestique de sa famille.

À l'âgé de 18 ans, le 1er août 1775, elle fit profession au couvent de Sainte-Ursule de Bollène et reçut le nom de Sœur Sainte-Sophie. À l'exemple de Sœur Sainte-Mélanie, elle refusa l'abri du toit paternel quand le couvent fut supprimé. Elle préféra l'insécurité et le dénuement avec ses compagnes à la tranquillité et à l'aisance dans sa famille. Elle fut donc arrêtée avec elles et transportée à Orange le 2 mai 1794.

Les exercices d'une communauté aussi fervente qu'était le couvent de Sainte-Ursule ne se font pas, en prison, aussi commodément que dans le cloître. Et ce n'est pas un médiocre sujet d'édification pour nous que de contempler cette régularité et cette scrupuleuse exactitude des prisonnières dans les plus petits actes de leur vie quotidienne. Elles étaient vraiment des femmes fortes, celles que la pensée de la mort ne pouvait distraire de leur méditation et de leurs prières, et il ne faut pas s'étonner si Dieu, pour les récompenser, a donné à quelques-unes un secret avertissement de l'approche de leur fin.

C'est, sans doute, un avertissement de cette nature que reçut un jour Sœur Sainte-Sophie.

La veille de sa mort, en effet, elle se trouva à son réveil transportée d'une joie extraordinaire qui lui fit verser d'abondantes larmes. «Je suis, disait-elle, comme hors de moi-même, parce que je suis sûre de mourir demain, et d'aller voir mon Dieu.» Puis, saisie bientôt d'un scrupule que sa conscience délicate à l'excès lui suggéra, et craignant que ce cri magnifique de son âme n'eût été accompagné de quelque mouvement d'orgueil, elle en parut si troublée que ses compagnes crurent devoir la rassurer.

Le lendemain, 10 juillet, elle fut condamnée à mort pour avoir refusé le serment exigé par la loi, mais considéré par elle comme schismatique. Quand elle eut entendu la sentence, elle remercia ses juges du bonheur qu'ils lui procuraient, passa les quelques heures qui la séparaient de son exécution dans une sainte joie, et encouragea de ses paroles les autres condamnés.

Le soir de ce même jour, la foule qui entourait l'échafaud, vit une des victimes s'agenouiller sur le dernier degré et baiser la guillotine. C'était Sœur Sainte-Sophie qui exprimait ainsi sa joie de mourir pour son Dieu.

Elle était dans sa 37è année.


Sylvie de Romillon, Sœur Agnès-de-Jésus.
Religieuse ursuline de Bollène.

Née à Bollène le 15 mars 1750, fille de Gabriel-Louis de Romillon et de Françoise Thune, elle reçut le saint baptême dès le lendemain de sa naissance : et ce fut son oncle paternel Messire François de Romillon, chanoine de la collégiale de Bollène, qui le lui administra.

Son enfance s'écoula paisible et sans éclat au foyer paternel, sous la sauvegarde de parents chrétiens dont les leçons et les exemples développèrent dans leur enfant le goût de la piété et des choses de Dieu. La vocation religieuse fut la récompense de la fidélité de Sylvie à suivre les enseignements qui lui étaient si généreusement donnés, et à l'âge de 20 ans, elle faisait profession au couvent des Ursulines de Bollène, et recevait le nom de Sœur Agnès-de-Jésus.

Amenée, avec les vingt-huit autres religieuses de Bollène, à la prison de la Cure à Orange, elle ne se dissimula pas un seul instant qu'elle serait immolée à cause de son attachement à la Foi, et mit tous ses soins à achever sa préparation au sacrifice. Dans la persuasion où elle était que Dieu ne tarderait pas à l'appeler au martyre, et dans la hâte qu'elle avait de répondre à son appel, elle ne cessait de se présenter, sans être nommée, toutes les fois que le geôlier proclamait la liste des prisonnières convoquées au tribunal.

Son tour vint enfin le 10 juillet. Accusée de fanatisme, et convaincue d'avoir refusé le serment, elle fut condamnée à mort et exécutée le même jour.

Or, dans la même prison était enfermée sa sœur cadette Jeanne. La plus tendre affection unissait les deux sœurs. Leur piété, leur désir du martyre avait encore rapproché leurs âmes. Aussi, le matin de ce 10 juillet, quand Jeanne vit emmener sa sœur au tribunal, elle ne put retenir ses larmes. «Comment, lui dit-elle, parmi les sanglots, comment, ma sœur, vous allez au martyre sans moi ? Que ferai-je donc loin de vous ? — Courage, ma sœur, lui répondit Sylvie, votre sacrifice n'est que différé.» La prophétie devait se réaliser deux jours plus tard. Le l2 juillet, Jeanne comparaissait à son tour devant le tribunal, était condamnée à mort et exécutée.


Rosalie Bès, Sœur Sainte-Pélagie.
Religieuse sacramentine de Bollène.

Rosalie-Clotilde Bès était fille d'un fermier général de la Seigneurie de Baume-de-Transit (Drôme). Elle naquit dans cette localité le 30 juin 1752 de Pierre Bès et de Jeanne-Marie Maurin, et fut présentée au saint baptême le même jour. Sa marraine fut la servante de la maison, Antoinette Guyon.

À l'âge de 20 ans, elle quitta le monde et se présenta au couvent du Saint-Sacrement de Bollène, où elle fut admise en qualité de postulante le 4 mars 1772 ; le 1er juin suivant, elle prenait l'habit, et un an après, le 3 juin 1773, elle prononçait ses vœux. Son nom de religion était Sœur Sainte-Pélagie de Saint Jean-Baptiste.

Il ne nous est parvenu aucun témoignage contemporain sur la vie de Sœur Sainte-Pélagie avant son arrestation. Mais nous savons que dans la prison d'Orange, où elle avait été conduite le 2 mai 1794, elle édifiait ses compagnes par sa régularité, son désir du martyre et une sainte joie de souffrir pour Jésus-Christ. Ces sentiments si admirables de générosité étaient, à n'en pas douter, le fruit et la récompense de vingt ans de vie religieuse. La professe avait préparé la martyre. Aussi, quand le 10 juillet, elle entendit proclamer son nom, dans l'appel fatal, elle était prête au sacrifice. Elle comparut devant la Commission populaire avec Élisabeth Pélissier (Sœur Saint-Théotiste) et Claire Blanc (Sœur Saint-Martin), sacramentines comme elles ; Marguerite d'Albarède (Sœur Sainte-Sophie), ursuline, leur fut adjointe.

L'acte d'accusation les chargea d'un même crime : fanatisme, refus de serment. Le rapport adressé par la Commission au Comité de Salut Public ajoute que les quatre religieuses ont répondu à l'observation que la loi avait aboli toutes les corporations, «qu'elles étaient nonobstant religieuses ; que le serment était contraire à leur conscience..., etc.»

La Relation des Sacramentines de Bollène dit : «La sœur Pélagie ayant entendu sa condamnation à mort parut transportée par l'espoir de voir finir la vie misérable de ce bas-monde et commencer bientôt celle de la céleste immortalité. Le jugement était à peine prononcé que se tournant vers ses compagnes condamnées avec elle et pour la même cause, elle leur dit avec un saint enthousiasme : «C'est donc aujourd'hui que le a céleste époux va nous admettre aux noces, pour lesquelles nous n'avons fait jusqu'à présent que de bien légers sacrifices.» Embrassant ensuite ses sœurs, elle tira de sa poche une boîte de dragées, elle la leur présenta en disant : «Ce sont les dragées de nos noces.» Et chacune en mangea, dans une sainte joie.

Montrant ensuite l'anneau qu'elle avait au doigt et qu'elle avait reçu au jour de sa profession : «Voilà, dit-elle, le gage de la promesse qui nous fut faite et qui va être remplie en ce moment. Allons, mes sœurs, allons ensemble au même autel, que notre sang, en lavant nos infidélités et en se mêlant au sang de la victime sainte, nous ouvre bientôt les tabernacles éternels.»

Les tabernacles éternels s'ouvrirent, en effet, pour Sœur Sainte-Pélagie et ses trois compagnes le même jour, à 6 heures du soir. Elle avait 41 ans.


Élisabeth Pélissier, Sœur Théotiste.
Religieuse sacramentine de Bollène.

Marie-Élisabeth Pélissier était née à Bollène, le 15 avril 1741, de Pierre Pélissier et d'Élisabeth Piton. Son père avait la charge de notaire et occupait un certain rang dans la ville et dans la région. Sa mère était une excellente chrétienne, qui éleva son enfant dans les pratiques de la piété, et prit soin de déposer dans son âme, les premiers germes de la vocation religieuse.

Le 9 mars 1758, Marie-Élisabeth Pélissier entrait en qualité de postulante au couvent du Saint-Sacrement de Bollène. Le 20 juin, elle y recevait le saint habit des mains du doyen de la collégiale, official de l'évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux, Messire Jean-Pierre de Guilhermier, et se consacrait définitivement à Dieu le 25 juin 1759, en présence de son père, de son frère, et de plusieurs autres de ses parents. Elle reçut le nom de Sœur Théotiste du Saint-Sacrement.

La Providence avait doté la nouvelle professe de nombreuses qualités naturelles, que ses supérieures surent bientôt découvrir et mettre en lumière pour le plus grand bien de la communauté. Par un privilège assez rare, elle unissait le goût des choses de l'esprit aux aptitudes pour l'administration matérielle, et comme la pensée de Dieu lui était familière, c'est surtout à Lui qu'elle consacra le talent qu'elle en avait reçu pour la musique et la poésie. Sa voix était, d'après les traditions sacramentines, des plus mélodieuses. Elle devait en dédier les derniers accents à la louange de la guillotine et du chant du Magnificat.

Pendant plusieurs années, Sœur Théotiste fut comme le poète du couvent, célébrant en vers simples et toujours marqués de dévotion, les petits événements du cloître, les passage des hôtes remarquables, les vêtures et les professions de ses compagnes. C'est ainsi qu'elle écrivit une assez longue poésie que l'on trouvera aux annexes, en l'honneur de Saint Benoît-Joseph Labre. Dans ses pèlerinages, le saint traversa plusieurs fois la Provence. Le souvenir de son passage s'est conservé à Piolenc, à Bollène, à Orange. Il reçut à Bollène l'hospitalité au couvent du Saint-Sacrement, où l'on conserve religieusement son portrait. Les Sacramentines furent des premières à l'invoquer après sa mort [16 avril 1783], et le 29 juin 1783, elles obtenaient, par son intercession, la guérison de Sœur Théotiste. Celle-ci était alors très malade. La Communauté avait commencé, pour elle, une neuvaine à Saint Benoît Labre. Le dernier jour de la neuvaine, pendant que les sœurs chantaient, au chœur, les vêpres, la malade demanda ses vêtements à la sœur qui la soignait. Craignant un accès de délire, celle-ci refusa ; mais comme la malade insistait, elle lui donna ses habits. Sans aucun aide, la sœur Pélissier s'en revêtit et descendit à la chapelle où l'on terminait l'office. À sa vue la Communauté saisie d'admiration, avait chanté le Te Deum.

Pour remercier son charitable et puissant médecin, la sœur Pélissier avait donc composé un cantique à sa louange, où elle racontait sa maladie et sa guérison et qui commençait ainsi :

Vous tous témoins de l'état
Qui chaque jour me mettait aux abois
Reconnaissez son secours favorable
Pour le bénir ne faisons qu'une voix !

Lors de la suppression des monastères, Sœur Théotiste était économe du couvent du Saint-Sacrement depuis quelques années : et elle remplissait cet emploi à la satisfaction générale. Mise en arrestation avec ses compagnes, elle fut, comme elles, transférée à la prison de la Cure à Orange, et elle comparut devant ses juges le même jour que Rosalie Bès, Claire Blanc, et Marguerite d'Albarède. C'était le vendredi 11 juillet.

Condamnée à mort, elle fut ramenée à la prison du Cirque, comme cela se pratiquait chaque jour, pour y attendre l'heure de l'exécution. Au cours de ces heures pleines des dernières angoisses, le désespoir et les larmes, chez la plupart des condamnés, se donnaient libre cours. Sœur Théotiste, elle, chanta. Elle chanta, à la prière de ses gardiens désireux d'entendre sa voix, et son chant fut un cantique à l'échafaud. Elle l'avait sans doute composé en prison, et ses compagnes l'avaient entendu plus d'une fois retentir dans leur cachot :

Quel auguste poteau
Dressé pour mon supplice
L'amour est le marteau
Qui frappe sans pitié
Personne n'aura de moitié
À mon généreux sacrifice.
Les traits de mon vainqueur me laissent aux abois.
Je suis enfin réduite à l'agonie
Heureuse mort qui finit sur la croix
C'est là que je trouve la vie.

Le même jour, à six heures du soir, elle entrait dans la vie qu'elle avait si pieusement célébrée. En allant au supplice, elle laisser s'exhaler sa joie et chanta le Magnificat. Sœur Théotiste avait 53 ans.


Claire Blanc, Sœur Saint-Martin

Religieuse sacramentine de Bollène.

Claire Blanc était née à Bollène, le 17 janvier 1742, de Joseph Blanc et de Marguerite Pelliard. Son père était marchand, et depuis plusieurs années, établi à Bollène où il avait su créer et faire prospérer son négoce. Les préoccupations matérielles ni le souci du commerce n'avaient pas empêché ses parents de susciter et de faire croître dans l'âme de leur fille d'admirables dispositions à la piété.

Ils ne furent donc pas surpris de la voir solliciter l'autorisation de se consacrer à Dieu, et ils la lui accordèrent avec joie. Il y avait, en effet, à cette époque, jusque dans les familles les plus humbles, une noblesse de sentiments et une générosité de cœur qui leur faisait considérer comme un très grand honneur la vocation religieuse de leurs enfants.

Claire Blanc, à l'âge de 18 ans, entra au couvent du Saint-Sacrement de Bollène et y prononça dix-huit mois après, le 5 décembre 1762, ses vœux de religion. Sa mère, son frère, sa tante et plusieurs autres de ses parents assistaient à la cérémonie. Ce jour-là, elle échangea le nom qu'elle tenait de sa famille contre celui de Sœur Saint-Martin.

Suivant en cela l'exemple que lui donnaient de nombreuses compagnes, elle refusa l'abri que lui offrait la maison paternelle, et voulut partager leur vie de misère et de ferveur, jusqu'au jour où elle fut, avec elles d'ailleurs, transportée à Orange.

Traînée devant la Commission populaire, le 11 juillet, elle fut, avec les Sœurs Sainte-Pélagie et Sainte-Théotiste, condamnée à mort pour avoir refusé de prêter le serment que réprouvait sa conscience. Elle fut immolée le même jour, méritant, par une égale constance dans sa foi et une égale fidélité à sa vocation, la même couronne.

Elle était âgée de 53 ans.


Marguerite d'Albarède, Sœur Sainte-Sophie
Religieuse ursuline de Pont-Saint-Esprit.

Le monastère de Sainte-Ursule à Pont-Saint-Esprit était en 1790 un des plus florissants. Les grandes dames qui y avaient autrefois fait profession, et dont les archives du couvent gardaient pieusement le souvenir : Anne de Luynes, la princesse d'Harcourt, entre autres, lui avaient donné un lustre tout particulier. Mais il était aussi des plus fervents.

De ce nombre était Sœur Sainte-Sophie. Née le 8 octobre 1740, à Saint-Laurent-de-Carnols, elle était fille de Gabriel de Berbegie, seigneur d'Albarède et de Marie Laplace. Originaires de Ganges en Languedoc, ses parents avaient appartenu jusqu'en 1738 à la religion protestante. Cette année et le 8 avril, par devant le notaire royal de Cornillon (au diocèse de Nîmes), ils firent leur abjuration de l'erreur de Calvin, «de leur bon gré et... après toutes les instructions reçues du curé de Saint Laurent et de messire Philippe de Calvière sur la vérité de la doctrine catholique». La bienheureuse était le premier enfant né après la conversion de son père et de sa mère ; elle fut baptisée le lendemain de sa naissance.

Les Ursulines fondées à Pont-Saint-Esprit en 1610, possédaient, sous la dépendance et dans les bâtiments du monastère, une maison d'éducation où affluaient les jeunes filles de la noblesse et de la bourgeoisie des environs. Elles entretenaient, d'ailleurs, avec le plus louable désintéressement, des classes gratuites pour les enfants du peuple. Pendant près de deux cents ans, elles se dévouèrent à cette œuvre si méritoire, et en voulurent porter exclusivement la charge souvent très lourde et très pénible.

Les Ursulines étaient si édifiantes que la population espérait, au début de la Révolution, les préserver des mesures de rigueur que la Convention avait décrétées.

Les parents de Marie-Marguerite la confièrent de bonne heure aux mains pieuses qui devaient former l'esprit et le cœur de leur enfant. Les soins dont son âme fut, par-dessus tout, entourée, et la patiente formation à la piété dont elle fut l'objet, favorisèrent puissamment chez la jeune fille l'éclosion de la vocation religieuse. Elle fit donc profession au couvent de Sainte-Ursule et elle y vécut une trentaine d'années jusqu'au jour où la tourmente dispersa les religieuses et détruisit le couvent.

Réfugiée à Bollène, elle y passa les quelques mois qui la séparaient de son arrestation. Au mois d'octobre 1792, expulsée une seconde fois du cloître où elle avait fait vœu de vivre et était résolue à mourir, elle ne consentit point à retourner à Pont-Saint-Esprit. Demeurée à Bollène, elle partagea la vie pauvre de ses compagnes, et le 2 mai 1794, sur la même charrette, elle prenait le chemin d'Orange. Incarcérée à la Cure, elle était jugée le 11 juillet, condamnée à mort et consommait son sacrifice le même jour, avec les Sœurs Sainte-Pélagie, Sainte-Théotiste, et Saint-Martin, dont nous avons ci-dessus retracé à grands traits la biographie, comme «religieuse insermentée du couvent de Bollène, du ci-devant ordre de Sainte Ursule.»

Dans son ignorance, ou dans la hâte avec laquelle il rédigeait ses actes, l'accusateur public l'avait comptée comme ursuline de Bollène, alors qu'elle appartenait au couvent de Pont-Saint-Esprit. Dieu qui permet, parfois, aux gestes des méchants, de rendre hommage à la vérité, avait voulu sans doute qu'on ne séparât pas, au seuil de la mort, ces filles d'une même mère, sinon d'un même foyer, dont les âmes avaient été, pendant les derniers jours, si véritablement et si entièrement sœurs.

Le même jour fut immolé un prêtre de Courthézon, l'abbé Benoît Marcel, qui après avoir, le 14 juillet 1791, puis le 16 septembre 1792, prêté le serment exigé par la Constitution, le rétracta courageusement devant ses juges. Le courage admirable des quatre religieuses martyres ne fut sans doute pas étranger à sa conversion. Il monta sur l'échafaud sans faiblir, et renouvela au moment où il allait être exécuté la rétractation de ses erreurs passées.


Thérèse Talieu, Sœur Rose de Saint-Xavier
Religieuse sacramentine de Bollène.

Originaire de Bollène où elle était née le 13 septembre 1746 de François Talieu et de Thérèse-Rose Durand, Madeleine-Thérèse fut baptisée le jour même de sa naissance. Son oncle Antoine Talieu et Madeleine Février, épouse de Jean Meyssonnier, la présentèrent aux fonts baptismaux.

Elle avait 24 ans quand elle fut admise au couvent du Saint-Sacrement de Bollène. Le 3 décembre 1770, elle y recevait le saint habit des mains du vicaire-général de l'évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux, et le 5 décembre 1771, elle prononçait ses vœux en présence du même archidiacre et de plusieurs membres de sa famille. Son nom de religion fut Sœur Rose de Saint-Xavier.

Conduite à Orange, le 2 mai, elle fut jugée et guillotinée le 12 juillet, avec les sœurs Marguerite de Justamond, Jeanne de Romillon et Marie Cluse. L'accusateur public réclama pour elles la peine capitale parce qu'elles avaient «avec obstination refusé le serment qu'on leur prescrivait, et parce qu'elles avaient propagé le plus dangereux fanatisme». Avec elles périt l'abbé Pierre Gonnet, vicaire de Joncquières, coupable des mêmes crimes.

La sœur Talieu et ses compagnes chantèrent le Magnificat en allant à la mort, et livrèrent avec joie leur tête au bourreau. «Après avoir passé vingt-quatre ans dans la pratique des vertus les plus humbles, elle donna sa vie pour la défense de la vérité.» Elle avait 48 ans.

Une sœur converse du même nom et du même couvent, originaire du même pays : Madeleine-Thérèse Talieu, appelée en religion Sœur Saint-François, et fille de Sébastien Talieu et de Madeleine-Élisabeth Meyssonnier, entrée au couvent le 19 juillet 1770, était incarcérée à Orange avec Sœur Rose de Saint-Xavier. L'amour qu'elle avait voué à son état de converse, la portait à ce qu'il y avait de plus pénible et de plus humiliant, dans la prison, pour le service de ses sœurs. Elle avait, au dire des relations contemporaines, une prédilection pour le soin des malades, et c'est avec une véritable joie qu'elle soignait les religieuses enfermées avec elle. Le 26 juillet, elle fut appelée au Tribunal. Le juge lui dit: «Qui es-tu ?» — «Je suis Madeleine Talieu, converse du Couvent du Saint-Sacrement de Bollène.» — « Veux-tu prêter serment ?» — «Non, je ne veux pas prêter serment.» — «Pourquoi ?» — «Parce que ce serment est contraire à ma conscience.» — «Aimes-tu le roi?» — «J'aime mon prochain.» ; et elle répéta d'une voix forte, et par trois fois : «J'aime mon prochain. Ne m'en demandez pas davantage, parce que je ne pourrai pas vous répondre, n'étant qu'une pauvre ignorante».

Cette sœur Talieu fut condamnée à la détention jusqu'à la paix, puis rendue à la liberté le 13 pluviôse an III (1er février 1795), elle se retira à Bollène où elle mourut en 1841, à l'âge de 80 ans. M. Prosper Pellegrin, jadis chanoine de la métropole d'Avignon, était son petit-neveu.


Marie Cluse, Sœur Marie du Bon-Ange
Sœur converse sacramentine de Bollène.

Elle était née à Bouvante en Dauphiné (aujourd'hui du département de la Drôme), le 5 décembre 1761, de Jean Cluse et de Madeleine Béguin. Nous n'avons aucun renseignement sur son père ; mais nous savons que sa mère avait une sœur Marie-Anne Béguin-Royal, religieuse converse du Saint-Sacrement de Bollène, où elle avait fait profession le 26 mai 1761. La pieuse tante ne tarda pas à attirer près d'elle sa nièce, et le 15 octobre 1782, Marie Cluse recevait le saint habit des mains de l'évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux, Pierre-François-Xavier de Lambert. Sa mère et son frère assistaient à la cérémonie. Ils se retrouvaient l'année suivante, le 4 novembre 1783, à la profession de leur fille et sœur, profession que recevait encore, en personne, Mgr de Lambert.

Sœur Marthe du Bon-Ange (tel était son nom de religion), bien qu'elle fût du rang des sœurs converses, avait eu ainsi un honneur que nombre de sœurs de chœur n'avaient pas reçu : la présence à sa vêture et à sa profession du pieux et charitable Mgr de Lambert. Nous ignorons à quel concours de circonstances elle le dut. Mais nous ne serions pas étonnés que Mgr de Lambert, si bon pour les humbles, si généreux pour les pauvres, ait voulu seulement honorer ainsi et relever, aux yeux de la communauté, le rang de sœur converse, et l'obscurité de ses fonctions. Le saint prélat n'avait-il pas, un jour que l'évêque de Viviers, Mgr de Simiane, grand seigneur et grand veneur, le priait de lui montrer sa meute, rassemblé dans la cour de sa demeure, les pauvres et les infirmes de sa ville épiscopale, et n'avait-il pas dit à son fastueux collègue : «Voilà mon équipage ?»

Marie Cluse, devenue Sœur du Bon-Ange, se montra digne de ce très honorable parrainage. Dieu la récompensa de son humilité, de sa patience, de ses humiliations en l'appelant bientôt à la couronne du martyre. Arrêtée à Bollène, transférée à Orange, elle fut jugée le samedi 12 juillet. Le soir du même jour, elle montait sur l'échafaud. Sur son visage que la nature avait fait d'une régularité et d'une beauté surprenantes, se jouait un reflet de la joie céleste dont son âme était pleine. Le bourreau en la voyant fut épris et lui promit de la sauver si elle consentait à l'épouser. Mais la «généreuse athlète», indignée d'une pareille proposition, le repoussa brusquement. — «Fais ton métier, dit-elle, je veux aller, ce soir, souper avec les anges !»

Elle était la plus jeune des religieuses immolées avec elle. Âgée de 32 ans, elle avait passé douze ans dans la vie religieuse.


Marguerite de Justamond, Sœur Marie de Saint-Henri
Religieuse cistercienne de l'abbaye Saint-Catherine d'Avignon.

Dieu, dont les desseins sont impénétrables, mais les volontés adorables, a marqué ici-bas certaines familles du signe d'une prédilection particulière. Il a voulu y multiplier les vocations et y choisir de nombreuses âmes pour les retirer du monde et leur donner la sécurité et la paix du cloître.

La famille de Marguerite-Eléonore de Justamond était de ce nombre. La tante de notre bienheureuse martyre, Marie-Madeleine, ursuline au couvent de Pont-Saint-Esprit, fut immolée le 26 juillet. Sa sœur aînée, Dorothée, fut ursuline à Pernes et exécutée le 16 juillet. Et sa plus jeune sœur, Madeleine, cistercienne comme elle au couvent de Sainte-Catherine d'Avignon, reçut la palme du martyre le même jour que sa sœur Dorothée, le 16 juillet.

Marguerite était la fille de Jean-Pierre de Justamond et de Françoise Barbe de Faure. Elle naquit le 12 janvier 1746, à Bollène. Sa famille était une des plus distinguées de la contrée. Baptisée le 15 janvier, elle eut pour parrain et marraine ses grands-parents : Melchior de Justamond et Marguerite de Faure. Son éducation dans sa famille fut ce qu'était à cette époque et dans ce milieu l'éducation d'une jeune fille. Les parents ne croyaient pas, alors, avoir tout fait quand, par eux-mêmes ou par des maîtresses choisies, ils avaient procuré à leur enfant une somme raisonnable de connaissances. Ils étaient, et à juste raison, persuadés qu'ils n'auraient achevé leur œuvre, qu'après avoir formé à la piété la fille que Dieu leur avait donnée, et l'avoir mise à même d'orienter et de guider sa vie dans le chemin de la perfection chrétienne.

La vocation de Marguerite fut le fruit béni de ces patientes semailles. Nous ignorons la raison qui détermina la pieuse jeune fille née à Bollène, et possédant aux environs une nombreuse parenté, à solliciter son admission au couvent de Sainte-Catherine d'Avignon. Elle n'avait pas, alors, encore vingt ans.

Admise en qualité de novice au début de l'année 1765, elle y fit profession le 12 janvier 1766, en présence de la Révérende Mère de Rilly, abbesse du monastère, et aussi, suivant le touchant langage du procès-verbal de profession, «en présence de la glorieuse Vierge-Marie, de nos glorieux patriarches Saint Benoît et Saint Bernard, et de Sainte Catherine, patronne et titulaire de ce couvent». Messire François Molière, vicaire général de Mgr Manzi, alors archevêque d'Avignon, reçut les vœux de la jeune professe. Elle y reçut le nom de Sœur Marie de Saint-Henri.

Huit ans après, elle avait la joie d'accueillir dans le même monastère sa jeune sœur Madeleine. Ses austérités et ses prières avaient sans doute mérité à une âme qui lui était si chère, la si précieuse faveur de la vocation religieuse.

Sœur Marie de Saint-Henri avait passé près de trente ans dans le monastère de Sainte-Catherine quand la Révolution dispersa les religieuses. À la fin de l'année 1790, la municipalité avignonnaise livra au pillage l'antique et paisible demeure que de si nombreuses générations de moniales avaient peuplée de leur présence, de leurs prières et de leurs chants.

Marguerite, accompagnée de sa sœur, reprit le chemin de Bollène, et demanda aux religieuses de leur faire, parmi elles, une place. Elles passèrent ainsi près de deux années. Enfin, amenée le 2 mai à Orange, notre généreuse cistercienne fut enfermée avec les Sacramentines et les Ursulines dont elle avait partagé la vie pieuse et pauvre, dans la prison de la Cure.

On l'en tira le 12 juillet. Avec Thérèse Talieu, Marie Cluse et Jeanne de Romillon, elle comparut devant la Commission populaire, refusa énergiquement le serment que Fauvéty, président du tribunal, lui demanda, fut condamnée à mort, et monta joyeusement, le soir même, les degrés de l'échafaud. Elle était âgée de 48 ans et 6 mois.


Jeanne de Romillon, Sœur Saint-Bernard
Religieuse ursuline de Pont-Saint-Esprit.

Jeanne-Marie était la sœur cadette de Sylvie-Agnès de Romillon, ursuline du couvent de Bollène, dont nous avons donné ci-dessus la biographie, et qui fut immolée le 10 juillet, précédant de deux jours seulement dans le martyre et dans la gloire sa sœur, ursuline comme elle, mais appartenant au couvent de Pont-Saint-Eprit.

Née le 2 juillet 1753 à Bollène, de Gabriel-Louis de Romillon et de Françoise Thune, baptisée le même jour, elle avait eu pour marraine Rose Clément, sage-femme, épouse de Pierre Faget.

Les leçons et l'exemple d'une mère tendrement aimée firent de Jeanne, comme de sa sœur Sylvie, une chrétienne fervente et forte, et préparèrent admirablement les voies à la grâce de la vocation religieuse que Dieu lui réservait. Elle entra, encore très jeune, au couvent des Ursulines de Pont-Saint-Eprit, et y fit profession sous le nom de Sœur Saint-Bernard.

Le nom de sa famille, la présence au couvent de Sainte-Ursule à Bollène de sa sœur Sylvie, ont porté quelques historiens à l'adjoindre à la liste des ursulines bollénoises. En réalité, Jeanne ne suivit pas sa sœur à Bollène. La liste des ursulines de ce couvent, dressée le 4 octobre 1792 par le maire Jacques Marchand ne renferme pas son nom, qui, par contre, figure dans la liste des Ursulines de Pont-Saint-Eprit. L'accusateur public, de son côté, dit expressément que «Jeanne-Marie de Romillon, âgée d'environ 40 ans, née à Bollène et y résidant, est ex-religieuse insermentée du ci-devant Ordre de Sainte Ursule, au couvent de Pont-sur-Rhône».

Le nom de Romillon était particulièrement cher au couvent de Pont-Saint-Esprit. C'est en effet le père Romillon, jésuite, qui envoya, comme nous l'avons dit, le 14 juin 1610, quelques Ursulines d'Aix pour fonder le couvent à Pont-Saint-Esprit, et ce à la prière d'une humble servante : Marie Desdières, domestique de Mlle de Broche.

Quand les décrets révolutionnaires contraignirent à se disperser, les religieuses de Pont-Saint-Esprit, Sœur Saint-Bernard accompagna à Bollène sa supérieure Marie Port, Sœur Saint-Régis, et se réunit avec elle aux ursulines de cette ville.

C'est là qu'elle fut arrêtée le 22 avril 1794, pour être ensuite transférée à Orange, le 2 mai suivant. À dater de ce jour, elle vécut dans l'attente et l'espoir du martyre. Réunie au seuil de la mort, à sa sœur aînée, dont vingt ans de vie religieuse l'avaient séparée, elle s'entretenait fréquemment avec elle du bonheur qui leur était promis de donner leur vie pour Jésus-Christ. À cette pensée, elles tressaillaient, toutes deux, d'une sainte joie. Alors que Sylvie se présentait à l'appel des victimes, tous les jours, dans l'espoir d'aller plus vite à une mort si impatiemment désirée, Jeanne se laissait emporter par une pieuse allégresse, en pensant qu'elle devait bientôt mourir pour sa foi. Il y avait entre ces deux sœurs une telle union d'esprit et de cœur, dans les mêmes désirs d'immolation et du martyre, que le jour où Sylvie fut appelée la première au noces de l'Agneau, sa sœur Jeanne ne put dissimuler sa tristesse, ni taire son désappointement.

Deux jours après son tour arriva. Le 12 juillet elle comparut devant le tribunal, et après un semblant d'interrogatoire, elle fut condamnée à mort.

Rien ne peut exprimer la joie qu'elle en éprouva. Quand l'heure d'aller au supplice fut arrivée, elle éclata en saints transports : «0 quel bonheur ! disait-elle. Bientôt je serai dans le ciel. Je ne puis contenir la joie que j'éprouve.»

Tandis qu'elle gravissait les degrés de l'échafaud, elle entendit la foule crier : «Vive la Nation !» La martyre se retourne alors, et mêlant sa voix aux voix populaires : «Oui, s'écria-t-elle, vive la Nation qui me procure en ce beau jour la grâce du martyre.» Et elle livra sa tête au bourreau.

Depuis longtemps, Sœur Saint-Bernard avait demandé à la Très Sainte Vierge de mourir un samedi, ou un jour de ses fêtes. Elle avait été exaucée : elle mourait martyre le samedi 12 juillet, âgée de 41 ans.

Tandis que les quatre religieuses de Bollène dont nous venons d'esquisser la physionomie rendaient à leurs vœux le témoignage de leur sang, un prêtre, l'abbé Pierre Gonnet, vicaire de Joncquières, était lui aussi immolé sur l'échafaud, sous l'accusation de fédéralisme et de fanatisme. Le rapport de la Commission au Comité de Salut Public laisserait croire qu'il rétracta le serment autrefois prêté, et dit expressément qu'il avait refusé d'abdiquer ses fonctions.


Élisabeth Verchière, Sœur Madeleine
Religieuse sacramentine de Bollène.

Jésus-Christ, époux des saintes âmes et «glorieux Roi des martyrs», n'a pas voulu couronner seulement, dans la phalange de nos bienheureuses, celles qui s'étaient consacrées à Lui depuis longtemps. Il a daigné aussi récompenser de la même couronne ses épouses de la veille, celles qui ne lui avaient encore donné que les prémices d'une vie dont les jours devaient être si courts, mais si glorieusement tranchés.

Élisabeth Verchière était toute jeune professe du couvent du Saint-Sacrement, quand la Révolution éclata. Née à Bollène le 2 janvier 1769 de Jean-Pierre Verchière et d'Élisabeth Pradelle, elle entra en 1788 le 1er novembre chez les Sacramentines, y reçut l'habit le 12 février 1789 et y prononça ses vœux le 21 février 1790. Depuis le 13 février de cette même année les vœux de religion étaient déclarés nuls, et les Ordres religieux abolis. Il ne semble pas que Sœur Madeleine de la Mère de Dieu — ainsi s'appelait en religion Élisabeth Verchière - se soit beaucoup préoccupée des décrets et des ordres de Assemblée constituante ! C'est que Dieu lui parlait, et l'invitait à se consacrer à Lui. Pour une âme qu'Il a ainsi appelée et choisie, par la plus magnifique des grâces, la terre et les hommes et «le visage fugitif de ce monde» n'ont plus de charmes ni d'attraits.

Mais si Élisabeth s'était ainsi donnée joyeusement à sa sainte vocation, elle ne put rester longtemps dans la maison où elle pensait l'abriter. Au mois d'octobre 1792, elle dut sortir avec ses compagnes du couvent où elle venait de promettre de finir sa vie. Pour une âme moins forte que la sienne, moins trempée au feu de l'amour divin, l'occasion était belle de rentrer dans le monde et d'y reprendre l'existence du siècle. Les événements s'y prêtaient à merveille, et le cloître n'avait pas encore mis sur la jeune professe une telle empreinte qu'elle ait été ineffaçable. Les liens volontairement pris étaient trop récents pour être indestructibles.

Ainsi eût raisonné le monde, et la prudence humaine n'eût pas parlé autrement. Une âme aussi généreuse que celle d'Élisabeth était capable d'entendre un tout autre langage.

Elle quitte donc son couvent : mais pour le retrouver tout de suite, dans la communauté si fervente et si pauvre que les Sacramentines avaient immédiatement reconstituée. Arrêtée avec ses compagnes, avec elles transférée à Orange, elle se montra dans sa prison, l'émule de ses aînées en piété, et en fidélité à la règle par toutes consentie. Sa jeunesse attendrissait sans doute jusqu'à ses geôliers, mais elle ne la rendait pas incapable d'héroïsme. On le vit bien, quand le 13 juillet, elle comparut devant ses juges. Accusée, comme les cinq religieuses jugées avec elle, de refuser obstinément le serment ordonné par la loi, de propager le plus dangereux fanatisme, dans l'intention d'appeler l'anarchie... elle ne se laissa pas ébranler par les interrogations insidieuses du président Fauvéty. «Les six béates, est-il dit dans le compte-rendu des travaux de la Commission du 14 juillet, ont déclaré qu'il n'était pas au pouvoir des hommes de les empêcher d'être religieuses ; que le serment était contraire à leur conscience et à leurs vœux. Nous leur avons fait observer que parmi ces vœux, se trouvait celui de l'obéissance, que Saint Paul lui-même avait dit, en rappelant les paroles du Christ, qu'on devait l'obéissance au souverain, même injuste, et qu'ainsi leur refus de serment pouvait bien être considéré comme une révolte contre le peuple souverain.» En vertu de cette argumentation, la sœur Verchière fut immolée le même jour. Elle avait 25 ans et 6 mois.


Henriette Faurie, Sœur Marie-de-l'Annonciation
Religieuse sacramentine de Bollène.

Thérèse-Henriette Faurie était comme Élisabeth Verchière une toute jeune professe. Née en 1770, le 9 février de Jean-César Faurie, officier de santé, et de Françoise-Anne Astier. Ses parents habitaient Sérignan, près d'Orange, où son père depuis quelques années déjà exerçait sa profession.

À dix-huit ans, le 22 mai 1788, elle entrait chez les Sacramentines de Bollène. Six mois après, le 13 novembre, elle recevait l'habit religieux des mains de l'abbé Afforty, vicaire général de Mgr de Lambert, évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux. La baronne de Chaseau, le doyen de la collégiale, et le curé de Piolenc assistaient à sa vêture. L'année suivante, le 7 novembre, elle prononçait ses vœux de religion. Sa sœur, Félicité, qui devait être si intimement mêlée aux événements qui marquèrent les derniers jours de Henriette, assistait à la cérémonie, avec son père que nous retrouverons au cours de cette brève biographie, et plusieurs autres de ses parents.

Sœur Marie-de-l'Annonciation — tel était le nom qu'elle avait reçu au jour de sa vêture — était la plus jeune des sœurs qui composaient alors la communauté de Bollène. D'un naturel très doux, d'une piété affectueuse, d'une charité toujours aimable, la jeune sacramentine fut bientôt, malgré sa jeunesse, très estimée de ses compagnes. Cette douceur et cette bienveillance n'enlevaient rien, d'ailleurs, à sa fermeté et à son courage. Elle allait sans tarder trouver l'occasion de les révéler et de montrer au monde que le cœur où Dieu réside est une citadelle imprenable.

Trois ans ne s'étaient pas encore tout à fait écoulés depuis le jour de sa profession, quand le couvent du Saint-Sacrement fut fermé, et les religieuses dispersées. Henriette Faurie suivit ses compagnes dans leur retraite et partagea, pendant dix-huit mois, leur vie de privations et de travail. Elle aussi, au chaud refuge que lui offrait la maison paternelle préféra l'incertitude du lendemain, et la trop certaine insécurité du jour présent.

Tandis qu'elle reprenait sa vie de sacramentine un moment interrompue, la désolation était au foyer. D'une famille de huit personnes, tendrement unies, il restait seulement la mère et les deux sœurs de Henriette. Les trois frères : Jean-Marie, Roch-André et Étienne-Bénézet étaient partis pour l'armée ; et le père, César Faurie, bientôt inscrit sur la liste des suspects, avait été, au milieu des sanglots de sa femme et de ses filles, arrêté et incarcéré à Orange, à la prison des Dames. La mère resta donc seule à la maison, avec Félicité âgée pour lors de 23 ans et la petite Madeleine qui accomplissait sa dixième année.

Cette famille, profondément chrétienne, était une famille de vaillants, et les enfants vite mûris à l'école du malheur étaient bientôt capables de comprendre et de suivre les exemples de courage dont ils étaient les témoins. Les souvenirs recueillis à l'occasion de la béatification de Sœur Marie-de-l'Assomption attribuent à la jeune Madeleine le fait suivant.

Le lendemain de l'incarcération de César Faurie, une enfant se présentait au guichet de la prison, un panier à la main et s'adressant au geôlier : «Le citoyen Faurie, dit-elle. Je désire le voir. — Et qui es-tu, ma belle enfant ? — Je suis sa fille Madeleine. J'ai dans mon panier des provisions que je lui apporte. — Ton père est au secret. Tu ne peux pas le voir. Laisse-là tes provisions : je les lui remettrai. — Merci. Dites à mon père que tous les jours je lui apporterai des provisions, jusqu'à ce qu'on nous le rende : car on nous le rendra, n'est-ce pas ? Il n'a rien fait de mal. N'est-ce pas qu'on nous le rendra ?» Le geôlier ne répondit pas. Mais tous les jours, désormais, on put voir sur la route de Sérignan à Orange, Madeleine, parfois accompagnée de sa sœur, se hâter, un panier au bras, vers la prison où son père attendait sa délivrance ou la mort.

Henriette apprit à Bollène les malheurs de sa famille. Elle quitta aussitôt la communauté et accourut à Sérignan, pour consoler sa mère. Elle arriva vers le soir. La mère et les deux filles faisaient leur prière. Henriette frappe à la porte. Madeleine se lève : «Qui est-ce ? dit-elle. — C'est moi, Henriette, ouvre vite.» Quelques instants après, elle était dans les bras de sa mère.

Elle savait bien, et elle le dit aussitôt aux êtres qui lui étaient si chers, que son séjour à Sérignan ne serait pas de longue durée. Elle n'y était pas venue d'ailleurs, pour fuir la persécution, mais pour y accomplir un devoir de piété filiale, n'ignorant pas que son refus du serment devait la conduire à la prison et à la mort, mais dédaignant de se cacher et de fuir l'épreuve qu'elle pressentait.

«Écoutez bien ma mère, écoute, Madeleine. Notre couvent est fermé, nos sœurs sont dispersées. Hier on a voulu me faire prêter serment, j'ai refusé. Je sais le sort qui m'attend. Que la volonté de Dieu soit faite !»

Le 2 mars 1794, la municipalité de Sérignan, sur les objurgations de l'agent national, convoqua à la maison commune Henriette Faurie. Elle y vint accompagnée de Suzanne Deloye et d'Andrée Minutte. Le maire les invite puis leur ordonne de se conformer à la loi. L'une après l'autre elles refusent énergiquement. Sept jours après même tentative et même refus. Dans l'intervalle, Henriette avait eu à subir l'assaut de la tendresse paternelle. César Faurie incarcéré une première fois, puis mis en liberté (sans doute pour faire pression sur la volonté de sa fille) vint en effet, déclarer qu'il avait vainement employé à son égard les exhortations et les prières. Bien mieux encore: reprenant une tâche jusqu'alors sans espoir de succès, il interpella la courageuse enfant, la suppliant de se rendre à ses désirs et d'avoir pitié de ses larmes. En deux mots la délibération de la municipalité nous a raconté l'issue de cette lutte : «Elle a refusé constamment alléguant le cri de sa conscience qui l'en empêchait.»

Quelques semaines après, le 10 mai, le Comité de Sérignan décernait contre elle un mandat d'arrêt. Même à cette heure, la fuite était encore possible. Sa mère et ses sœurs la pressaient de se dérober au danger. «Non, dit-elle, mes compagnes sont en prison : mon devoir est d'y aller avec elles.» Et elle attendit. Elle n'attendit pas longtemps. Le lendemain elle était assise devant la porte de sa maison, quand un agent de la municipalité se présenta devant elle. « C'est toi, lui dit-il, qui t'appelles Henriette Faurie ? — Oui, c'est moi. — Tu étais religieuse à Bollène ? Oui.— Où est ton père ? — Vous savez bien qu'il est en prison à Orange. — Et tes frères? — Ils sont soldats de la République. — Ton père est un aristocrate ; tes frères aimeraient mieux se battre avec les chouans. Toi tu conspires au moyen de tes singeries. Nous avons ordre de t'arrêter. Suis-nous.»

Sans rien dire, Henriette se lève et se dispose à suivre avec le calme et la sérénité des belles âmes, ceux qui viennent pour l'emmener. Mais autour d'elle on pleure. Ses sœurs sanglotent. «Ne pleurez plus, leur dit-elle. S'il faut savoir vivre pour Dieu, il faut aussi savoir mourir pour Lui. Adieu, priez pour moi, et consolez notre mère ! »

Elle fut aussitôt entraînée et conduite à Orange avec la sœur Suzanne Deloye, religieuse bénédictine de Caderousse, originaire de Sérignan où elle s'était réfugiée après la fermeture de son couvent, et la sœur Andrée Minutte dont nous retracerons bientôt la vie. Ce fut, d'ailleurs, comme nous l'avons dit, le domestique d'Alexis Deloye qui fut contraint à les conduire sur la même charrette à Orange. Le soir de ce jour, Sœur Marie-de-l'Annonciation retrouvait ses compagnes emprisonnées depuis huit jours, et embrassait avec joie la vie pieuse et régulière qu'elles avaient inaugurée dès leur incarcération.

La captivité de notre vaillante martyre dura deux mois, pendant lesquels ses sœurs vinrent fidèlement, l'une ou l'autre ou parfois toutes les deux apporter, à leur sœur et à leur père le réconfort de leur tendresse. Félicité Faurie ne pouvait comprendre qu'on put déclarer coupable son héroïque sœur, son père si bon. Mais Henriette, plus éclairée et plus avertie, ne se permettait aucune illusion. Elle savait que Dieu lui demanderait bientôt le sacrifice de sa vie. Chaque jour quelqu'une de ses compagnes la quittait pour ne plus la revoir ici-bas. Chaque jour Henriette se préparait à l'immolation que ses devancières consommaient joyeusement.

Enfin le 25 messidor (13 juillet) à l'appel de neuf heures, son nom est prononcé avec celui de cinq autres religieuses : Anastasie de Roquard, Marie-Anne Lambert, Marie-Anne de Peyre, Élisabeth Verchière et Andrée Minutte. Henriette comprend que le moment du sacrifice est venu : mais sa foi le lui montre comme l'heure si désirée du triomphe et de la gloire ! «Courage, mes sœurs, s'écrie-t-elle, voici le moment du triomphe !»

Une âme aussi intrépide ne pouvait qu'être héroïque devant ses juges. Henriette le fut, en effet, et chacune de ses réponses fut marquée du plus admirable et du plus tranquille courage. Touché de son jeune âge, le président Fauvéty essaya de fléchir son étonnante fermeté. Ainsi, autrefois, sous les Néron et les Dioclétien, quelque proconsul ou quelque préfet, ému de la jeunesse d'une vierge, essayait-il vainement de la faire adorer les idoles.

«Allons Henriette, prête serment, tu es encore si jeune! Pourquoi vouloir si tôt mourir ? Prête serment et tu retourneras près de ta mère ! — J'ai fait serment à Dieu, répondit la martyre, je n'en prêterai pas d'autre !» Et se tournant alors vers ses compagnes dont quelques-unes étaient déjà condamnées : «Courage, répéta-t-elle, les portes du ciel vont s'ouvrir pour nous !»

La sentence capitale fut donc prononcée. Mais Dieu voulut qu'à cette heure où les angoisses et les ténèbres de la mort remplissent les âmes les plus vaillantes, le courage de sa jeune épouse parût en tout son éclat. Tirant, en effet, de sa poche une poire qu'elle avait conservée du souper de la veille, elle la partagea en six morceaux qu'elle distribua à ses compagnes. Ce fut leur dernier repas.

À 6 heures du soir, les six religieuses, et cinq autres détenus condamnés dans la même séance furent conduits à l'échafaud. Mais ce n'était pas l'abattement et la stupeur de la dernière heure qu'on lisait sur le visage des martyres. La foule les vit venir comme un cortège de noces, chantant les Litanies de la Sainte Vierge ! Ce chant attira l'attention des prisonniers détenus à la prison des Dames, rue de Tourre que les condamnés suivaient en allant à la mort. Ils se précipitèrent aux fenêtres. Mais, soudain, l'un d'eux jetant un grand cri, tomba évanoui. C'était César Faurie qui venait de reconnaître sa fille marchant au supplice !

Henriette et ses compagnes étaient parvenues au bas de l'échafaud, quand une religieuse se rappelant qu'elle n'avait pas dit son office en entier s'écria: «Mon Dieu ! nous n'avons pas fini nos vêpres ! — Eh bien ! répond Henriette, nous les achèverons au Paradis !»

Quelques minutes après, elle y montait. Mais avant de livrer sa tête au bourreau, elle put apercevoir sa sœur Madeleine, accourue de Sérignan, comme tous les jours, qui fendait la foule, en l'appelant de toute son âme, sa sœur chérie : «Henriette... Henriette !» La martyre sourit une dernière fois, puis levant les yeux au ciel : «Adieu, Madeleine, dit-elle. Embrasse notre mère. Au revoir où je vais t'attends.» Et elle consomma son sacrifice. Elle avait 24 ans et 5 mois.


Andrée Minutte, Sœur Saint-Alexis

Religieuse sacramentine de Bollène.

Elle était née à Sérignan, comme la sœur Henriette Faurie dont elle devait partager le martyre : mais elle apportait à Dieu plus que des prémices. Une longue vie dans le cloître l'avait préparée à mourir pour son Dieu.

Née le 4 février 1741, d'Alexandre Minutte et de Marie-Anne Goudareau, elle fut baptisée le même jour et eut pour parrain son grand-père Timothée Goudareau et pour marraine Claire Reboul. Après la mort de sa mère, elle demanda et obtint son admission au couvent du Saint-Sacrement de Bollène. Le 20 mai 1760, elle prenait l'habit, et échangeait son nom de famille contre celui de Sœur Saint-Alexis. L'abbé Charaix, vicaire général de l'évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux, présida la cérémonie, à laquelle le père de la postulante et ses oncles et tante assistèrent.

L'année suivante elle faisait profession solennelle «des vœux de pauvreté, chasteté et obéissance, des règles de Saint-Augustin et des Constitutions du vénérable Père Antoine du Saint-Sacrement de l'ordre de Saint-Dominique» entre les mains du même abbé Charaix et en présence de son père, de ses oncles, de son frère et d'une assez nombreuse parenté.

Elle vécut trente-trois ans dans son couvent, et n'en sortit qu'en octobre 1792, pour gagner sur les instances de ses parents la maison paternelle où elle passa dix-huit mois. Arrêtée quelques jours après les vingt-neuf religieuses de Bollène, Sœur Saint-Alexis suivit jusqu'à la fin le sort de la pieuse communauté, prit sa part, dans la prison, de leurs exercices et de leurs prières, et comparut avec la sœur Faurie et quatre autres, le 13 juillet, devant la Commission populaire. Interrogée à son tour, si elle voulait consentir à prêter serment, elle refusa et fut condamnée à mort. En face de l'échafaud, son énergie ne se démentit pas. «Sa mort, disent les souvenirs de sa famille religieuse, fut aussi édifiante que courageuse.» Elle avait 54 ans.


Marie-Anne Lambert, Sœur Saint-François
Sœur converse ursuline de Bollène.

La famille de Marie-Anne Lambert habitait Pierrelatte en Dauphiné (aujourd'hui du département de la Drôme). Son père était marchand drapier, et sa mère Thérèse Mouraret appartenait à un foyer modeste, mais profondément chrétien. Notre bienheureuse naquit le 17 août 1742, fut baptisée le même jour et eut pour parrain son oncle Jean Lambert et pour marraine sa tante Marianne Mouraret.

Après une enfance pieuse, elle entra à l'âge de 22 ans chez les Ursulines du couvent de Bollène où elle fit profession en qualité de sœur converse, le 8 octobre 1765. Sa vie au couvent pareille à la vie de ses humbles compagnes, uniforme en sa ferveur sanctifiante, en son obéissance de toutes les heures. Les emplois qui lui furent confiés et qu'elle remplit avec une parfaite abnégation, le sacrifice perpétuel de sa volonté qu'elle sut ne jamais dérober aux ordres de ses supérieures, la disposèrent à l'immolation que Dieu devait, après vingt-neuf ans de vie religieuse, lui demander ; et quand l'épreuve arriva elle était prête. Le cloître avec ses austérités et ses renoncements l'avaient préparée à consentir simplement et joyeusement le sacrifice suprême.

Cette simplicité, elle la garda jusqu'au bout. La communauté une fois reconstituée, elle mit au service de ses sœurs dont l'installation improvisée dut être une épreuve quotidienne pour la patience des converses, la même complaisance douce et prompte. Elle avait fait véritablement de sa communauté sa seconde famille, et il n'était services délicats et méritoires dans leur bassesse, qu'elle ne fût empressée à lui rendre.

Absente par obéissance, de Bollène, quand les sœurs furent mises en état d'arrestation, elle ne fut pas, pour cela, frustrée de la gloire du martyre. Arrêtée à son tour le 12 juin, elle fût amenée, le lendemain à Orange, avec le père Jean-Mathieu Fiteau, jésuite, qui fut à 78 ans le 9 juillet, le compagnon de sacrifice de Marie-Anne de Rocher, Sœur Marie-des-Anges.

Sœur Saint-François survécut quatre jours seulement à ce vénérable religieux. Le 13 juillet, elle comparaissait devant ses juges. Cinq religieuses, et leur supérieure Mme de Roquard, étaient jugées avec elle. La mort du martyre effaçait les distances. L'humble converse était au même rang que la mère supérieure et allait recevoir la même couronne. Elle mourut aussi simplement qu'elle avait vécu, chantant sur le chemin du supplice le cantique d'action de grâces, et livrant au bourreau une vie qui durant cinquante-deux ans s'était déjà consumée lentement au service de Dieu et du prochain.


Marie-Anne de Peyre, Sœur Sainte-Françoise
Sœur converse ursuline de Carpentras

Voici encore une humble fleur cueillie le même jour. Marie-Anne de Peyre n'appartenait pas aux couvents de Bollène, mais au monastère de Sainte-Ursule de Carpentras où elle avait fait profession en 1781 en qualité de sœur converse, et pris le nom de Sœur Sainte-Françoise, en souvenir de sa pieuse mère.

Marie-Anne de Peyre, une des figures les plus attachantes de la bienheureuse phalange immolée en juillet 1794, était la fille d'un humble ménager de Tulette, Jean-André de Peyre, originaire de Saint-Roman-de-Malegarde au diocèse de Vaison, et de Marie-Françoise Audias. Sa famille dont la situation, au moment de la Révolution était des plus modestes, avait autrefois occupé un certain rang.

Si elle était depuis longtemps tombée en roture son nom n'avait pas perdu au cours des âges la particule qui dut autrefois l'apparenter à la famille de Petra (de Peyre, selon la traduction provençale).

Lors du jugement de Marie-Anne, il devait subsister quelques traces de ce passé, sinon dans l'orthographe, au moins dans la tradition locale, puisque l'accusateur public supprima le de et appela la détenue Peyre, comme il avait dit : Madeleine Guilhermier, Marguerite Rocher... etc.

Baptisée le lendemain de sa naissance, cette enfant prédestinée eut pour parrain Noël Biscarrat de Sainte-Cécile et pour marraine Marie-Anne Audias sa grand-tante maternelle.

Elle fut prédestinée, en effet, cette enfant qui allait être élevée au sein d'une famille chrétienne, devait donner, dans le monde, aux jeunes filles de son âge l'exemple des plus belles vertus, se consacrer à Dieu, dans la fleur de sa vie, et cueillir à 34 ans la palme du martyre.

Les signes de la prédilection divine pour cette âme d'élite apparurent bientôt : Marie-Anne était à peine âgée de dix ans, quand elle voulut faire à Dieu et sa sainte Mère l'offrande pieuse de son adolescence, en entrant dans la Confrérie du Saint-Rosaire, érigée dans sa paroisse.

Cette pieuse association établie en 1668, confirmée dans ses Statuts par l'évêque de Vaison le 15 octobre de la même année, groupait à cette époque un grand nombre de personnes pieuses, hommes et femmes, prêtres, bourgeois, nobles ou simples ménagers de la paroisse de Tulette. C'était une de ces confréries dont nos paroisses en comptaient tant, véritables ferments de saine et vraie piété, écoles de ferveur et de charité où les âmes plus éprises de perfection, trouvaient tout ensemble l'aliment et la satisfaction de leurs saints désirs. Les membres qui la composaient étaient tenus à réciter le rosaire en entier au jour qu'ils avaient choisi, ou que leur curé leur désignait.

Marie-Anne y fut reçue le premier dimanche d'octobre, et choisit le 25 mars, fête de l'Annonciation, pour remplir son pieux office.

Ce premier don d'elle-même ne lui suffit bientôt plus. En 1773, elle entra la première de ses compagnes dans la Congrégation des jeunes filles de la paroisse. C'est le 24 mai, en la fête de la Pentecôte, que Marie-Anne, vêtue de blanc, prononça en son nom propre et au nom de ses compagnes, l'acte de consécration à la Sainte Vierge, invoquée dans la confrérie sous le titre de Notre-Dame de Pitié. Cette prière nous a été conservée. Nos lecteurs seront sans doute édifiés de la retrouver ici :

«Mère de pitié et de miséricorde, dont le cœur a été si vivement percé d'un glaive de douleur au jour de la passion de votre très cher Fils, Notre-Seigneur Jésus-Christ, je vous choisis aujourd'hui pour ma Reine, ma Patronne et mon Avocate auprès de Dieu. Recevez-moi donc pour toujours, je vous en supplie, au nombre de vos servantes ; assistez-moi dans toutes les actions de ma vie, et ne m'abandonnez pas surtout à l'heure de ma mort.»

Ces mots n'étaient pas sur les lèvres de la future ursuline une de ces vaines formules dont se berce pendant quelque temps la piété de certaines jeunes filles, et qui s'oublient bientôt, au contact du monde et de ses plaisirs. Ces sentiments furent toujours les siens, et son acte de consécration revêtit à ses yeux la valeur d'un engagement.

Aussi sa piété s'en accrut et sa conduite déjà si chrétienne devint si exemplaire que deux ans après, les votes unanimes de ses compagnes la désignèrent, le 2 juillet 1775, comme première assistance d'Alexandrine Ribail, supérieure de la Confrérie. Cette association qui par tant d'aspects, ressemblait déjà à une communauté religieuse, puisqu'on y comptait une maîtresse des novices, fut dès lors et plus que jamais, dans la paroisse, une sorte de monastère sans clôture et sans vœux, ouvert aux âmes d'élite, véritable foyer de ferveur religieuse et de zèle apostolique.

Parmi les jeunes filles que l'exemple et les conseils de Marie-Anne, exhortaient à une plus grande perfection, se trouvait une de ses jeunes compagnes, Marie Boudon, qui devint bientôt son amie la plus chère. En 1778, l'année même où malgré son jeune âge, Marie-Anne devenait «substitut» de la supérieure de la Confrérie, Spirite Ravanel, Marie Boudon entrait à son tour dans l'Association du Saint-Rosaire et choisissait pour remplir ses nouveaux engagements le jour de Pâques.

C'est par elle, échappée miraculeusement à la mort, que nous a été révélée la vie de Marie-Anne, avant son entrée au couvent, ainsi que les particularités si édifiantes de ses derniers jours.

Marie-Anne avait vingt-quatre ans, quand l'appel définitif de Dieu se fit entendre. Depuis longtemps son cœur sollicité par les beautés et les joies austères de la vie religieuse, s'inclinait vers le cloître, comme vers l'asile saint qui lui donnerait le repos et la paix. Depuis longtemps le monde avait été pesé à sa juste valeur par celle qui aurait désiré lui dire immédiatement un dernier adieu, et quand elle franchit le seuil du couvent, ses désirs l'y avaient depuis longtemps précédée. N'avait-elle pas vécu, jusqu'alors comme une religieuse ? Et ne voulant rien perdre des austérités du cloître, avant même d'y avoir été admise, ne portait-elle pas déjà un rugueux cilice et ne se donnait-elle pas la discipline, une discipline armée de pointes et de chaînettes de fer ?

Elle se présenta donc en 1781, au couvent des Ursulines à Carpentras, y fut admise comme sœur converse, et prit le nom de Sœur Sainte-Françoise, en souvenir de sa pieuse mère. À ce moment, Dieu avait rappelé à Lui le bon et intègre chrétien, dont les paternelles leçons avaient préparé à la vie religieuse, et au martyre l'âme de la jeune ursuline. Et peut-être celle-ci n'avait-elle différé son entrée au couvent que pour adoucir de sa présence et entourer de soins la vieillesse d'une mère bien-aimée.

Sœur Sainte-Françoise vécut une dizaine d'années au couvent de Sainte-Ursule. Contraintes à se disperser, en 1792, et ne pouvant trouver à Carpentras une maison qui les pût recevoir, les seize religieuses de chœur et les deux converses qui constituaient alors la communauté, rentrèrent pour la plupart dans leurs familles. Marie-Anne revint donc à Tulette, et y reprit sa pieuse et modeste existence d'autrefois.

Mais en rentrant dans le monde, la sainte ursuline y apportait les habitudes, les allures, et comme l'atmosphère de son couvent. Elle était et elle voulut demeurer religieuse, étendant à tous le bienfait de sa charité et faisant preuve d'une abnégation admirable. Elle fut vraiment la servante de tout le monde, mais elle réservait ses soins les plus tendres aux pauvres malades, passant à leur chevet, les jours et les nuits, les consolant, les préparant à recevoir les derniers sacrements, et amenant jusqu'à eux, souvent au péril de sa vie, un prêtre insermenté, pour les absoudre et bénir leur dépouille.

Ces devoirs de charité ne la distrayaient pas de la prière. Fidèle aux plus petites observances de sa règle, elle allait réciter son office et son rosaire dans les oratoires et chapelles qu'elle avait autrefois coutume de fréquenter, premiers témoins de ses aspirations pieuses, de ses élans vers Dieu, de ses prières.

À choisir ainsi, pour prier ces oratoires abandonnés, de préférence à l'église paroissiale désormais confiée à un prêtre assermenté, Marie-Anne n'ignorait pas qu'elle s'exposait à un danger grave : celui d'être traitée de fanatique, de réfractaire aux lois, crime puni de mort, mais elle ne retranchait, pour autant, de sa vie ni la moindre prière, ni la moindre de ces démarches alors si terriblement compromettantes.

Aussi bien le Dieu qu'elle servait si courageusement la laissa-t-il pas sans consolations.

À l'ouest de la petite ville de Tulette, sur un mamelon auquel les plaines environnantes donnent l'importance d'une colline, s'élève un modeste et gracieux oratoire. Dédié à Notre-Dame du Roure, il emprunta jadis son titre aux chênes nombreux qui lui faisaient une avenue et l'entouraient de leur ombre. Les arbres puissants et touffus ont aujourd'hui cédé la place à quelques mûriers. Seul un grand chêne est encore debout, dernier témoin des jours passés, ou, peut-être encore dernier rejeton des ancêtres disparus.

Le sanctuaire, lui n'a pas changé. D'intelligentes et discrètes réparations en ont conservé l'existence, sans en altérer la rustique beauté. Il est tel que les contemporains de la bienheureuse Marie-Anne de Peyre l'ont connu, tel que l'avaient vu leurs pères. Bâti en simple appareil, il offre au pèlerin, avec son unique nef, son abside semi-circulaire, un de ces nombreux exemplaires de chapelles rurales dont nos campagnes comtadines étaient parsemées. Du moins celle-ci a-t-elle pu échapper au sort de tant d'autres qui sont devenues greniers ou étables, quand elles ne se sont pas effondrées, tout simplement. La piété des fidèles comme le zèle de leurs pasteurs ne l'a pas abandonnée aux injures du temps, et l'a sauvée de la malice des hommes.

Marie-Anne avait conservé pour Notre-Dame du Roure un vif attrait. Et c'est sur le chemin qui y conduit encore de nos jours que Dieu voulut quelque temps avant l'épreuve fortifier son courage de miraculeuse façon. Un jour elle se rendait, accompagnée de sa fidèle amie, Marie Boudon, à la chapelle de Notre-Dame du Roure, lorsque subitement elle fut ravie en extase. Sa compagne qui la précédait sur le chemin du sanctuaire, ne l'entendant plus marcher derrière elle, se retourna, et vit Sœur Sainte-Françoise, élevée à un mètre au-dessus du sol, les mains jointes, les regards perdus vers le ciel. «Ma sœur, ma sœur, que faites-vous ? s'écria-t-elle. — Silence, lui répondit la sœur. N'entendez-vous pas les harmonies célestes ? Oh ! que le ciel est beau !» Et l'extase, aussitôt, prit fin. Marie Boudon, est-il besoin de le dire, n'entendit rien que la voix de son amie, dont le visage paraissait transfiguré et dont les pieds ne touchaient plus la terre.

Cette vision précéda de peu l'arrestation de la voyante.

Dénoncée comme fanatique par de soi-disant patriotes de sa commune, Marie-Anne fut décrétée d'arrestation par le Comité de surveillance de Visan, village voisin de Tulette, le 27 mars 1794. Enfermée pour y passer la nuit, dans la maison de M. de Seguins-Cabassole, placée alors sous séquestre comme bien d'émigrés, elle demanda et obtint que sa nièce et filleule, Marie de Peyre, lui fût laissée jusqu'au lendemain. Cette jeune fille, plus tard mariée à Louis Calvier, militaire en retrait, a raconté jusqu'à sa mort survenue le 6 août 1835, le fait suivant :

«Tandis que ma tante, dit-elle, était en prière auprès de mon lit, notre appartement fut tout-à-coup éclairé d'une vive et douce lumière. Puis apparut un personnage céleste, tout resplendissant de gloire. D'abord la frayeur s'empara de moi, et je cherchai à cacher ma tête sous les couvertures. Ne crains rien, me dit ma tante, c'est Notre Seigneur Jésus-Christ qui daigne venir nous voir.» L'apparition s'approcha de moi et me toucha la main, en signe de paix ; s'adressant ensuite à ma tante, Il lui dit : «Marie, tu m'as demandé de t'associer à ma Passion pour expier les crimes de la terre. Te voilà entre les mains de mes ennemis. Si tu trouves mon calice trop amer, dis une parole et les portes de la prison s'ouvriront devant toi. — Seigneur, répondit ma tante, seule, sans vous et votre croix, la vie la plus douce me parait insupportable, mais avec vous et votre croix la mort la plus cruelle fera mes délices.» Il y eut un moment de silence. Je croyais être au ciel. Peu après, l'apparition s'évanouit, nous laissant prier dans l'obscurité la plus profonde.

«La lumière céleste dont la chambre avait été inondée, fut aperçue du dehors. Le lendemain, le garde national Monier qui n'avait point vu d'apparition, mais seulement les flots de lumière qui avaient rempli la maison, sachant qu'on avait fait autour d'elles bonne garde, était persuadé que les prisonnières avaient reçu un message du ciel. Aussi s'empressa-t-il de dire à Marie-Anne de Peyre. «Je sais que Dieu, dont il n'est plus permis de prononcer le nom, est avec toi. J'ai obtenu la permission de t'accompagner à Orange. Je te réponds sur ma tête qu'en chemin tu seras respectée.»

Le jour même, en effet, Marie-Anne partait pour Orange. Dans la même charrette avaient pris place deux femmes pieuses de Tulette, arrêtées comme suspectes et envoyées au district pour qu'on statuât sur leur sort.

Le 28 mars (8 germinal), les trois prisonnières qui avaient charmé la longueur de la route en chantant des cantiques, étaient écrouées à la prison de la Cure. Trois religieuses furent emprisonnées avec elles : Thérèse Consolin, de Courthézon, qui devait mourir le 26 juillet, la dernière de la glorieuse phalange, Mélanie Collet et Eméranciane de Valréas que la chute de Robespierre priva de la couronne du martyre.

Le 2 mai suivant, les vingt-neuf religieuses arrêtées à Bollène venaient partager la captivité de Marie-Anne de Peyre. Les saintes victimes vouées à la mort furent bientôt au nombre de quarante et une, de divers ordres, amenées de diverses localités mais toutes pénétrées des mêmes pressentiments et de la même ferveur.

Marie-Anne de Peyre fut une des plus ferventes. Les trois grands mois qui la séparaient de son sacrifice, furent consacrés à sa préparation à la mort par une régularité exemplaire et l'exercice d'une infatigable charité à l'égard de ses compagnes. Parmi elles quelques-unes étaient d'un âge avancé : leurs infirmités jointes aux mille incommodités de la prison leur rendaient encore plus lourde la captivité où elles étaient réduites. Sœur Sainte-Françoise dont les malades avaient si souvent éprouvé la délicate compassion, fut pour ses aînées d'un parfait dévouement. Ses paroles de consolation, ses encouragements, autant que les soins qu'elle leur prodigua, adoucirent les angoisses et calmèrent les frayeurs de leurs derniers jours.

L'exercice assidu d'une telle charité eut dès avant la couronne du martyre, sa récompense, et Dieu voulut ménager à sa servante, à l'heure du dernier sacrifice, une douce consolation. Le 12 juillet, la veille du jugent, l'amie de toujours, Marie Boudon, la compagne fidèle de Marie-Anne, le témoin de son extase à Notre-Dame du Roure, déclarée suspecte, fut amenée de Tulette à Orange et enfermée à la prison du Cirque.

Le lendemain, 13 juillet, Sœur Sainte-Françoise comparaissait avec cinq de ses compagnes devant la Commission populaire. Condamnée à mort, elle fut ramenée à la prison du Cirque où, depuis la veille, Marie Boudon était détenue. Marie-Anne avait eu le secret avertissement et de sa mort pour ce jour-là, et de la dernière entrevue qu'elle devait avoir avec son amie. Le 12 juillet, en effet, alors que les victimes de la journée, s'acheminaient vers l'échafaud, elle s'écria, dans un transport de joie céleste: « Oh mes sœurs, quel beau jour que celui qui se prépare ! Demain, les portes du ciel s'ouvriront pour nous. Nous verrons notre Époux que nous n'avons jamais vu, nous irons jouir de la félicité des saints !»

L'interrogatoire de Sœur Sainte-Françoise fut bref. L'acte d'accusation, le même pour les six religieuses, leur reprochait leur attachement à leurs saints vœux, leur refus de prêter le serment et leur «dangereux fanatisme». Les saintes filles répondirent qu'engagées par vœu à rester fidèles à Dieu, elles Lui devaient obéissance, avant d'obéir aux hommes, et qu'elles refusaient de prêter un serment contraire à leur conscience, et considéré comme une apostasie.

Après leur condamnation, les six épouses de Jésus-Christ furent amenées à la prison du Cirque. L'accusateur public les y accompagna, les manches retroussées, le sabre nu à la main, et il les introduisit dans une petite cour. Là, assisté de l'huissier, il les fait dépouiller, et il confisque l'argent, ou les effets, que leurs parents et leurs amis leur ont fait passer.

Tandis qu'avec leur brutalité coutumière, et une avidité diabolique ces deux misérables procédaient à cette opération, Sœur Sainte-Françoise aperçut, dans un coin de la cour, son amie Marie Boudon. Dès qu'elle le peut, elle court vers elle, l'embrasse et lui dit combien elle est heureuse de la revoir, au moment où elle va monter au ciel. Puis détachant son cilice et la discipline de fer qu'elle portait elle les lui donne. «Mes plus beaux joyaux, dit-elle, ont échappé à la rapacité de mes juges. Prends-les, tu en seras l'héritière.» Puis après avoir sauvegardé, par une dernière toilette, la pudeur de son corps virginal, elle se mit en prières avec ses compagnes.

À six heures du soir, les six vierges martyres montaient au ciel et prenaient place dans le cortège de l'Agneau. Marie-Anne de Peyre avait été exécutée l'avant-dernière, après Henriette Faurie, et avant Anastasie de Roquard. Elle était âgée de trente-quatre ans, et elle avait passé dix ans en religion.


Anastasie de Roquard, Sœur Saint-Gervais
Supérieure du couvent des Urselines de Bollène.

Marie-Anastasie de Roquard, qui devait mourir supérieure des Ursulines de Bollène, était entrée au couvent en 1749, et y avait pris le nom de Sœur Saint-Gervais. Et elle prononça ses vœux de religion le 24 juin 1766. Elle avait alors dix-sept ans.

Sa famille, fixée depuis plusieurs siècles à Bollène, y jouissait d'une grande considération, et d'une haute renommée qu'elle avait acquise par ses services et par ses libéralités à l'égard des pauvres et des œuvres pies. Elle avait, entre autres bienfaits, largement contribué à la fondation dans cette ville du couvent du Saint-Sacrement, lui avait donné une partie de sa fortune et de sa maison, et, dans la personne de M. de Roquard, seigneur de Vinsobre, officier de cavalerie entré dans les ordres, le premier de ses aumôniers et des confesseurs des religieuses. Elle devait lui donner, au surplus, de ferventes novices et de saintes professes, parmi lesquelles on comptait en 1792 la «Sœur du Saint-Esprit» de Roquard, proche parente de notre martyre.

Née à Bollène, le 5 octobre 1749, Marie-Anastasie était fille de Paul-Joachim de Roquard et de Marie-Gabrielle de Faucher. Elle fut baptisée le même jour. Paul-Joseph de Roquard son frère et Marie-Sophie sa sœur furent ses parrain et marraine.

Six ans après sa profession, elle remplissait déjà la charge de sœur dépositaire, et assista en cette qualité à la profession de Sœur Marie-des-Anges (Marie-Anne de Rocher) le 21 septembre 1772. Ses rares qualités, ses remarquables aptitudes au discernement des esprits et à leur gouvernement la portèrent bientôt à la dignité de Supérieure. Elle en exerçait les fonctions, lorsqu'en 1792, son couvent fut fermé et ses filles furent contraintes à se disperser. La Mère de Roquard n'était pas une âme disposée à subir, sans réagir aussitôt, le choc des événements. Sa maison était fermée ? Elle en ouvrirait une autre. Pour éviter au troupeau confié à sa garde le danger et les douleurs de la séparation, elle ménagerait à la communauté un asile, et dans ce refuge, maintiendrait par le lien des observances régulières, sa chère communauté dans l'unité et dans la ferveur.

Le moment venu de quitter le couvent, la mère supérieure eut la très grande consolation de voir immédiatement se regrouper sous sa houlette ses chères filles, qui lui donnèrent ainsi en lui gardant leur confiance et leur amour à cette heure critique le plus beau témoignage de leur dévouement et de leur piété filiale. Cet acte spontané fait le plus bel éloge du gouvernement de Sœur Saint-Gervais.

La difficulté n'était d'ailleurs pas mince de loger, en respectant les exigences de la clôture et de la vie conventuelle, les dix-sept sœurs de chœur et les six converses qui constituaient alors le monastère de Sainte-Ursule de Bollène. Aussi dût-on renoncer à les abriter toutes sous le même toit ; il fallut aménager plusieurs maisons particulières, et veiller au maintien de la règle et de la discipline au sein de ces communautés ainsi fragmentées.

La Mère de Roquard y pourvut avec cette piété éclairée, cet esprit de surnaturel abandon à la Providence, et aussi cette rapidité dans la décision qui avaient été, en des temps plus heureux, les caractéristiques de son gouvernement tout de sagesse et de bonté. Elle fit plus encore. Des religieuses appartenant à d'autres ordres, expulsées elles aussi de leurs couvents, lui demandèrent de leur permettre de se joindre à ses filles, et de partager leur vie de privations et de dénuement. La Mère de Roquard y consentit volontiers. Elle accueillit comme si elles avaient été ses propres enfants celles que le malheur des temps jetait ainsi dans ses bras, et leur fit une part égale de tendresse et de dévouement.

Par deux fois, la municipalité de Bollène leur intima l'ordre de prêter le serment : par deux fois, à l'exemple de leur supérieure, elles refusèrent. Elles furent donc arrêtées et transférées à Orange.

À la prison de la Cure, la Mère de Roquard fut spontanément reconnue comme supérieure de la communauté reconstituée, et toutes les prisonnières, malgré la diversité de leurs familles religieuses, reconnurent pratiquement son autorité. Elle était, d'ailleurs, la seule établie en dignité, la Révérende Mère de la Fare, supérieure des Sacramentines, ayant été obligée de quitter Bollène, depuis quelque temps, sous le coup d'un arrêté d'expulsion de la municipalité, comme étrangère à la localité. Mais l'ascendant que la supérieure de Saint-Ursule exerçait, par sa piété et sa fidélité aux observances, était encore plus puissant que son nom et que son titre pour lui concilier la sympathie et l'obéissance déférente de ses compagnes de captivité. Elle fut mère jusqu'au bout, et après avoir enfanté à la vie religieuse ses novices et ses professes, elle les prépara à entrer dans la vie qui ne finira pas.

Quatorze religieuses avaient versé leur sang pour Jésus-Christ, quand la Mère de Roquard fut appelée à son tour devant ses juges. Elle comparut avec autant de calme et de dignité que si elle accomplissait une importante fonction de sa charge, retrouvant, en face de ses bourreaux, une noblesse d'attitudes et de langage, qu'elle avait bien souvent, avec ses sœurs, tempéré de beaucoup de bonté.

Condamnée elle aussi, comme réfractaire et fanatique, elle mourut courageusement, ne pouvant surpasser la constance de ses filles, mais les égalant en fermeté. Elle avait quarante-cinq ans.


Rose de Gordon, Sœur Aimée-de-Jésus
Religieuse sacramentine de Bollène.

Sœur Aimée-de-Jésus était assistante de la Mère de la Fare quand les Sacramentines sortirent de leur monastère. Tandis que la supérieure du couvent, expulsée de Bollène, se réfugiait à Pont-Saint-Esprit, la Mère de Gordon, accomplissant les obligations de sa charge, la remplaçait auprès des religieuses chassées de leur monastère et réunies dans la maison hâtivement louée pour en tenir lieu.

Elle eut à déployer pendant ces jours d'épreuve les dons de prévoyante sagesse que Dieu lui avait largement départis : elle sut en effet prouver que la malice des hommes et le malheur des temps, s'ils accroissent les responsabilités des supérieures et en augmentent le mérite, sont impuissants à faire fléchir les âmes où Dieu habite, et s'ils les éprouvent, n'arrivent pas à les accabler.

Marguerite-Rose avait reçu le germe de ses qualités dans sa famille noble et chrétienne. La grâce divine avait fait le reste. Née le 29 septembre 1733, à Mondragon, de Maurice de Gordon et de Marie-Anne de Bouchon, baptisée le lendemain, elle perdait, à quatre ans, sa vertueuse mère. Mais déjà les premières leçons maternelles avaient donné leur fruit. L'enfant révélait par sa piété, sa grâce et sa douceur, quelle âme d'élite la mère disparue avait commencé à former. Son père dont la foi égalait celle de sa chère épouse confia, toute jeune encore, Marguerite-Rose aux religieuses du Saint-Sacrement de Bollène, qui firent son éducation, et développèrent ses dispositions naturelles à la piété.

À dix-huit ans, elle fut admise à la vêture et prit le nom de Sœur Aimée-de-Jésus. C'était le 15 février 1751. Le 20 février 1752, elle faisait profession entre les mains de Messire Jean-Pierre de Guilhermier, doyen de la collégiale et official de Mgr l'évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux.

Quand son cher couvent fut fermé, en 1791, elle accomplissait la quarante-et-unième année de sa vie religieuse.

Le mercredi 16 juillet elle montait à l'échafaud. Depuis le dimanche précédent, aucune religieuse n'avait plus été jugée. Mais, ce jour-là, sept comparurent à la fois au tribunal de sang. Trois Sacramentines du couvent de Bollène, deux ursulines de la même ville, une ursuline du couvent de Pernes, et enfin une cistercienne de l'abbaye Sainte-Catherine d'Avignon. L'accusateur public les comprit toutes dans la même accusation. «Toutes insermentées... ennemies jurées de toute espèce de liberté... elles ont sans cesse propagé le plus dangereux fanatisme ; elles ont prêché l'intolérance et la superstition la plus affreuse ; réfractaires à la loi, elles ont refusé de prêter le serment qu'elle exigeait d'elles... etc.»

Sœur Aimée-de-Jésus consomma la première de ses compagnes, le sacrifice suprême, couronnant toute une vie de mérites et de vertus par l'effusion de son sang. Elle était âgée de soixante-et-un ans.


Thérèse Charransol, Sœur Marie-de-Jésus de la Conception
Religieuse sacramentine de Bollène.

Née à Richerenches, le 28 février 1758, de Jean-Étienne Charransol et de Marie Rocher, Marguerite-Thérèse fut baptisée le même jour.

Elle était encore très jeune quand, en peu de temps, elle perdit son père et sa mère. Son frère aîné, Jean-Esprit Charransol, était prêtre à Bollène. Il prit soin de sa jeune sœur, l'entoura, pendant son enfance, d'une tendre sollicitude, et la confia enfin aux religieuses du Saint-Sacrement de Bollène. Ce saint prêtre devait plus tard devenir doyen du chapitre de la collégiale. Il venait à peine de succéder à M. de Guilhermier dans cette charge, quand la Révolution éclata. Son refus de prêter les serments ordonnés par la loi l'obligea à émigrer en Italie. Il fixa son exil dans les États Pontificaux puis revint en France et mourut, à quatre-vingt-cinq ans, en 1835, curé de Valréas. C'était un prêtre de grand courage et d'une foi admirable.

L'éducation de Thérèse commencée par un tel maître, et continuée dans un monastère qui était une école de piété et de saintes pratiques, ne pouvait que préparer la jeune fille à la grâce sublime de la vocation religieuse.

Le 26 juillet 1780, elle se présentait, en qualité de postulante, aux religieuses dont elle avait été jusqu'alors l'élève. Le 14 novembre suivant, elle recevait l'habit religieux des mains de Mgr l'évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux, et le 15 novembre 1781, elle faisait, devant le même prélat, profession solennelle de ses vœux. Son frère, le chanoine, qui l'avait élevée, un autre de ses frères prêtre, l'assistaient de leurs prières en cette conjoncture solennelle. Elle prit le nom de Sœur Marie-de-Jésus.

La vie de Sœur Marie jusqu'en 1791 ne fut ni plus éclatante ni moins méritoire que celle de ses compagnes. L'histoire n'en a gardé aucune trace. Elle partage l'obscurité des existences silencieuses qu'abrite le cloître, s'épanouissant pour Dieu seul, protégées contre le monde par les saintes clôtures et le rempart des austérités et des prières.

Sortie de son monastère, en 1792, la pieuse sacramentine ne voulut pas se séparer de ses compagnes. Elle prit part aux épreuves de la communauté, et mêlée à ses sœurs, fut, après avoir refusé de prêter serment, arrêtée et transférée à Orange. Elle attendit plus de deux mois son jugement ; mais le 16 juillet, elle comparut devant la Commission populaire.

Sollicitée à nouveau de prêter le serment qu'elle avait déjà refusé à deux reprises, mais persévérant jusqu'à la fin dans sa fermeté, et confessant courageusement sa foi, elle fut condamnée à mort. Elle fut immolée après Sœur Aimée-de-Jésus. Elle avait trente-six ans et en avait passé quatorze en religion.


Marie-Anne Béguin-Royal, Sœur Saint-Joachim
Sœur converse sacramentine de Bollène

La famille de Marie-Anne Béguin-Royal était d'une situation modeste. Mais Dieu devait l'ennoblir, en y multipliant les vocations, et en y choisissant deux de ses martyres.

Trois nièces de la bienheureuse embrassèrent, en effet, la vie religieuse dans la communauté du Saint-Sacrement de Bollène : Marie Cluse qui fut immolée, comme nous l'avons dit le 12 juillet, Madeleine Cluse qui accompagna la Révérende Mère de la Fare à Pont-Saint-Esprit, et Louise Béguin, tourière du couvent qui fut aussi incarcérée à Orange, le 2 mai, mais ne fut pas jugée, et sortit de sa prison le 1er janvier 1795.

Née à Vals-Sainte-Marie, un hameau de la paroisse de Bouvante, de Guillaume Béguin-Royal et d'Élisabeth Rimet, en l'année 1736, Marie-Anne trouvait, dans le foyer où elle venait de voir le jour, un abondant patrimoine de vertus chrétiennes. Elle en devait être la généreuse héritière, y ajouter encore de ses propres mérites, et lui donner un lustre incomparable en le couronnant de la gloire du martyre. Ainsi la Providence divine, qui paraît ne pas toujours récompenser sur l'heure les vertus des parents chrétiens, réserve, parfois, à leur descendance, des grâces de choix et des faveurs particulières.

Le 1er novembre 1759, elle entrait comme postulante au couvent du Saint-Sacrement de Bollène. Six mois après, elle recevait l'habit religieux et prenait le nom de Sœur Saint-Joachim. Enfin, le 26 mai 1761, elle faisait profession entre les mains du vicaire général de l'évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux. Sa pieuse mère avait la joie d'assister à la cérémonie.

Sœur Saint-Joachim passa trente ans dans les humbles fonctions des sœurs converses. Au cours de cette laborieuse existence, Dieu lui donna une grande joie. Attirées par leur tante qui n'avait cessé de prier Dieu à cette intention, ses trois nièces, vinrent tour à tour demander leur admission au couvent qu'elle édifiait par ses vertus. La dernière fut cette Sœur du Bon-Ange Cluse que nous avons vu repousser si noblement le bourreau lui promettant la vie, si elle consentait à l'épouser.

Sa tante fut immolée quatre jours après elle. C'était le 16 juillet, et l'Église célébrait la fête de Notre-Dame du Mont-Carmel. Depuis leur emprisonnement les pieuses Sacramentines demandaient à Dieu de les appeler à Lui, un jour plus spécialement consacré à Sa Sainte-Mère. Elles étaient exaucées. Vers six heures du soir, Sœur Saint-Joachim, dont le courage n'avait pas faibli, donnait sa vie pour son divin Époux qu'elle avait humblement servi et courageusement aimé jusqu'à la fin. Elle était âgée de cinquante-huit ans et avait passé trente-quatre ans dans les saintes pratiques de la vie religieuse.


Marie-Anne Doux, Sœur Saint-Michel
Sœur converse ursuline de Bollène.

Marie-Anne Doux était la fille de Jean-Louis Doux et de Élisabeth Mourenas. Née à Bollène, le 8 avril 1739, elle fut baptisée le même jour, et eut pour parrain Philippe Mourenas, son grand-père maternel et pour marraine Anne Laforce.

Nous ne savons rien de son enfance : mais nous ne pouvons douter qu'elle fut pieuse et qu'elle servit de préparation à la grâce de la vocation religieuse dont Dieu devait favoriser la future martyre.

Le 30 juin 1761, Marie-Anne entrait comme sœur converse au couvent des Ursulines de sa ville natale, et recevait le nom de Sœur Saint-Michel.

La persécution, temps d'épreuves et de tentations ne put ébranler la fidélité de l'humble converse. Les âmes humbles ont, en elles, des trésors de vaillance que la vie ordinaire, sans troubles et sans orages, ne saurait révéler, mais dont la persécution fait apparaître toute la surnaturelle valeur.

Aussi, quand vint, en 1792, l'heure de la dispersion, Sœur Saint-Michel ne voulut pas retourner dans un monde auquel, depuis vingt ans, elle demeurait volontairement étrangère. Elle continua de vivre sous la forte et maternelle autorité de sa supérieure, la Révérende Mère Anastasie de Roquard. La prière, le travail, les privations de toute sorte étaient, comme nous l'avons dit le lot des pauvres filles. Sœur Saint-Michel en prit sa part. Elle devait encore prendre la sienne de leur immolation. Amenée à Orange le 2 mai, elle était jugée, condamnée, et exécutée le 16 juillet, après avoir vécu trente et un ans dans la vie religieuse. Elle avait cinquante-cinq ans quand elle consomma son sacrifice.


Marie-Rose Laye, Sœur Saint-André.
Sœur converse ursuline de Bollène.

Marie-Rose était née à Bollène, le 26 septembre 1728, de Joachim Laye et de Marie-Anne Vallier ; ses parents étaient cultivateurs, et géraient, en qualité, les propriétés que Chartreux possédaient sur le territoire de Bollène. Elle fut baptisée le même jour, Pierre Pélegrin et Marguerite Billard la tinrent sur les fonts baptismaux.

Marie-Rose avait vingt-cinq ans lorsqu'elle demanda, le 14 janvier 1753, à être admise comme sœur converse chez les Ursulines de Bollène. La postulante reçut le nom de Sœur Saint-André. D'un courage égal à celui de ses compagnes et portant, dans sa simplicité douce et humble, la sainte intrépidité des âmes fidèles jusqu'à la mort, elle ne voulut pas se séparer de ses sœurs, et le 2 mai, elle arrivait avec elles à Orange. Deux mois après elle comparaissait devant ses juges et recevait la palme du martyre.

Mais tandis que la plupart des saintes victimes passèrent dans la paix la plus profonde, et quelques-unes dans une vive allégresse, les dernières heures qui leur restaient à vivre ici-bas, Sœur Saint-André tomba la veille de sa mort dans une grande tristesse. Son abattement fut bientôt extrême et son visage défait, ses larmes abondantes rendirent visibles les angoisses secrètes dont son âme était assiégée. Ses compagnes se méprirent tout d'abord sur la cause de l'anxiété terrible où elles voyaient leur pauvre sœur. On craignait qu'ayant vu périr un grand nombre de ses compagnes, elle n'appréhendât de mourir à son tour. Mais on fut vite détrompé. Comme on s'empressait autour d'elle, prête à la consoler et à l'encourager, une des sœurs lui demanda la cause de son abattement. «C'est que, dit-elle, j'ai peur que Dieu ne me juge pas digne de la couronne du martyre !»

Cette humilité ne resta pas sans récompense. Le lendemain, la tristesse avait fait place à une sainte joie, le plus fier courage avait succédé à l'inquiétude. Le président lui ayant demandé de prêter le serment, lui promettant, en retour, la liberté et la vie. — «Non, dit-elle, je ne le prêterai pas ; ma conscience et la loi de mon Dieu me le défendent.»

Sœur Saint-André avait soixante-six ans, et depuis quarante et un ans, elle servait Dieu sous la règle de Sainte Ursule.


Dorothée de Justamond, Sœur Madeleine du Saint-Sacrement.
Religieuse ursuline de Bollène.

Née à Bollène, le 27 mai 1743, de Jean-Pierre de Justamond et de Françoise-Barbe de Faure, elle était la sœur de Marguerite (Sœur Saint-Henri), et de Madeleine (Sœur du Cœur-de-Marie), toutes deux religieuses de l'Ordre de Citeaux, à l'abbaye Sainte-Catherine d'Avignon, toutes deux martyres de la même cause : la fidélité à leurs vœux et le refus de prêter un serment schismatique.

Baptisée le jour de sa naissance, elle eut pour parrain Jérôme-Louis-Maurice-Dorothée de Camaret, son grand-oncle, et sa marraine fut Madeleine-Barbe de Faure. Elle était l'aînée des trois sœurs martyres, et nièce de Marie-Madeleine (Sœur Catherine de Jésus), ursuline du couvent de Pont-Saint-Esprit, martyrisée, elle aussi, le 26 juillet 1794.

Lorsque le couvent de Pernes fermé en 1792, les religieuses se dispersèrent ; quelques-unes rentrèrent dans leur famille. Dorothée, qui portait depuis près de trente ans le nom de la soeur Madeleine du Saint-Sacrement, vint avec ses sœurs et sa tante se réunir aux Ursulines de Bollène, et reprit avec elles la vie et les exercices de la communauté interrompus par la dispersion. Le 2 mai, elle était mise en arrestation et conduite à la prison de la Cure, à Orange.

Elle y vécut, avec ses compagnes, dans la prière et l'attente paisible du martyre. Auprès d'elle, ses deux sœurs, dans la plus fraternelle et la plus sainte émulation, se préparaient à suivre leur aînée jusqu'à l'immolation dont chaque jour les rapprochait un peu plus. L'illusion ne leur était d'ailleurs pas permise. Elles savaient que l'heure du sacrifice ne devait pas tarder. Elles s'en entretenaient volontiers, et s'efforçaient, toutes les trois, à en mériter la gloire.

Le 16 juillet, Sœur Madeleine du Saint-Sacrement fut appelée devant ses juges, et condamnée à mort.

On raconte que le président Fauvéty avait à peine terminé de prononcer la sentence quand notre martyre prit à son tour la parole. Ce ne fut pas, certes, pour implorer la pitié de ses bourreaux ni pour exhaler d'inutiles et lâches gémissements. L'héroïque religieuse dont le courage n'avait pas faibli, au cours de l'interrogatoire, fit entendre d'autres accents. «Qu'ils sont bons, s'écria-t-elle, ceux qui viennent de nous condamner ! Nos pères et nos mères nous avaient donné une vie pleine d'amertumes, et voilà que nos juges nous procurent une vie exempte de peines et de chagrins, une vie éternelle.» Le tribunal et l'assistance furent, dit-on, saisis à ces paroles, d'une profonde émotion.

Aussi, vers la fin de la journée, au moment où l'on conduisait les victimes à l'échafaud, un paysan des environs, venu à Orange par curiosité et qui avait voulu voir le navrant défilé, s'approcha d'elle, et s'inclinant, prétendit lui baiser la main. Mais l'humilité de la martyre s'effaroucha de cet hommage spontané... «Ah ! dit-elle, priez plutôt pour nous. Dans un quart d'heure, nous serons dans l'éternité. Priez pour nous ce Dieu qui va nous juger et qui trouve des taches jusque dans ses anges !»

Parvenue au pied même de la guillotine, Sœur Madeleine entendit, à chaque tête qui tombait, la populace pousser le cri de «Vive la Nation !» et «Vive la République !» — «Oui, dit-elle, je dis comme vous ; mais avec plus de raison que vous : «Vive la Nation !» qui nous procure en ce jour, la gloire du martyre !»

Sœur Madeleine du Saint-Sacrement consommait son martyre à l'âge de cinquante-et-un ans. Depuis vingt-huit ans, elle servait son Dieu dans les saintes pratiques de la vie religieuse.


Madeleine de Justamond, Sœur du Cœur-de-Marie.
Religieuse cistercienne de l'abbaye Sainte-Catherine d'Avignon

Sœur de Dorothée et de Marguerite, Madeleine de Justamond était née le 26 juillet 1754, à Bollène. Elle était la plus jeune des trois sœurs martyres.

À peine sortie de l'adolescence, elle suivit au monastère de Sainte-Catherine, à Avignon, sa sœur aînée Marguerite. Elle y demeura jusqu'en 1792. La dispersion des ordres religieux, la fermeture des couvents la ramenèrent alors à Bollène. Elle se réunit, attirée sans doute par sa sœur Dorothée, aux Ursulines, et mena avec elles pendant près de deux ans, la vie commune. Le 2 mai, elle était incarcérée avec ses compagnes et ses sœurs à la prison de la Cure, à Orange.

Là, dans l'atmosphère de sainte joie et de profonde ferveur qui régnait parmi les détenues, les généreuses dispositions de Madeleine s'affermirent encore. Son recueillement angélique à l'heure de la prière, sa régularité à prendre part aux exercices, son humeur égale et sa charité affectueuse à l'égard de ses compagnes lui valurent le surnom de «Sainte-Justamond», par lequel on prit bientôt l'habitude de la désigner.

Le 16 juillet, avec sa sœur aînée et cinq autres religieuses, elle était immolée en haine de la Foi, et des vœux de religion auxquels elle avait courageusement voulu demeurer fidèle. Elle avait quarante ans.

En allant au supplice les victimes chantèrent les Litanies de la Sainte Vierge. Celle qui avait voulu, au cours de sa vie de moniale, porter le beau nom de Sœur du Cœur-de-Marie entrait dans la gloire le jour de la fête de Notre-Dame du Mont-Carmel, et aux accents du plus beau des cantiques à sa louange. La Providence avait sans doute disposé les circonstances et ménagé la date pour la plus grande consolation de la martyre.

Le 16 juillet 1794, sept religieuses avaient donné leur vie pour Jésus-Christ. Sacramentines, Cisterciennes et Ursulines avaient rivalisé de courage, et reprenant, à leur compte, la parole de l'Apôtre : «Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes», l'avaient illustrée du témoignage de leur sang. C'est sans doute par allusion à cette fidélité à leur vœu d'obéissance, que la Commission populaire écrivait au Comité de Salut Public, le 16 juillet au soir : «Les sept religieuses ont dit publiquement que la souveraineté du peuple n'est pas légitime et cent autres horreurs pareilles. Elles ont bravé le peuple et la justice ; mais elles ont trépassé et pourront être en esclavage dans l'autre monde tant qu'il leur plaira.» Depuis les premiers martyrs, l'obéissance à Dieu devient, dans les époques troublées par l'erreur, un crime capital. Et depuis les premiers persécuteurs, l'agonie des victimes a toujours été accompagnée des blasphèmes du bourreau !

La Commission populaire avait donc au 16 juillet 1794, immolé vingt-sept religieuses, en dix jours. Pendant les dix jours qui suivirent, elle parut oublier celles qui demeuraient en prison, attendant, non sans envier le sort de leurs compagnes, l'heure de consommer à leur tour leur généreux sacrifice. Le 19 juillet, les religieuses qui n'avaient pas encore été jugées furent transférées de la prison de la Cure à la prison des Chièze, pour faire place aux nombreux citoyens d'Arles que le sinistre Maignet envoyait à Orange pour y être jugés et condamnés.

Le 26 juillet (8 thermidor), l'accusateur public Viot choisit neuf religieuses parmi toutes celles qui restaient. C'étaient les plus âgées : Marguerite Bonnet, 75 ans ; Marie-Madeleine de Justamond, tante des trois sœurs martyres dont nous venons d'esquisser la biographie, 70 ans ; Marie-Claire Dubas, 68 ans ; Anne Cartier, 61 ans ; Thérèse Consolin, 58 ans. Les quatre plus jeunes qui leur furent associées dans le jugement, ne les suivirent pas dans leur martyre. Toutes refusèrent de prêter le serment, de renoncer à leurs vœux ; cinq seulement furent condamnées à mort ; les autres à la détention jusqu'à la paix. C'était Marie-Anne Roussin, 53 ans, converse ursuline de Bollène, Madeleine Talieu, 53 ans, converse sacramentine de Bollène, Marie-Anne Bastet, 43 ans, ursuline converse de Bollène, et Jeanne-Françoise Desplans, veuve de Roquard, 43 ans, religieuse sacramentine de Bollène.

Deux jours après (10 thermidor), la mort de Robespierre mettait fin à la Terreur, et les quatre religieuses épargnées par le tribunal furent, en février 1795, rendues à la liberté.

Les martyres comparurent donc le 26 juillet devant leurs juges. L'acte d'accusation portait qu'elles «ont motivé leur refus de reconnaître l'autorité souveraine et légitime du peuple, et fait des vœux pour l'Ancien Régime.»

Mais, en réalité, l'accusateur public reprit contre elles l'accusation de fanatisme et de refus de serment qui lui avait déjà permis d'envoyer à la mort leurs vingt-sept compagnes. «Toutes, dit-il, ci-devant religieuses ont toujours été les ennemies jurées de la Révolution et de toute espèce de libertés ; fanatiques outrées, elles ont sans cesse employé les moyens de pervertir l'esprit public ; elles ont égaré les bons citoyens ; réfractaires à la loi, elles ont constamment et avec obstination refusé de se soumettre aux dispositions de celles qui prescrivait aux ci-devant religieuses le serment de fidélité ; elles ont ainsi entravé la marche du gouvernement et l'exécution de la loi; elles ont par leurs principes et leur conduite propagé des maximes de superstition et d'intolérance,... etc.»


Marguerite Bonnet, Sœur Saint-Augustin.
Religieuse sacramentine de Bollène

Marie-Marguerite Bonnet était née à Sérignan, le 18 juin 1719. Son père Pierre-André Bonnet et sa mère Marie-Anne Saussac, appartenaient à la petite bourgeoisie, mais possédaient un riche patrimoine de vertus chrétiennes. Tout ce que nous savons de leur enfant nous porte à croire qu'entre leurs mains, cet héritage spirituel ne fut pas amoindri. Marie-Marguerite fut baptisée le jour même de sa naissance. Son parrain fut Joseph Alauze, curé de la Roque-Atric, et sa marraine Spirite d'Hugues.

La situation de ses parents réclamant sa présence auprès d'eux, la future martyre se présenta en 1750, seulement, à l'âge de 31 ans, au couvent du Saint-Sacrement de Bollène. Elle y fut admise, puis, le 24 mai 1752, elle y reçut l'habit des mains de Messire Pierre de Guilhermier, doyen du chapitre collégial de Bollène, et official de l'évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux. L'année suivante, au mois de mai, elle faisait profession et prenait, en religion, le nom de Sœur Saint-Augustin. Son père et sa mère étaient morts, mais si leur place auprès de la nouvelle professe demeurait vide, une autre famille se présentait à l'affection de Marie-Marguerite.

Cette famille spirituelle, la jeune religieuse l'aima, et elle sut s'en faire aimer. Pendant quarante-trois ans, elle vécut dans son cher monastère, donnant à Dieu, à ses compagnes, à sa règle, le meilleur de son cœur, et le sacrifice quotidien de sa volonté. Bientôt les qualités dont Dieu s'était plu à l'orner se manifestèrent au grand jour. La confiance qu'elle inspirait, son talent à s'attacher les âmes, son zèle pour la perfection, non moins que sa fidélité scrupuleuse aux traditions et aux règles de sa communauté la désignèrent au choix de ses supérieures pour la charge de maîtresse des novices.

À cette place qui était, ainsi que l'expérience le prouva, vraiment sa place, Sœur Saint-Augustin donna la mesure de ses dons précieux et rares. Appliquée tout entière à sa tâche, et uniquement soucieuse de préparer à Jésus-Christ de pieuses servantes, elle fut amenée par les événements à former encore des martyres. Ses novices ne montèrent sans doute pas toutes sur l'échafaud. Mais toutes subirent la persécution, toutes, sous une forme différente, confessèrent leur foi, et surent conserver, au milieu des tribulations, l'esprit de force et de piété vaillante, qu'en des temps plus heureux, leur avait inspiré leur maîtresse des novices.

Pendant que Sœur Saint-Augustin exerçait sa charge, la loi qui supprimait les Ordres religieux fut promulguée et reçut son application. La maîtresse des novices abandonna, le cœur déchiré, une maison où elle avait vécu, enseigné et prié si longtemps, mais elle ne consentit pas à se séparer de ses sœurs. Elle les accompagna donc dans la maison louée par la Mère de la Fare. Avec elles, elle refusa le serment, fut mise en état d'arrestation dans sa chambre, le 22 avril, et elle eût avec elles, été transférée à Orange, si elle ne fût tombée assez gravement malade pour que le voyage n'eût été déclaré impossible par les médecins consultés. Cinq religieuses virent, elles aussi, leur départ retardé, et pour la même raison. Parmi elles se trouvaient Jeanne-Françoise Desplans, veuve de Roquard, avec Catherine Simane (Sœur Saint-Joseph), Marie-Claire Dubas (Sœur Claire de Sainte-Rosalie), Marie-Gabrielle Serre (Sœur Saint-Jean), Ursulines du couvent de Bollène, dont une, Marie-Claire Dubas, devait être la compagne de martyre et de gloire de notre héroïque sacramentine.

Ce fut seulement le 10 juillet que le Comité de surveillance de Bollène délibéra de faire arrêter et de traduire à Orange les six religieuses que nous venons de nommer. Mais les préparatifs du départ, ou peut-être l'état encore maladif de quelques-unes retardèrent de cinq jours leur voyage []. Elles furent écrouées les 15 juillet dans la prison de la Cure. À cette date, plusieurs compagnes de Sœur Saint-Augustin l'avaient précédée dans la gloire. Elle ne devait pas tarder à les rejoindre.

Le 26 juillet, dix jours après son incarcération, elle comparaissait devant ses juges, confessait courageusement sa foi, et donnait joyeusement sa vie pour Jésus-Christ. Elle avait soixante-quinze ans.


Marie-Madeleine de Justamond, Sœur Catherine-de-Jésus.
Religieuse ursuline de Pont-Saint-Esprit.

Marie-Madeleine était, comme nous l'avons dit, la tante de trois religieuses martyres. Heureuse famille que la Providence jugea digne d'un tel honneur ! Les trois nièces de notre bienheureuse avaient déjà donné leur vie pour Jésus-Christ, quand leur tante fut appelée devant ses juges, et consomma, à son tour, son sacrifice.

Née le 6 septembre 1724 à Bollène, Marie-Madeleine avait pour père Jean-Baptiste de Justamond. Sa mère était Anne-Ursule de Camaret. Elle entra, toute jeune encore, au couvent des Ursulines de Pont-Saint-Esprit ; elle y devait demeurer jusqu'à l'âge de soixante-huit ans, et rendre, au cours d'une si longue carrière, le témoignage d'une obéissance et d'une régularité admirables. Ses exhortations affectueuses, non moins que ses prières, surent attirer à la vie religieuse ses trois nièces, et ses exemples ne contribuèrent pas médiocrement à éveiller en elles ces saintes dispositions qui devaient un jour faire d'elles trois martyres.

Il n'est donc pas étonnant qu'elle ait porté elle-même une pieuse envie aux vingt-sept compagnes qui, du 6 au 26 juillet, avaient quitté la prison pour l'échafaud et le paradis.

Interrogée à son tour, sollicitée de renoncer à ses vœux et de prêter le serment qu'elle considérait comme schismatique, elle sut, par la fermeté de ses réponses, lasser l'obstination de ses juges, et opposer à toutes leurs invitations le refus le plus énergique.

Le soir même, elle allait rejoindre, aux noces de l'Agneau, ses trois nièces Marguerite, cistercienne, Dorothée, ursuline comme sa tante, et Madeleine, cistercienne comme son aînée. Elle avait soixante-dix ans. Son grand âge n'avait pas arrêté les bourreaux ; mais à dire vrai, ils espéraient de ces vieilles religieuses moins de fermeté, et plus de complaisance. Ils pensaient que l'âge ayant affaibli leurs facultés, il serait facile d'obtenir d'elles, la vieillesse aidant, quelque mot ou quelque signe, qu'ils pourraient aisément interpréter comme une acceptation du serment ou une apostasie de leur vocation. Ils se trompaient. De même que, sur les plus jeunes, la peur de la mort et l'amour de la vie avaient été inefficaces, ainsi sur les plus vieilles, les terreurs et les angoisses d'un sacrifice prochain étaient sans vertu. La fidélité à leurs saints vœux, l'horreur d'un serment réprouvé par leur conscience, la joie du martyre, et l'impatience du paradis, donnaient à de faibles femmes le courage de mépriser la peur, de dompter la nature, et de mourir en souriant... Par là, comme sur bien d'autres points, l'histoire des trente-deux martyres d'Orange rejoint les annales de la primitive Église et fait du récit de leur jugement et de leur mort comme la suite naturelle de la grandiose et sanglante épopée des premières persécutions.


Anne Cartier, Sœur Saint-Basile
Religieuse ursuline de Pont-Saint-Esprit.

Née à Livron en Dauphiné, le 19 novembre 1733, de Jacques Cartier, avocat au Parlement, et de Françoise-Thérèse Préclox, Anne Cartier fut baptisée le même jour. Louis Cartier, conseiller du roi, et Anne Reboulet, épouse de Jacques Cartier, capitaine au régiment de Foix, la tinrent sur les fonts baptismaux.

Nous avons peu de renseignements sur l'enfance et la jeunesse de notre bienheureuse. Nous savons seulement, qu'elle se présenta et fut admise au couvent des Ursulines de Pont-Saint-Esprit, où elle reçut le nom de Sœur Saint-Basile.

Les Ursulines de Bollène l'accueillirent en 1791, et lui donnèrent asile, ainsi qu'à Sœur Catherine-de-Jésus, jusqu'au jour où elles durent se disperser elles-mêmes. Mais alors, Sœur Saint-Basile, qui avait pendant plus d'un an partagé les exercices et la vie du couvent de Bollène, refusa de se séparer des religieuses, ses compagnes et ses sœurs. Elle prit sa part de leurs misères, et ne voulut point les quitter quand l'heure du sacrifice fut arrivée, de sorte qu'elle était considérée parmi elles comme membre de la communauté, et que l'accusateur public Viot put dire qu'elle appartenait au couvent de Bollène : «Anne Cartier, présumée noble, ex-religieuse insermentée du ci-devant couvent de Sainte-Ursule de Bollène...», tels sont les termes de son acte d'accusation.

Le 26 juillet, à l'âge de soixante ans et huit mois, Sœur Saint-Basile, refusant de prêter serment, fidèle à son Dieu, à sa foi, à ses vœux, recevait la couronne du martyre, en même temps que ses sœurs en religion : Marie-Madeleine de Justamond, Claire Dubas et Thérèse Consolin, Ursulines de Pont-Saint-Esprit, de Bollène et de Sisteron. Dieu n'avait pas voulu séparer dans l'immolation des âmes que la vie rapprochées, et qu'une même obédience avait tendrement unies.


Claire Dubas, Sœur Claire de Sainte-Rosalie.
Religieuse ursuline de Bollène

La famille de Marie-Claire Dubas habitait Laudun en Languedoc (aujourd'hui du département du Gard). C'est dans ce village qu'elle vint au monde le 9 janvier 1727. Ses parents ajoutaient d'ordinaire à leur nom celui de Pradines et écrivaient parfois en deux mots leur nom «du Bas». Baptisée le 16 janvier par M. l'abbé d'Argilliers, Marie-Claire était la fille d'Edouard Dubas et de Anne Fauverge. Peu de temps après sa naissance sa famille quittait Laudun et venait s'établir à Bollène.

Le couvent de Sainte-Ursule était alors florissant. Non seulement son cloître abritait la vie religieuse de plus d'une professe de qualité, mais tout auprès du couvent, les jeunes filles de la noblesse et de la bourgeoisie, trouvaient une maison d'éducation et d'enseignement parfaitement adaptée à leur condition et très capable de les préparer à tenir leur place dans le monde. Nous avons déjà fait observer, d'ailleurs, que bien souvent du pensionnat au monastère la transition se faisait naturellement, par la pente insensible en apparence, mais décisive en réalité, qui amenait les pensionnaires si chrétiennement élevées à désirer et à mériter, tout ensemble, la grâce de la vocation religieuse.

C'est par ce chemin que Marie-Claire Dubas, après tant d'autres, gravit les degrés de la perfection. Elle reçut, en religion, le nom de Sœur Claire de Sainte-Rosalie. Le 12 février 1746, à l'âge de dix-neuf ans, elle faisait profession et se consacrait sous la règle de Sainte Ursule, au service de Dieu, à l'éducation et à l'édification des enfants par l'enseignement des sciences profanes, et l'exemple des vertus chrétiennes.

Nous n'avons pas de détails sur la manière dont Sœur Claire comprit et pratiqua son rôle d'ursuline. Il nous faut arriver presque à l'heure de son martyre, pour mesurer le travail de la grâce en cette âme d'élite. Dieu qui lui ménageait, en Sa bonté, la plus glorieuse des morts, voulut, semble-t-il, l'y préparer par la plus obscure des existences : mais si rien ne nous est parvenu de cette vie, si autant que nous en pouvons juger, Sœur Claire n'eût pas dans sa communauté une place éminente, si elle n'y joua aucun rôle historique, elle sut, pendant ces quarante-six ans de vie religieuse, accumuler des réserves spirituelles abondantes, de claire intelligence des choses, et surtout d'inébranlable fermeté.

Dès les premières réponses à son interrogatoire, elle donne à sa présence devant les juges son vrai sens, indique d'un mot la raison de son jugement, et éclaire d'un autre le motif de sa mort.

«Qui es-tu ?» lui demande tout d'abord Fauvéty. — Pour tout autre accusé cela voulait dire : «Comment t'appelles-tu?» Écoutez la réponse de la martyre : «Je suis religieuse, dit elle, et je le resterai jusqu'à la mort.»

Ainsi engagée, la lutte ne pouvait être longue. Une deuxième question suffit à l'achever. «Veux-tu prêter serment,» lui demanda encore le président ?» — «Non, dit-elle, ma conscience me le défend.» — Et sans autre débat, Marie-Claire est envoyée à la mort.

Admirable simplicité, qui résume en deux mots toute la foi, toute la fidélité de la martyre et renferme en deux brèves réponses, manifestement animées de l'Esprit de Dieu toute la grandeur de sa vie et tout le sens de sa mort.


Thérèse Consolin, Sœur du Cœur-de-Jésus
Supérieure des Ursulines de Sisteron.

La glorieuse hécatombe des trente-deux martyres d'Orange devait se terminer le 26 juillet 1794 par l'immolation d'une ursuline, supérieure au couvent de Sisteron, mais appartenant, par ses origines et sa famille, à l'ancien Comtat-Venaissin dont une partie forme aujourd'hui le département de Vaucluse.

Élisabeth-Thérèse Consolin était née, en effet, à Courthézon, le 6 juin 1766. Fille aînée de Jean Consolin, avocat au Parlement, et de Marie-Anne Guérin, elle fut baptisée le jour de sa naissance ; elle eut pour parrain Jean Consolin et pour marrain Élisabeth Guérin. Après une enfance pieuse, écoulée presque entièrement au foyer paternel, embellie des leçons et des exemples de parents chrétiens, elle voulut se consacrer à Dieu et embrassa la vie religieuse au couvent des Ursulines de Sisteron. Par suite de quelles circonstances, sous quelles influencés et en vertu de quels appels, la jeune fille choisit-elle un cloître si éloigné de sa ville natale, nous l'ignorons. Sa vie s'est écoulée, en effet, loin de nos régions, dans la paisible cité alpestre où, depuis le 20 mai 1642, les filles de Sainte Ursule faisaient l'édification et méritaient l'estime universelle.

Sœur du Cœur-de-Jésus, tel était le nom de religion de notre bienheureuse, ne le céda bientôt, en rien, à ses compagnes en ferveur et en régularité. Aussi, quand la Révolution éclata, la trouvons-nous supérieure de son couvent. La gravité exceptionnelle des événements allait lui fournir l'occasion de déployer les rares dons de sagesse et de force que la Providence lui avait départis. En 1791 treize sœurs de chœur et deux converses composaient la communauté. Sur ce petit troupeau la Mère Consolin étendit sa plus maternelle sollicitude, se préoccupant de leur ménager un refuge tout en fortifiant, à l'approche de l'épreuve pressentie, leur courage et leur foi. Il n'est donc pas étonnant qu'il n'y ait eu, parmi elles, aucune défection, quand, les vœux et les ordres religieux abolis, la municipalité leur ordonna de se conformer aux dispositions de la loi. Seules deux religieuses infirmes se retirèrent dans leurs familles. Les autres déclarèrent vouloir rester, demeurer fidèles à leurs vœux, et demandèrent au directoire départemental de fixer le chiffre de leur pension. Dans sa délibération du 8 juillet 1791 le directoire attribua 449 livres à chaque sœur de chœur, et 224 livres 5 deniers à chaque sœur converse.

Cette modération relative des agents d'un pouvoir révolutionnaire et impie fut de courte durée. Les hommes sages et prudents étaient peu à peu éliminés des conseils et des assemblées, et sous la poussée de l'esprit du mal, autant et plus que sous l'égide de la loi, les violents prenaient le dessus.

Le 6 août 1791, la chapelle des Ursulines était fermée. Sous ce coup, si douloureux qu'il fût, le courage de la supérieure ne fléchit pas. Une âme moins forte eût immédiatement abandonné la place : la Mère Consolin pensa qu'elle avait encore une position à défendre, et sa communauté demeura dans le couvent. Mais cette maison sainte, pleine de souvenirs si chers à toutes, était également menacée.

Le 10 septembre 1792, on vint arracher les grilles du chœur pour en faire des piques. La clôture étant ainsi détruite, la mère supérieure jugea que le moment de la dispersion était venu. Ce ne fut pas sans un déchirement profond, que comprendront celles qui savent la force et la douceur de l'affection religieuse, que la Mère du Cœur-de-Jésus se sépara de ses sœurs. On ne vit pas, des années durant, sous le même toit, appliquées aux mêmes devoirs, possédées d'un même idéal, et soumises à la même règle, sans éprouver pour toutes celles qui partagent votre vie un attachement vivace et profond, plus profond, à coup sûr, que les affections mondaines, les relations de bonne compagnie ou les sympathies de caractères heureusement harmonisés. La vie quotidienne n'en révèle pas toujours toute l'étendue. Elle en montre au contraire, bien souvent, les petits écueils, et les petites imperfections : l'épreuve seule en fait sentir toute la force et la séparation, par son amertume, en souligne la surnaturelle intensité.

Le cœur brisé, Sœur du Cœur-de-Jésus se retira donc à Courthézon, son pays natal. Elle y trouvait sa famille bien diminuée. Mais ses parents étaient encore vivants. Il lui était donc permis de compter parmi ses compatriotes sur une tranquillité relative ; mais Dieu qui voulait récompenser par le martyre une longue vie de labeur et de saintes austérités ne permit pas que le séjour de notre bienheureuse, chez les siens, fut de longue durée.

Deux ans ne s'étaient pas encore écoulés depuis son arrivée à Courthézon quand deux officiers municipaux la dénoncèrent au Comité de surveillance, en déclarant qu'elle avait refusé de prêter le serment imposé par la loi du 6 nivôse an II (29 décembre 1793). C'était le 3 germinal (23 mars 1794). Aussitôt le Comité fait comparaître Thérèse qui persiste dans son refus. Le surlendemain, 25 mars, elle est arrêtée et conduite à Orange, écrouée provisoirement dans la prison du Cirque, puis transférée trois jours après dans la prison de la Cure. Elle fut, avec trois autres religieuses, — Marie-Anne Depeyre, de Tulette, Mélanie Collet et Emérenciane de Valréas — la première des trente-deux martyres à occuper ce cachot, jadis résidence du capiscol, et convertie à la hâte en prison, par la municipalité, pour dégager les autres prisons trop encombrées.

Thérèse Consolin devait y passer quatre mois. Emprisonnée la première, elle devait la dernière de toutes consommer son sacrifice, et fermer par sa mort le cortège des vierges s'empressant au devant de l'Époux.

Une aussi longue détention n'affaiblit, chez notre martyre, aucune des qualités d'esprit et de volonté que sa vie religieuse lui avait, à maintes reprises, fourni l'occasion de déployer. À mesure qu'elle approchait de la mort, elle sentait croître son courage, et sa résolution s'affermir. S'il est vrai, comme le laisse entendre la délibération du Comité de surveillance de Courthézon, que Thérèse se soit dérobée en mars aux premières recherches, ou, ce qui paraît plus probable, que son vieux père, sachant qu'on allait arrêter sa fille, avait pris soin de l'envoyer au dehors, sous un prétexte des plus légitimes, ces dissimulations et ces timidités n'ont plus de raison d'être. Le courage, la fermeté, la grandeur d'âme n'ont subi, au cours de ces quatre longs mois de prison aucun amoindrissement. L'interrogatoire de la martyre est là pour le prouver.

«Qui es-tu, demande le président ? — Je suis fille de l'Église catholique, répond Thérèse.

— Veux-tu prêter le serment ? — Jamais ; ma municipalité me l'a demandé ; je l'ai refusé parce que ma conscience me le défend.

— La loi te l'ordonne. — La loi ne peut pas me commander des choses opposées à la loi divine.»

Sur ces mots, la sentence est prononcée, et Thérèse envoyée à la mort. À vrai dire, elle était rendue à l'avance. Sur la couverture du dossier de la martyre on pouvait lire, en effet, ces quelques lignes dont le sens n'échappa point aux iniques juges de la Commission populaire :

«Thérèse Consolin, ci-devant religieuse non assermentée, détenue à Orange. Prévenue de s'être montrée la fanatique la plus obstinée, en refusant de prêter le serment exigé par la loi, au mépris des diverses sollicitations à elle faites, à cet effet, par la municipalité, dans l'espoir de retour à l'Ancien Régime qui aurait entraîné la République dans une guerre civile, le tout en haine de la Révolution.»

Ainsi pour la dernière des martyres, comme pour la première, comme pour toutes, la vraie cause de la condamnation est la fidélité à l'Église, le refus du serment, l'obéissance à la loi divine. En permettant aux bourreaux de parler si souvent de fanatisme et de superstition, la Providence n'a-t-elle pas voulu donner à la mort de nos bienheureuses son caractère véritable, et nous laisser vénérer en leur personne, non des victimes innocentes de nos discordes civiles, mais bien les augustes témoins de notre foi immortelle, les martyres de leurs vœux, et désormais les protectrices authentiques de nos couvents menacés ?


*
* *

Le surlendemain, 10 thermidor (28 juillet), Robespierre et ses satellites étaient conduits à leur tour à la guillotine. Les membres de la Commission populaire d'Orange furent, le 25 juin 1795, condamnés à la peine de mort. Trois d'entre eux se confessèrent à un prêtre catholique non assermenté et moururent courageusement, en chrétiens repentants. La prière de leurs saintes victimes leur avait ouvert le trésor des miséricordes divines...

Ainsi se vengent les disciples de celui qui demandait à son Père le pardon des bourreaux qui le crucifiaient!

_____________________________________

[Notes de bas de page.]

*  Les Sacramentines de Bollène avaient la pieuse coutume de toujours ajouter au nom du saint ou de la sainte qu'elles prenaient au jour de leur vêture, le souvenir du Saint-Sacrement. La bienheureuse de Gaillard s'appelait donc : Sœur Iphigénie de Saint-Mathieu Marie du Saint-Sacrement. Il en était ainsi de toutes les autres. Ceci une fois pour toutes.

†  Registre des Délibérations du Comité de surveillance, extrait : «Séance du 22 messidor. Le Comité assemblé dans le lieu ordinaire de ses séances. Il a été exposé qu'il y a encore dans la commune des ci-devant religieuses qui s'étaient refusées au serment prescrit par la loi, qui y étaient détenues dans son lit pour cause de maladie quand les autres partirent ; d'après quoi le Comité a décidé de mettre à exécution les mandats d'arrêt contre les nommées Bonnet, etc., et les faire traduire au plus tôt dans la maison d'arrêt du district d'Orange.»

_____________________________________


Gravure 11
: Chapelle de Notre-Dame du Roure à Tulette (extérieur).

Chapelle de Notre-Dame du Roure à Tulette (extérieur).



Gravure 12
: Chapelle de Notre-Dame du Roure à Tulette (intérieur).

Chapelle de Notre-Dame du Roure à Tulette (intérieur).



Gravure 13
: Chéminée dans la maison de Peyre à Tulette.

Chéminée dans la maison de Peyre à Tulette.


«Les trente-deux Martyres d'Orange» :
Index ; Appendice et Annexes.

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]