[Aimable lecteur, je vous présente ce scénario relativement autonome de la pièce nommée Le Cinesi ; le docteur Stuart est un personnage quelque peu pompeux dans la pièce principale.]
BOÎTES CHINOISES ASYMÉTRIQUES
Un scénario d'Alec Stuart, M.A., D.Phil.,
de Narkover College, près de Borchester, Angleterre.
[Édité par Dr Roger Peters.]
«AVANT-PROPOS»
[Alors que les remarques liminaires sont lues par une voix off, quatre scènes sont projetées sur un écran divisé, et une fanfare de chasse du marquis de Dampierre, Le point du jour, est jouée sotto voce.
1° «Au nord-est» : Louis XV âgé de 11 ans, émerveillé, et trois de ses valets de chambre, qui jettent des regards éloquents sur le lit découvert du roi, sont debout dans ses appartements aux Tuileries (en février 1721) ; en sous-titres, pour le roi : Durant la nuit j'ai éprouvé un mal fort plaisant que je n'avais point encore senti.
2° «Au sud-est» : Trois laquais bastonnent François-Marie Arouet, dit Voltaire, près de l'hôtel du duc de Sully dans la rue Saint-Antoine, où le chevalier Guy-Auguste de Rohan-Chabot, penchant par la fenêtre d'un second carrosse dans la même rue, affiche un air de suffisance (en janvier 1726) ; en sous-titres, pour Rohan-Chabot : Ne frappez pas sur la tête ; il peut encore en sortir quelque chose de bon.
3° «Au sud-ouest» : Louis-Yves Aubry et son père, Louis-Rémy, dans le public de la Salle de spectacle de Montauban, où une affiche indique la Didon de Le Franc de Pompignan, portent la vue sur une jolie fille âgée de 15 ans (en janvier 1764) ; en sous-titres, pour le père : Oui, mon fils ; c'est bien Mlle Gouze.
4° «Au nord-ouest» : Joseph Boulogne, dit le chevalier de Saint-George, son violon à la main, et le capitaine Choderlos de Laclos, son libretto d'Ernestine à la vue et les larmes aux yeux, sont debout sur la scène du Théâtre de l'Hôtel de Bourgogne, où le public adresse diverses expressions d'acclamation vers Saint-George et celles de dérision vers Laclos (en juillet 1777) ; en sous-titres, pour Laclos : C'est de la confiture aux cochons.]
VOIX OFF.
Salutations, mesdames et messieurs... À mon avis, les grands événements naissent des menues péripéties plus souvent qu'on le pense. Assurément, les doctes l'entendent autrement ; à les en croire, ce sont les politiques et les fins stratèges qui influent sur le sort des nations : l'avis des hommes d'esprit et les écrits des philosophes scellant la destinée du genre humain. Eh bien, peut-être y a-t-il là quelque chose de vrai : mais je constate que la décharge de l'humeur séminale par un chaste roi démesuré précoce, la bastonnade d'un roturier par un aristocrate prétentieux, l'œil lascif d'un jeune homme, la dépit d'un ingénieur sans talent littéraire, et autres vétilles de ce genre, décident bien souvent le cours de l'Histoire. C'est dire que je pèse mes mots quand j'affirme que la face de l'Amérique du Nord était définitivement changée suite à la visite d'Antoine de Sartine, lieutenant général de police et futur ministre de la Marine, à la foire Saint-Ovide à Paris en septembre 1771, afin d'assister à la première d'un divertissement frivole soi-disant au sujet des perruques : je ne badine pas... Or, à ce stade, je pourrais introduire une afféterie littéraire. Ainsi, à l'instar d'Umberto Eco, en son célèbre roman Il Nome della Rosa, je pourrais dégoiser en long et en large sur un «manuscrit retrouvé» — à propos, la simple notion d'un vieux
moine souvenant de tels détails exhaustifs et minutieux d'un événement qui s'est passé dans sa jeunesse, c'est, pour moi au moins, fort bizarre, voire carrément contraire. Pourtant je suis assez certain que vous m'accuseriez à juste titre d'être condescendant, et vous pourriez alors dire, comme William Shakespeare aurait pu dire en son Hamlet : «My word, methinks he doth protest too much.» ; c'est-à-dire, «Ma parole,
m'est avis qu'il fait trop de protestations.» De plus, et plus important encore, il n'y a pas besoin de telles absurdités, puisque les sources de l'histoire ci-dessous se
trouvent chez ces fleurs de la haute culture française : pas les étagères immaculées de la Bibliothèque nationale, mais les boîtes poussiéreuses des Archives nationales. Alors,
sans plus de cérémonie, permettez-moi de vous présenter une reconstitution dramatisée de cet incident fatidique dans la vie de Sartine, de la France et, oui, de l'Amérique du Nord... Mais, d'abord et d'une, les Dramatis personae, entre autres : M. Antoine de Sartine, comte d'Alby, âgé de 42 ans ; M. Loiseau, âgé de 32 ans, perruquier ; M. Valentin Haüy, âgé de 26 ans, traducteur polyglotte, cryptographe et frère cadet de l'abbé René-Just, régent de seconde au Collège Cardinal Lemoine et futur père de la science de cristallographie ; et M. le Dauphin, âgé de 16 ans, petit-fils du roi Louis XV et futur Louis XVI.
«PROLOGUE»
SCÈNE 1. Le cabinet de M. de Sartine dans l'hôtel Desmarets, rue Neuve-Saint-Augustin, près de la place Louis XIV (actuelle place Vendôme) ; sa pendule marque 06 h 15. La pièce somptueusement meublée de forme octogone, éclairée par plusieurs lustres allumés, est parsemée de tapis à riches motifs ; en face d'un bureau inondé de paperasses, il
y a une meuble, dont la partie supérieure est une grande armoire avec deux panneaux de glace, et la partie inférieure est un secrétaire en bois de rose. Sartine, vêtu en robe noire et coiffé à frimas, entre son cabinet et s'approche de sa fierté et sa joie.
SARTINE.
[Ouvrant l'armoire de glace, emplie de dizaines de perruques, il admire et manie sa collection avec plaisir visible pour trois minutes — fond sonore : la pièce de clavecin dite La De Sartine de Jacques Duphly. Puis il se dit à haute voix.] Au travail ! [S'asseyant à son bureau, il commence à parcourir les yeux consciencieux sur la masse de paperasses : comptes rendus, procès-verbaux, instructions secrètes, notes et sa correspondance privée.] ... ...
SCÈNE 2. Le cabinet de M. de Sartine ; sa pendule marque 09 h 15.
SARTINE.
[Se lisant à haute voix.] «Monseigneur,... J'étais flatté d'avoir l'honneur de vous voir de nouveau l'autre semaine. De plus, comme en années précédentes, j'étais très touché de la sympathie que vous m'avez témoigné concernant les frais immenses d'édifications, location et déplacement du Temple à la place Louis XV pour la foire Saint-Ovide. Ma parole, les sollicitations des vendeurs qui croient mon théâtre propre à y attirer des affaires augmentées, ce sont insistantes ! / J'ai l'honneur d'être, avec un très respectueux attachement, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur, Nicolas-Médard Audinot. / P.-S. Le sieur Olivier m'a confirmé que plusieurs marchands tiennent à voir le nouveau divertissement par mon jeune protégé, le sieur Plagiatte, selon toute probabilité parce qu'il exige tant d'articles de luxe : les dentelles, les étoffes en soie, les perruques, les...» [Il s'interrompt.] Les perruques !? Mmm, j'y pense ! [Il agite le cordon de la sonnette qui connecte à ses appartements : son valet de chambre apparaît aussitôt dans l'entrebâillement de la porte.]
LATULIPE.
Que veut Monseigneur ?
SARTINE.
Je dîne dehors : que ma toilette soit prête pour deux heures.
LATULIPE.
Sont-ce les seuls ordres que Monseigneur ait à me donner ?
SARTINE.
C'est là tout. Euh,... Loiseau n'a pas oublié ma perruque ?
LATULIPE.
Il n'a encore rien envoyé, mais Monseigneur connaît son exactitude ; aussitôt qu'il est prévenu que Monseigneur veut sa perruque aujourd'hui, c'est fort improbable qu'il oublie.
SARTINE.
C'est égal, mieux vaut passer chez lui ; d'ailleurs, il est en retard.
LATULIPE.
[En se retirant.] Je vais sur l'heure rafraîchir la mémoire de M. Loiseau et rapporter lui-même la perruque en question.
SARTINE.
[Faisant un geste d'acquiescement, il reprit sa besogne, et se dit à haute voix.] Ah ! De mon ami Diderot. [Il se lit à haute voix.] «Monsieur,... Veuillez trouver ci-jointe une copie de ma lettre récente aux MM. Briasson & Le Breton. / Je suis, avec un profond respect, Monsieur,...» ... «Ce 31 août 1771. / Je n'ai point lu le Mémoire de M. Luneau, messieurs, et je ne le lirai point, parce que j'ai mieux à
faire ; mais je vois par votre réponse qu'il vous reproche d'avoir imprimé l'Encyclopédie en un plus grand nombre de volumes que vous n'auriez dû. Et où M. Luneau a-t-il pris que le nombre de volumes dépendit de vous ? Le nombre des volumes d'un ouvrage dépend de l'étendue du manuscrit, et l'étendue du manuscrit, de l'objet et de la manière de le traiter, toutes choses qui ne concernent que l'auteur, qui est concis ou diffus. M. Luneau n'ignore pas plus que moi qu'on ne se donne pas le talent de bien écrire. Si l'Encyclopédie a des vices, ce n'est pas votre faute ; c'est la mienne. / Les chicanes qu'il vous fait sur le choix du caractère et sur la longueur de la page ne me semblent pas mieux fondées. Je n'entends rien aux engagements qu'on vous
suppose avec le public. Que m'importaient à moi ces engagements ? J'ai demandé le caractère qui me convenait. J'ai fixé ma page à ma volonté. J'ai voulu que mon édition
fût à ma fantaisie... ...»
SCÈNE 3. Le cabinet de M. de Sartine ; sa pendule marque 10 h 00. Il y a un grattement à la porte, propre à son valet de chambre.
SARTINE.
[Sans lever les yeux.] Entre. [Latulipe entre sur la pointe des pieds, tenant sous son bras une énorme boîte ronde en fer-blanc.]
LATULIPE.
La voici, Monseigneur ; la voici ! M. Loiseau m'a assure qu'il y a donné tous ses soins ; et il espère qu'elle lui fera honneur. Mais Monseigneur avait bien raison de ne compter qu'à demi sur la mémoire du pauvre homme ; je l'ai trouvé tout renversé et tout abruti.
SARTINE.
Oh ? Que lui est-il arrivé ?
LATULIPE.
[D'un ton solennel.] Sa femme vient d'accoucher ; elle a eu des couches pénibles ; ils n'ont pu conserver leur enfant, ce qui les désole fort, car c'était leur premier : ... et cependant, ils sont encore jeunes l'un et l'autre.
SARTINE.
Latulipe, tu parles comme un livre ! Mais, ma foi, puisque la boîte est là,... eh bien, il faut que je voie de suite comment cette perruque me coiffe ; je me défie presque autant des nouvelles perruques que des nouveaux visages.
LATULIPE.
Voici, Monseigneur.
SARTINE.
[Prenant la boîte des mains tendues de Latulipe.] C'est encore fort heureux que les couches de Mme Loiseau n'aient point été un empêchement à la création de ma perruque. Je ne sais pas comment diable j'eusse fait, car je n'en ai pas l'une de présentable... Mais, voyons celle-ci. [Il tourne le couvercle, qui s'ouvrit en grinçant, et d'où un nuage de poudre s'élève aussitôt. À peine a-t-il plongé un œil
curieux dans la boîte qu'il s'écrie.] Mon Dieu ! [Il laisse tomber la boîte et le couvercle sur le bureau.]
LATULIPE.
[D'un ton d'inquiet.] Monseigneur, qu'avez-vous ?
SARTINE.
[Faiblement.] Regarde,... regarde toi-même.
LATULIPE.
Volontiers, Monseigneur. [Il s'empresse d'obéir, et abaisse sur la boîte un regard intrigué : qui ne tarde pas à changer l'expression.] Ah ! Mon Dieu ! Qu'est-ce que je vois !?
SARTINE.
[Murmurant.] Je ne me suis donc pas trompé ; c'est un...
LATULIPE.
Un enfant !... Un enfant mort,... un petit enfant qui n'a pas eu vingt-quatre heures de vie, si tant est qu'il ait vécu !... Qu'on a eu la barbarie !?... Mais c'est inouï !... C'est monstrueux !
SARTINE.
[Agitant le cordon de la sonnette qui connecte aux bureaux de ses agents, il s'écrie.] Holà ! Quelqu'un !
DUBESQ.
[S'inclinant respectueusement en entrant presque aussitôt.] Qu'y a-t-il, Monseigneur ?
SARTINE.
Vite ! Qu'on s'assure du perruquier Loiseau, et qu'on le conduise ici sur-le-champ. S'il vous questionne, vous n'aurez rien à lui répondre. [Dubusq sort. Il arpente de
long en large son cabinet, ses mains derrière le dos, avec une impatience presque fiévreuse ; puis il se dit à haute voix.] J'avais jusqu'alors considéré Loiseau comme un très honnête et digne homme, incapable d'ôter, en dehors de ses coups de peigne, un cheveu à qui que ce fût, encore moins de commettre un forfait de telle nature ; jamais épaules humaines n'avaient servi de supports à une figure plus franche et plus inoffensive en apparence. C'est à faire on doute de tout !
SCÈNE 4. Le cabinet de M. de Sartine ; sa pendule marque 10 h 15. Il y a une frappe à la porte. Latulipe est debout dans un coin.
SARTINE.
[Levant les yeux à l'armoire de glace.] Entrez !
LOISEAU.
[Faisant un profond salut en entrant.] Monseigneur, vous m'avez envoyé quérir : et me voilà. Est-ce que la perruque n'irait pas bien ? Cela m'étonnerait fort, car, foi de
perruquier, j'y ai prodigué tous mes soins.
SARTINE.
Ah ! M. Loiseau, vous avez apporté tous vos soins, dites-vous ?... Je crois, au contraire, que si vous n'aviez pas à vous reprocher une étourderie que vous pourriez bien payer de votre tête ; en fait, je crois que cette... perruque serait partout autre part qu'ici.
LOISEAU.
Monseigneur, je ne sais vraiment pas quoi penser ; ... non, je ne comprends pas.
SARTINE.
Vous ne comprenez pas ? Eh bien, ouvrez cette boîte, et vous comprendrez.
LOISEAU.
[L'ouvrant, il s'écrie aussitôt.] Oh ! Mon Dieu ! [Il laisse tomber la boîte sur le bureau.] Monseigneur, qu'ai-je vu ?
SARTINE.
[D'un ton sévère.] Eh bien, M. Loiseau !?
LOISEAU.
[Sanglotant et murmurant.] Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon pauvre enfant !... Mon pauvre enfant.
SARTINE.
Vous en convenez donc, malheureux ? Or, m'expliquerez-vous comment il se fait que cet enfant, cette victime ?... [Pas de réponse de Loiseau, qu'il semble atterré.] Encore une fois, je vous en demande comment il se fait que cet enfant ?
LOISEAU.
Hélas, Monseigneur, je ne sais,... je ne puis deviner par quel concours de circonstances,... par quel hasard,... je... [Il se tait peu à peu.]
SARTINE.
Monsieur, je puis m'imaginer fort bien à votre place, et je dois admettre que — dans le cas présent — l'option la plus aisée et la plus prudente, soit de manquer de mémoire : et cependant, je vous conseille vivement de faire un petit effort à mes prières, autrement nous serons disposés à vous malmener.
LOISEAU.
[Ayant l'air effaré.] Quoi, Monseigneur !?... Vous me feriez subir la question ? Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mais je vous jure que si on me tenaillerait, on ne pourrait m'arracher un mot de plus ! Mais, après tout, quel crime ai-je donc commis ? J'eusse tué ce pauvre enfant que j'ai pleuré de toutes les larmes de mes yeux, que vous ne parleriez pas de me traiter autrement, Monseigneur !
SARTINE.
C'est, malheureux, que, jusqu'à ce que vous vous soyez lavé de l'affreux soupçon qui plane sur vous, les charges les plus accablantes vous accusent d'un crime abominable et dont je ne vous eusse jamais supposé capable, vous, Loiseau...
LOISEAU.
[Interrompant avec une véhémence empreinte d'une indignation vertueuse.] Mais quel crime donc, Monseigneur ?... Serait-ce, par hasard, d'avoir attenté aux jours de cette frêle créature, dont la vie aurait sauvé aux prix de la mienne propre ?... Ah !... Monseigneur !... Mais, puisqu'un père a besoin de prouver qu'il n'est point l'assassin de son fils, il me sera facile de fournir cette preuve à Monseigneur... Ce pauvre enfant a vécu à peine quelques minutes et est mort entre les mains du médecin. [Se laissant retomber sa tête sur sa poitrine, il semble plongé dans une rêverie sans fond ; un silence de plusieurs minutes suit.] ... ...
SARTINE.
[Se disant sotto voce.] Ma foi, cela était dit avec un tel accent de vérité, qu'il n'y a pas moyen de douter d'une assertion si aisée en effet à vérifier. Mais comment cet enfant mort se trouve-il dans cette boîte au lieu de ma perruque toute neuve ? Là est la vraie devinette !... ...
LOISEAU.
[Tout à coup, se frappant le front de la main, il s'écrie avec une voix altérée.] Monseigneur,... j'y suis... j'ai deviné... je comprends tout, enfin !
SARTINE.
Eh bien ! Alors, M. Loiseau, expliquez-vous.
LOISEAU.
Monseigneur, les malheureux ont enterré la perruque !
SARTINE.
Quelle perruque ?
LOISEAU.
La vôtre, Monseigneur ; celle que vous m'avez commandée !
SARTINE.
Mais vous êtes fou, M. Loiseau !
LOISEAU.
Hélas non, Monseigneur.
SARTINE.
On aurait enterré ma perruque !?
LOISEAU.
Cela n'est que trop certain, Monseigneur ; et les prêtres se seront trompés, ayant pris une boîte pour l'autre. [Une très longue pause morne, puis : ]
SARTINE.
Mais alors, comment faire ?
LOISEAU.
Hélas, Monseigneur, pas autre chose que de donner à ce petit ange du bon Dieu une sépulture chrétienne.
SARTINE.
Sans doute, sans doute ; mais ma perruque ?... Je vais à deux heures à un repas de corps, et vous le savez mieux que personne, Loiseau, je n'ai rien de présentable.
LOISEAU.
C'est vrai, Monseigneur.
SARTINE.
Sacrebleu ! Me voilà dans l'embarras ; je ne puis pas manquer ce dîner, et, pour rien au monde, je n'irais, coiffé avec la meilleure de mes perruques : il faut pourtant, M. Loiseau, que vous me tiriez de là.
LOISEAU.
Je ne demanderais pas mieux, Monseigneur, mais le temps nous échappe ; la pendule marque dix heures et demie, et une perruque comme celle que j'ai eu l'honneur de faire pour Monseigneur n'est pas créée en trois heures...
SARTINE.
Quelle diable d'idée aussi votre femme a-t-elle eue de loger cet enfant dans une boîte à poudre. Ma foi, je serai forcé de demeurer céans, faute de perruque ; c'est à en perdre la tête. [Du coin, son valet tousse discrètement, puis : ]
LATULIPE.
Monseigneur, il me semble, sauf erreur, que ce n'est pas sans remède.
SARTINE.
Diantre ! Si tu en as trouvé un, hâte-toi de t'expliquer ; le temps s'impose !
LATULIPE.
Les pauvres ont enterré la perruque, donc nous la déterrons ; l'un ne devrait pas être plus difficile que l'autre.
LOISEAU.
[Murmurant.] Et on mettrait ce cher petit à la place ; il a été baptisé, il est chrétien : on ne peut lui refuser la terre sainte.
SARTINE.
C'est, en effet, la seule chose qui nous reste à faire ; mais cela pourrait offrir des difficultés, et, en tous cas, nous n'avons pas trop de temps pour mener cette affaire à terme. [Il agite le cordon de la sonnette à gauche : Dubusq apparaît aussitôt. Il lui donne ses instructions à voix basse, et se retourne vers Loiseau.] M. Loiseau, je n'ai nul doute sur la véracité de votre déclaration, mais il est de mon devoir de
vérifier le fait quand même. Vous êtes mon prisonnier pour une heure tout au plus ; suivez M. Dubusq. [Loiseau s'incline et suit Dubusq, tandis que Latulipe se retire. Au bout de quelques minutes, Dubusq revient et enlève la boîte ; puis Sartine se retire à la bibliothèque adjacente.]
SCÈNE 5. La bibliothèque de M. de Sartine ; sa pendule marque 11 h 00. La pièce aux belles proportions, avec son plafond splendide peint par Jean-Baptiste Jouvenet, est tapissée de rayonnages de chêne. Sartine feuillette un livre relié en maroquin rouge et frappé des trois sardines de ses armes. Il y a une frappe à la porte.
SARTINE.
Entrez ! [Dubusq entre.] Eh bien, Dubusq, vous apportez la perruque ?
DUBESQ.
Non, Monseigneur.
SARTINE.
Bôf ! À quoi donc avez-vous passé le temps ? Au moins, quand l'aurai-je ? Vous n'ignorez pas qu'il me la faut de suite ?
DUBESQ.
Monseigneur, je crains bien que ce ne soit impossible.
SARTINE.
Impossible ! Quel est ce mot-là ? Et pourquoi impossible, s'il vous plaît ? De combien de temps est-il donc besoin pour fouiller six pieds de terre et s'emparer d'une méchante boîte de fer-blanc ?
DUBESQ.
Oh ! Là n'est pas la difficulté ; si ce n'était que cela !
SARTINE.
Et la difficulté, où est-elle, je vous prie ?
DUBESQ.
Monseigneur, je viens de la paroisse, où l'on se refuse à enterrer le fils de Loiseau, sous prétexte qu'il l'est déjà.
SARTINE.
Mais leur avez-vous expliqué la méprise ?
DUBESQ.
Oui, Monseigneur ; mais ils prétendent que c'est égal, qu'il est couché sur le registre, et qu'il est bien et dûment inhumé.
SARTINE.
Très bien. Cette affaire peut être arrangée plus tard ; cela est moins pressé que ma perruque.
DUBESQ.
Je suis bien de votre avis, Monseigneur. Mais, lorsque j'ai parlé de déterrer la perruque, le curé s'y est formellement opposé.
SARTINE.
Bah ! Et quelles sont ses raisons ?
DUBESQ.
Il faut une permission écrite de l'archevêque.
SARTINE.
Pour déterrer une perruque !?
DUBESQ.
Oui, Monseigneur.
SARTINE.
Mais c'est une plaisanterie, et des plus folles encore.
DUBESQ.
Au contraire, Monseigneur, je vous jure que c'est une affaire fort sérieuse. J'ai eu beau dire, le bon curé s'est retranché dans ses conclusions : une permission écrite de
l'archevêque, sine quâ non. Il est désolé de ne pas pouvoir faire quelque chose d'agréable pour Monseigneur, mais il ne pourrait, sans se compromettre, prendre cela sur lui. J'ai prié, supplié, mais vainement ; les négociations eussent pu se prolonger ainsi sans résultat jusqu'au Jugement dernier. En désespoir de cause, je me suis retiré pour vous rendre compte de l'insuccès d'une mission que je n'eusse pas supposée aussi ardue... Monseigneur a-t-il autre chose à me commander ?
SARTINE.
Non... En fait, puisque vous êtes là, dites au cocher d'atteler ; et qu'il se dépêche ! Si je ne me mêle de cela moi-même, je n'aurai jamais ma perruque pour deux heures : et quelle piètre allure j'aurais alors au gala de M. le prévôt des marchands ! [Quelques minutes après, se jetant dans son carrosse, il crie à son cocher.] À l'archevêché !
[Puis le fond sonore d'une fanfare de chasse du marquis de Dampierre, Le départ pour la chasse, est jouée sotto voce.]
SCÈNE 6. La cour de (l'ancien) palais épiscopal ; son horloge marque 11 h 15. Alors que son carosse s'arrête, Sartine saute à terre avec la légèreté d'un jeune chevreau ; un suisse l'accueille.
SARTINE.
Mgr de Beaumont est-il visible ?
SUISSE.
Non, Monseigneur ; Sa Grandeur est sortie.
SARTINE.
Sapristi ! Que me dites-vous ? Savez-vous si elle rentrera bientôt ?
SUISSE.
Sa Grandeur part pour sa maison de compagne à Conflans, et ne reviendra sûrement que samedi pour l'office du soir.
SARTINE.
Pour Conflans ! Je suis un homme perdu !
SUISSE.
Monseigneur aurait désiré voir Sa Grandeur ?
SARTINE.
Quoi ! Qu'il faut être patient. Si je l'eusse désiré !
SUISSE.
Mais il peut se faire ; peut-être Sa Grandeur n'est-elle pas encore sur le chemin de Conflans : et, si Monseigneur faisait diligence.
SARTINE.
Je tuerais vingt chevaux pour la rejoindre ! Mais, mon ami, ne me faites pas languir davantage, et pas de préambules : au fait !
SUISSE.
Sa Grandeur a dû prendre, en passant, M. le maréchal ; il n'est pas impossible qu'elle ne soit encore chez lui.
SARTINE.
Chez M. de Richelieu ?
SUISSE.
Oui, Monseigneur.
SARTINE.
Combien y a-t-il que Mgr de Beaumont a quitté l'archevêché ?
SUISSE.
Une heure environ.
SARTINE.
Une heure ?... Mon Dieu ! Le maréchal ne l'aura pas retenu aussi longtemps. Enfin, c'est égal, je cours chez M. de Richelieu ; c'est, après tout, la seule chance qui me reste.
[Remontant en toute hâte dans son carrosse, il crie à son cocher.] À l'hôtel d'Antin ! Et va le diable !
SCÈNE 7. La cour de l'hôtel d'Antin ; son horloge marque 11 h 25. Alors que son carosse s'arrête, Sartine soulève le vasistas ; un valet de pied s'avance à la portière.
SARTINE.
[Se disant à haute voix.] Ils seront partis ; ce n'est que trop certain. [Au valet de pied.] Comment se porte M. le maréchal ?
VALET.
À merveille, Monseigneur.
SARTINE.
J'en suis ravi... Est-il visible ?
VALET.
M. le maréchal est absent.
SARTINE.
Absent !? Absent d'aujourd'hui ?
VALET.
Oui, Monseigneur.
SARTINE.
Serait-il à Conflans ?
VALET.
Oui, Monseigneur ; il est parti dans la voiture de Mgr de Beaumont.
SARTINE.
Mon Dieu ! C'est à en devenir fou ! Et y a-t-il longtemps que Sa Grandeur et M. le maréchal sont montés en voiture ?
VALET.
Quelques minutes.
SARTINE.
Est-ce vrai ? En faisant diligence, je pourrais donc les rejoindre ?
VALET.
Sans aucun doute, Monseigneur ; en forçant un peu le pas.
SARTINE.
Merci, mon brave homme. [Puis à son cocher.] Gros-Jean ! Gros-Jean ! Vite sur la route de Conflans ; ventre à terre ! Dix louis si tu rattrapes la voiture de Sa Grandeur ; dans le cas contraire, je te chasse : arrange-toi là dessus ! [Regardant à sa montre avec angoisse, il se dit à haute voix.] Onze heures et demie ! Allons ; c'est tout le temps qu'il me faut, si j'ai le bonheur de mettre la main sur Mgr de Beaumont. Heureusement ses chevaux ne valent pas ceux de M. le maréchal ; et si ce drôle a dit vrai, je n'ai pas perdu tout espoir de les rattraper.
SCÈNE 8. Le chemin de Paris à Conflans ; une montre marque 11 h 30. Le cocher se mets à jouer du fouet, les bêtes ardentes brûlent le pavé, et en un clin d'œil elles distancent Paris et galopent en pleine campagne. À chaque instant, Sartine mets la tête à la portière et lance un regard inquiet sur la route en avant ; il n'aperçoit plus
que la poussière tourbillonnante et l'herbe verdâtre-marron, avec le terrain offrant un horizon quelque peu plat et morne... ...
SARTINE.
[Se disant à haute voix.] Mmm, à en croire le valet de pied du maréchal, le carrosse de l'archevêque ne pouvait être loin : mais où est-il ? [À son cocher.] Plus vite, plus vite ! Misérable, tu ne vas pas !
GROS-JEAN.
Mais, Monseigneur, vos chevaux vont comme le vent.
SARTINE.
Bôf ! Crève-les, malheureux ! Crève-les !
GROS-JEAN.
Je vous jure, Monseigneur, que j'agis en conséquence. Ne vous impatientez pas trop ; ces bêtes ne peuvent pas être se dépêchées ; elles sont en nage et toutes couvertes d'écume ; je ne leur donne pas un quart d'heure pour être sur les dents.
SARTINE.
Un quart d'heure : soit ! En un quart d'heure, à moins que le diable ne s'en mêle, nous aurons rejoint Sa Grandeur. Donc, fouette toujours ! Fouette ; et ne t'inquiète pas du reste !
[Gros-Jean obéit, et fouette à tour de bras... Imperceptiblement, la route monte à former le sommet d'une butte raide : mais la pente de la descente est presque à pic, et le chemin a l'air de s'engouffrer dans un ravin traversé par un ruisseau babillard sur lequel est un petit et fort étroit pont de pierre ; à quelques pas de la route et du pont se dresse une auberge... Sartine ne voit rien et ne soupçonne rien, parce qu'il est exclusivement absorbé de l'idée fixe de rattraper le carosse de l'archevêque. Gros-Jean, qui arrête de fouetter les chevaux au sommet, ne peut pas les contenir, parce qu'ils sont surexcités par la vélocité de la trajectoire et chassés par le poids du véhicule ; lui seule se manifeste une angoisse indicible. Le carrosse, au moment où
il va traverser le pont, frise de trop près de sa roue gauche la berge du fossé ; ce lourd véhicule, ne posant plus que sur une roue, perde tout équilibre, chavire, et se couche sur le flanc avec un fracas sonore, lançant de dessus son siège Gros-Jean à dix pas de là, où il demeure étendu comme s'il est mort du coup : mais il n'est qu'étourdi... Peu après, il s'assure qu'il n'a aucune fracture ; il se soulève sur un genou, puis sur l'autre, et finit par se trouver sur ses jambes. Il se traîne vers le carrosse, grimaçant de douleur de sa chute, et se rencontre nez à nez avec l'hôte de l'auberge voisine : ils n'échangent pas des présentations.]
HÔTE.
[Ouvrant la portière de droite, il aperçoit Sartine étendu sans connaissance sur la portière opposée.] Sapristi ! Quel veinard ! Il a bien de la chance d'être en vie ! Ma parole, il a du se rompre le cou contre les vitres. La Providence soit... [Gros-Jean l'interrompt vivement d'une voix frêle.]
GROS-JEAN.
Arrêtez de dégoiser !... Je suis trop ému pour être d'aucun secours à Monseigneur ; j'ai à peine la force de me tenir debout. Vite, prenez Monseigneur chez vous. [L'hôte porte Sartine vers son auberge, fort évidemment peu fréquentée.]
SCÈNE 9. Le salon de l'auberge Marie-Céleste ; sa pendule marque 12 h 10. L'aubergiste dépose l'inanimé Sartine sur un vieil fauteuil délabré dans cette pièce quelconque, puis éclabousse de l'eau froide sur le visage de celui-ci : pas de réaction.
HÔTE.
[À la cendrillon.] Quitte ton feu : va chercher du vinaigre !
BONNE.
Oui, mon père. [Elle détale.] ...
HÔTE.
[Engueulant dans la direction de la cuisine.] Dépêche-toi, espèce de bonne à rien !...
BONNE.
[En rentrant.] Le voici !
HÔTE.
Ne reste pas là à ne rien faire ! Vite, passe le vinaigre sous le nez de ce charmant seigneur.
BONNE.
Oui, mon père. [Elle le fait. Sartine reprend connaissance lentement et sûrement ; il rouvrit langoureusement les yeux, soulève péniblement un bras, puis : ]
SARTINE.
[D'une voix éteinte.] Euh, où je me trouve ?... Qu'est-il arrivé ?... Qu'... [Il se tait peu à peu.]
GROS-JEAN.
Hélas, Monseigneur, il est arrivé ce qui devait arriver ; seulement, au lieu de crever mes chevaux, j'ai si bien fait qu'ils se sont emportés et qu'ils nous ont versés. Ma foi, je frémis de tous mes membres quand je songe que deux enjambées de plus de ces satanées bêtes et nous aurions dégringolé du dessus du pont au fond du ravin.
SARTINE.
[Soupirant en découragement.] Le Ciel conspire contre nous ! Ce serait désormais une folie de vouloir rattraper Sa Grandeur, en supposant encore que les chevaux fussent en état de poursuivre leur route. Je serai réduit à faire le malade ; car je ne me présenterais pas pour un empire avec la moins laide de mes perruques au repas de M. le prévôt des marchands. [Puis ses yeux s'arrêtent sur l'aubergiste.] Mon ami, y a-t-il longtemps que la voiture de Mgr de Beaumont est passée ?
HÔTE.
Il faut, Monseigneur, qu'elle soit passée de bon matin ; car il y a bien deux couples d'heures que je suis à la maison, et il ne peut passer un chat sur la route que je ne le voie.
SARTINE.
Alors, mon garçon, tu n'as pas les yeux dans ta poche ; le carrosse de Sa Grandeur a dû me précéder de dix minutes au plus.
HÔTE.
Ça n'empêche pas, je suis bien sûr, qu'il n'est passé aucun carrosse de toute la matinée ; c'est vous qui m'étrennez.
SARTINE.
Et je n'en suis pas plus fier ! J'eusse de grand cœur cédé cet honneur à n'importe quelle personne, d'autant que je n'avais pas le moins du monde le loisir de verser. Enfin, n'importe. Va voir mes chevaux en compagnie de Gros-Jean, et tâchez à vous deux de les remettre sur pattes, et la voiture aussi. Je n'ai ni la possibilité ni la volonté de coucher ici. [Comme il achève ces mots, le roulement d'une voiture se fait entendre ; puis le bruit cesse comme celle-ci s'arrête.]
HÔTE.
Bonté céleste ! Pour peu que cela continue jusqu'au soir, la journée sera bonne !
SARTINE.
Hé ! Bavard, au lieu de pérorer, va voir bien plutôt ce que c'est.
HÔTE.
[En se dirigeant vers la porte.] J'y cours, Monseigneur, j'y cours ! [Juste avant il franchit le seuil, deux hommes âgés — Monsieur le maréchal, duc de Richelieu, et Son Excellence l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont du Repaire —
entrent le salon.]
SARTINE.
[Articulant, en écarquillant les yeux.] Ah ! M. le maréchal ! Mgr de Beaumont ! En croirai-je ce que je vois !?
RICHELIEU.
[Énergiquement.] Vous le pouvez en toute sûreté... Mais comment, diable, se fait-il que nous vous rencontrions, mon cher de Sartine, sur la route de Conflans ? [Puis d'un ton badin.] Est-ce que Sa Grandeur manigancerait quelque complot que je ne saurais pas ?... Mais ce n'est pas petite affaire que d'avoir maille à partir avec gens d'Église, ils ont pour eux le Ciel qu'ils servent : aussi malheur à qui les menace ! Ceux-là sont sûrs de se casser le cou ou au moins de verser à moitié chemin, comme vous venez de le faire avec plus de bonheur que vous le méritez ; car vous n'êtes pas blessé, j'imagine ?
SARTINE.
Dieu merci, M. le maréchal ; j'en serai quitte pour la peur. [Sur ces entrefaites, il tardivement fait un petit signe de déférence à Beaumont, puis baise l'anneau épiscopal.] ...
BEAUMONT.
Et où alliez-vous, M. de Sartine, si ma question n'est pas trop indiscrète ? Comme ma conscience ne me reproche rien, j'eusse été charmé de vous recevoir à Conflans : mais il est fort à parier que ce n'était pas là le but de votre voyage.
SARTINE.
Eh bien, sauf révérence, Monseigneur, vous vous trompez ; je courais après vous, et vous êtes en partie cause d'une catastrophe assez anodine au demeurant. Je suis allé vous demander à l'archevêché, et l'on m'a dit que vous pouviez être chez M. le maréchal ; je m'y suis rendu en grande hâte, mais vous veniez de quitter l'hôtel d'Antin peu de minutes auparavant. Comme mes chevaux sont excellents, je me suis flatté quelque temps de vous rejoindre, et j'ai donné à mon cocher des ordres en conséquence ; mais ça a été une course de fou, car je n'apercevais rien sur la route.
RICHELIEU.
Parbleu ! Ç'eût été difficile, puisque c'était nous qui, sans le savoir, courions après vous, Sartine.
SARTINE.
Et cependant, M. le maréchal, selon le rapport de vos gens ?
RICHELIEU.
Sans doute. Mais nous nous sommes un peu détournés de notre chemin ; j'avais une visite à faire aux Tuileries, et Sa Grandeur a eu la bonté de m'accompagner.
SARTINE.
[Souriant.] Chez Mme de Rooth ?
RICHELIEU.
Vous l'avez dit, mon cher lieutenant de police. [Puis à l'archevêque d'un ton badin.] Est-ce que vous ne trouvez pas, Monseigneur, qu'un lieutenant de police est quelque peu sorcier, et, partant, digne du fagot ? Rien n'est vraiment caché pour ces messieurs.
BEAUMONT.
[Souriant avec indulgence.] Peut-être bien, mais il vaudrait bien mieux s'enquérir de ce qui me voulait la rencontre de M. de Sartine.
SARTINE.
Ah ! Monseigneur, soyez assuré qu'un troisième exil n'est point en perspective. Non, j'ai recherché Monseigneur afin d'obtenir une permission écrite qui octroie la sépulture à un chrétien et l'exhumation d'une perruque.
BEAUMONT.
De grâce, Monsieur, expliquez-vous que voulez-vous dire.
SARTINE.
Certainement, Monseigneur ; il s'agit d'une mésaventure en ce qui concerne un perruquier et son pauvre enfant.
SCÈNE 10. La cour de l'auberge Marie-Céleste ; son horloge marque 12 h 30. Sartine, serrant fort sa permission de l'archevêque, jette des regards anxieux à l'horloge et à sa montre tour à tour ; une minute plus tard, son cocher réapparaît.
SARTINE.
[À Gros-Jean, avec une certaine appréhension.] Les chevaux ?
GROS-JEAN.
Sains et saufs, Monseigneur.
SARTINE.
Eh bien, demi-tour et au grand galop vers Paris !
GROS-JEAN.
Oui, Monseigneur. [Il se retire.]
RICHELIEU.
[Souriant et levant un sourcil interrogateur.] Serait-ce le désir charitable de rendre le plus promptement possible les derniers devoirs à ce pauvre petit postulant de la mort, qui causerait uniquement cette grande impatience de nous quitter ?
SARTINE.
[Parlant hors de portée de voix de Beaumont, et regardant quelque peu malignement le loquace Richelieu.] Cela serait plus que suffisant, M. le maréchal ; mais il y a une autre raison que vous comprendrez mieux que personne, j'en suis persuadé : je suis du dîner que donne à messieurs de la Ville par M. Bignon.
RICHELIEU.
Oh ! Voilà qui me ferme la bouche ! Il ne faut pas que vous fassiez attendre M. le prévôt des marchands. Ainsi, partez à franc étrier, mon cher lieutenant de police : vous n'avez que le temps tout juste, et ce serait affreux d'arriver la cérémonie commencée. Vous n'avez pas tort de penser que je comprends parfaitement votre empressement, sans toutefois vous porter le moindrement envie ; je ferai maigre chez Sa
Grandeur, mais il y a des pénitences plus lourdes, je puis vous l'affirmer.
SARTINE.
[Fort impatiemment.] Sans doute, sans doute, M. le maréchal. Maintenant, il faut absolument que je prenne congé. [Il fait ses adieux.]
SCÈNE 11. Le cabinet de M. de Sartine ; sa pendule marque 1 h 15. Aussitôt que Sartine entre, il jette un coup d'œil à la pendule, puis agite le cordon de la sonnette : Dubusq apparaît aussitôt.
SARTINE.
Voici une permission de l'archevêque. [Il la donne à Dubusq.] Vous vous arrangez comme vous semble bon : mais je veux ma perruque dans trois quarts d'heure au plus.
DUBESQ.
Vous pouvez être en repos, Monseigneur ; de plus, je ferai mon mieux afin de la vous rapporter le plus tôt possible, pour que vous puissiez se rendre en temps opportun chez M. le prévôt des marchands. [Il salue et se retire. Puis le fond sonore d'une fanfare de chasse du marquis de Dampierre, L'hallali sur pieds, est jouée sotto voce.]
SCÈNE 12. La bibliothèque de M. de Sartine ; sa pendule marque 1 h 40. Alors que Latulipe met la dernière main à la parure de Sartine, Dubusq apparaît dans l'embrasure de la porte.
SARTINE.
[Faisant un bond de joie lorsqu'il voit Dubusq entre avec la boîte de fer-blanc sous son bras ; puis à voix tremblante de légère appréhension.] Voyons, voyons ! [Ouvrant la boîte, il saisit la perruque recherchée et l'installe sur sa tête ; puis à son valet de chambre.] Eh bien !?
LATULIPE.
C'est parfaite, Monseigneur ; cela faite vous grand honneur.
SARTINE.
Ah ! J'y pense ! [À Dubusq.] A-t-on relâché Loiseau ?
DUBESQ.
Pas encore, Monseigneur.
SARTINE.
Vite, vite, que l'élargisse ; et qu'on l'amène... ...
LOISEAU.
[S'écriant en entrant.] Monseigneur, comme elle vous va !
SARTINE.
N'est-ce pas ? Mais elle a failli me coûter cher !
LOISEAU.
Oh ! Monseigneur, on ne saurait trop payer un pareil chef-d'œuvre !
SARTINE.
Même de sa vie ? Vous êtes modeste, Maître Loiseau ! Mais il est deux heures moins un quart : et il faut que je file... Adieu, Loiseau.
LOISEAU.
Mais, Monseigneur,... mon enfant ? Est-il en terre sainte maintenant ?
SARTINE.
Pas encore, pas encore ; on a avisé au plus pressé. Mais les rites auront lieu demain, je vous promets.
LOISEAU.
Je ne saurais assez vous remercier, Monseigneur. [Il salue bas, puis se retire.] ...
SARTINE.
Quelle matinée ! J'ai grandement besoin de détente avant mon audience hebdomadaire dimanche avec Sa Majesté, donc j'ai l'intention de visiter la foire Saint-Ovide demain. Veuille en ranger la toilette convenable ?
LATULIPE.
Aussitôt dit, aussitôt fait, Monseigneur.
SARTINE.
Merci... Les chevaux sont prêts, n'est-ce pas ?
LATULIPE.
Oui, Monseigneur ; Gros-Jean vous attend.
SARTINE.
C'est bien !... À ce soir, Latulipe.
SCÈNE 13. La rue Royale, près de l'hôtel Crillon (lendemain). Sartine descend de son carrosse.
SARTINE.
[À Gros-Jean.] Allons, mon brave... [En ce moment, Valentin Haüy est sur le point de passer à pied ; ils se reconnaissent sur-le-champ.] Bonjour, M. Haüy. [Ils se serrent la main, et V. H. salue.] Comment vous portez-vous ?
VALENTIN HAÜY.
Très bien, merci, Monseigneur.
SARTINE.
Et votre frère, le bon abbé René ?
VALENTIN HAÜY.
Il se porte bien aussi ; il sera indubitablement au Jardin des Plants aujourd'hui, puisqu'il préfère un peu de calme lorsqu'il «fait l'école buissonnière». [Il sourit.]
SARTINE.
Exactement ! [Il sourit.] En fait, je dois dire que je suis fort surpris de vous rencontrer à la foire.
VALENTIN HAÜY.
Euh,... Pourquoi donc, Monseigneur ?
SARTINE.
Eh bien, j'avais l'impression que vous passiez vos moments de loisir chez l'Institution des Sourds-Muets, donnant un coup de main à M. l'abbé de l'Épée ?
VALENTIN HAÜY.
Oui ; c'est effectivement mon habitude. Mais notre directeur très bien-aimé a décidé que j'avais besoin de l'air frais.
SARTINE.
À Paris !? [Son sourire malicieux est répondu par V. H.]
VALENTIN HAÜY.
Je dois admettre que l'air de cette autrement belle ville compare défavorablement à mon pays natal de la Picardie : mais, comme on dit, toutes choses sont relatives.
SARTINE.
Certes oui !... À tout à l'heure, Monsieur. [Son salut est rendu par V. H. ; puis, après entrant dans la place Louis XV, ils se séparent.]
SCÈNE 14. La foire Saint-Ovide à la place Louis XV (actuelle place de la Concorde). Devant la scène, érigée sur une estrade d'une hauteur de 1½ m., il y a trois petites tables avec l'attirail de rafraîchissements — deux couples bien habillés à gauche et à droite, et Sartine au centre — un petit nombre de spectateurs debout, qui change au cours de la représentation, et cette affiche rudimentaire bien en vue du public.
Délivrance de l'île Frivole, Divertissement, par M. PLAGIATTE.
PERSONNAGES : |
Soudain, il y a un roulement bruyant de tambour, et Plagiatte, tenant une lettre, apparaît de derrière le rideau, marche à l'avant-scène, et bat des mains.
PLAGIATTE.
Mon cher public, pour établir le véritable contexte de notre divertissement, permettez-moi de vous lire cette lettre du Dr Richard Walter, pasteur distingué anglais, à M. Nicolas-Médard Audinot, directeur de l'Ambigu-Comique au Temple. [Il la lit à haute voix.] «Cher M. Audinot,... Comme tout le monde sait, l'amiral Anson a fait le tour du monde entre les années de grâce 1740 et 1744 ; et moi, le docteur Walter, j'avais l'honneur non seulement d'être aumônier à bord son Centurion, mais aussi le narrateur officiel de son voyage épique. Ainsi, vous vous pouvez bien l'imaginer que j'étais fort fâché lorsque Pascoe Thomas, maître des mathématiques à
bord ce vaisseau amiral, a publié sa relation en 1745, trois ans avant la mienne. Puis, à peine mon amour-propre avait-il rétabli, par l'approbation répandue de ma relation par les sujets de Sa Gracieuse Majesté, qu'un certain abbé Coyer a jugé bon de mettre en lumière en 1751 — sous le titre de Découverte de l'isle frivole — un épisode de notre voyage que j'avais exprès décidé d'omettre dans ma susmentionnée relation et que je lui avais montré en confiance au cours d'une de ses visites régulières à Londres. Son œuvre n'est pas sans valeur, certes : d'autre part, je sentais depuis
longtemps que le peuple français méritait un plus fidèle compte rendu de cet épisode tout à fait extraordinaire. En conséquence, étant donné votre réputation établie et bien meritée comme acteur-directeur de bon goût, j'espère bien que vous aurez la bonté d'adapter fidèlement pour le théâtre mon manuscrit original ci-joint. / Je vous prie d'agréer, Monsieur, l'assurance de mes sentiments distingués, Richard Walter.» ... ... Mon maître bien-aimé, M. Audinot, m'a donné l'honneur de préparer cette adaptation sous sa supervision ; et voici la première de notre divertissement intitulé Délivrance de l'île Frivole, précédé par l'ouverture dite Mandolines duelantes. [Ad libitum : Chaque fois qu'une pièce de clavecin est jouée (hors scène), la caméra fait un zoom sur d'autres divertissements ou aspects de la foire.]
«APOLOGUE»
[Musique de rideau : pièce de clavecin dite L'Enjouée d'Armand-Louis Couperin.]
SCÈNE 1. Le cabinet du docteur Walter. La pièce est meublée à l'aise : au lointain, une cheminée entre deux fenêtres, à l'extérieur desquelles on aperçoit des aspects d'un jardin de campagne ; au lointain cour, une porte ; aux côtés, des bibliothèques ; au milieu de la scène, un bureau chargé de papiers, de calepins et d'un globe. Docteur Walter, vêtu en gentilhomme campagnard anglais, est assis au bureau. Rideau se lève.
NARRATEUR.
Ah ! Bienvenue à mon humble demeure à la campagne ; M. le docteur Richard Walter à votre service. Permettez-moi, je vous prie, de vous faire un compte rendu de l'épisode fort insolite qui s'est passé au cours de notre circumnavigation, lorsque nous avons fait une halte à ce pays de merveille de l'île Frivole... Par où vais-je commencer ?... Excusez-moi, il me faut consulter mon calepin en date avril-mai 1741. [Il le feuillette.] Ah oui ; le début de l'automne sur cette île... L'amiral Anson, après avoir doublé le cap Horn, avec tous les dangers de la mer la plus orageuse et du climat le plus terrible, puis survivant plusieurs semaines de nouvelles tempêtes qui l'avaient séparé de la moitié de sa flotte, endommagé ses voiles, ses mâts et tous ses agrès, et occupé sans cesse à fermer des voies d'eau qui s'ouvraient d'un jour à l'autre, fut enfin réduit à quatre vaisseaux, tous infectés complètement du scorbut, ayant jeté plus de morts dans la mer qu'il ne lui restait de malades, et il lui en restait encore trop pour les provisions qu'il avait. En conséquence, jamais on n'eut plus besoin d'un lieu de rafraîchissement... Il cherchait l'île de Juan Fernández au large du Chili — l'anciennne demeure forcée du notoire Alexander Selkirk — à 115 lieues environ à l'ouest de Valparaiso. Hélas, un vent à décorner les bœufs le repoussa vers une partie de l'espace immense de l'océan où l'on ne soupçonnait aucune terre. On allait sans savoir où, avec assez du pain et de l'eau pour durer pas plus que deux jours, lorsqu'un matelot s'écria : «Terre !» Toute terre est une grâce à qui va périr : celle qu'on découvrait était à 16 lieues au sud-ouest. Cet espace fut bientôt parcouru, le vent s'adoucit près de la rade, et nous entrâmes à la sonde dans une baie au nord de l'île, où nous jetâmes l'ancre. Nous nous dépêchâmes de mettre à terre, où nos fusiliers marins aussitôt dressèrent plusieurs tentes pour les malades, sous la supervision soigneuse du colonel Cracherode... Après avoir assuré lui-même du bien-être relatif des malades, notre amiral grimpa au poste d'observation, d'où il aperçut une ville maritime qui lui parut aussi grande que Londres. En conséquence, il se mit le chemin sur-le-champ, avec le capitaine Saunders, six matelots et moi. Bien que notre marche ne fût pas longue, nous trouvâmes que nos tribulations ne furent pas finies à sa terme, parce que nous fûmes arrêtés à la porte de cette ville, en application d'une loi de n'y recevoir aucun étranger que sur la preuve de quelque talent utile dont le gouverneur lui-même fait l'examen. Il se présenta, accompagné d'une troupe de pantomimes, qui l'empêchaient de s'ennuyer dans l'exercice des fonctions associées avec son office. [Rideau tombe.]
[Musique de rideau : pièce de clavecin dite La Pantomine de François Couperin.]
SCÈNE 2. La barrière principale de la ville d'Esprit. En présence d'une troupe de cinq pantomimes et de quelques curieux, le Gouverneur, sur son trente et un, toisie l'Amiral, Saunders, Dr Walter et six matelots aux pieds nus, tous en débraillé jusqu'aux genoux — mélange de chemises à carreaux ou à pois, tours de cou, pantalons blancs, cabans et gilets ; les cheveux en natte. Rideau se lève.
GOUVERNEUR.
[Les regardant en pitié.] Qui êtes-vous ?
AMIRAL.
Nous sommes sujets du plus grand monarque de l'Europe.
GOUVERNEUR.
Il faut que votre Europe soit bien pauvre ; ce n'est pas la première fois qu'elle nous envoie des hommes qui ne sont vêtus que jusqu'aux genoux ; et mal vêtus. [Il fait la moue.] Juste ciel ! Si mes gens étaient en aussi mauvais ordre, on me chasserait de mon office !... Peu importe... Alors, que demandez-vous ?
AMIRAL.
D'entrer dans votre port pour nous radouber et aussi nous rafraîchir.
GOUVERNEUR.
Quels sont vos talents pour être admis dans la ville d'Esprit ?
AMIRAL.
Monsieur, j'ai à bord des charpentiers qui savent doubler le mouvement d'un vaisseau par la coupe [La troupe se met à rire.] ; des ouvriers en mines à qui la terre ne saurait dérober des trésors [Elle rit encore plus.] ; des chirurgiens qui pénètrent l'intérieur du corps humain, comme vous voyez la surface. [Elle éclate à ne plus s'entendre ; puis l'amiral tourne vers Saunders.] Dites-moi, M. Saunders, imaginez-vous que pour mettre les rieurs de notre côté, il faut citer quelques talents supérieurs, et plus scientifiques ?
SAUNDERS.
Peut-être que oui, Monsieur. Nous avons chez l'escadre des savants qui ont quitté les délices de Londres pour constater les traits de la Terre, fixer les longitudes, et ainsi de suite. [L'amiral hoche la tête en signe d'accord.]
AMIRAL.
[Au gouverneur.] Nation sage et éclairée, j'ai aussi sur mes vaisseaux des géographes qui connaissent la Terre, comme vous connaissez votre propre ville, des physiciens pour qui la Nature n'a point de secret, des mathématiciens qui savent
mesurer, peser, nombrer toute la Création ; et moi, qui vous parle, je puis, sans quitter cette place, vous dire par la trigonométrie la hauteur de cette tour que j'aperçois à deux mille pas là-bas. [La troupe d'abord exprime des regards d'ennui, puis ceux de mépris ; le gouverneur tourne le dos ; et la barrière se ferme. Peu de temps après, un curieux s'adresse à l'amiral.]
CURIEUX.
Milord, laissez-là tous ces grands talents qui ne vous ouvriront jamais même un petit guichet. J'ai été reçu dans cette ville, et j'y ai fait ma fortune en chantant...
AMIRAL.
[À part.] Ah ! Ça a fait tilt ! [Au gouverneur.] Sublime gouverneur et esprit lumineux, comme oubliais-je de vous dire que notre nation excelle aussi en danse, en musique et en cuisine ! [Le gouverneur revient sur ses pas ; l'amiral
tourne vers Walter.] Docteur, une contredanse, s'il vous plaît !
DR WALTERS.
À votre gré, M. l'amiral. [Tirant une flûte de sa redingote, il joue l'air de John Playford dit Mad Robin, et tous les marins, y compris l'amiral, dansent ; puis, à la fin : ]
GOUVERNEUR.
Ouvrez la barrière ! [Rideau tombe.]
[Musique de rideau : pièce de clavecin dite La Boufonne de François Couperin.]
SCÈNE 3. Sur scène. Docteur Walter, vêtu en gentilhomme campagnard, apparaît des coulisses devant le rideau, et marche à l'avant-scène.
NARRATEUR.
Le gouverneur se mit en mouvement, et nous autres Anglais suivîmes ; nous ne nous attendîmes pas, chemin faisant, à voir rouler des équipages dans le goût de Londres et de Paris. Notre marche se termina à un palais immense ; c'était celui de l'empereur. Il y a douze cours à traverser avant que de pénétrer à ses appartements spacieuses. Ces cours sont environnées de grands édifices avec des boutiques. Là, outre les officiers du monarque, sont logés dix illustres de tous les métiers qu'on juge les plus nécessaires à l'État : les brodeurs, les vernisseurs, les bijoutiers, les marchands
d'odeurs, les fabricants d'étrennes, les artisans de lustres et de figurines, les inventeurs et les contrôleurs de modes, les designers des voitures de ville, les romanciers et les maîtres à danser... Enfin, nous arrivâmes aux appartements somptueux de l'empereur. Sa Toute-Élégance — c'est le titre qu'on lui donne — y délibérait avec ses ministres sur une proposition qui tenait la ville entière en suspens ; il s'agissait de décider si on logerait les éventaillités dans la onzième cour. Cependant, bien qu'on agît vivement la question, il parut encore plus important pour le moment de
voir les étrangers qui furent introduits. Il fallut donner en présence du Conseil de nouvelles preuves de nos talents dont le gouverneur avait fait le rapport. Et moi, avec ma flûte, et nos danseurs tâchâmes de nous surpasser. Mais la prouesse de la cuisine que notre amiral avait jeté en avant, n'était pas encore éprouvé. Ainsi, il prépara avec son cuisinier, qui heureusement était de notre troupe, l'un de nos puddings quintessenciés, dit plum duff. Le monarque et ses ministres, renonçant à leur prédilection habituelle pour des baguettes, mangèrent ce morceau de choix ; et, sur-le-champ l'ordre fut signé pour ouvrir le port à notre petite flotte, qui effectivement y entra le lendemain — il était temps pour nos malades affamés ; car il en était mort dix pendant la nuit, autant de besoin que de maladie... Il y a peu de personnes plus serviables que les Frivolites de la capitale, pourvu qu'ils soient bien payés. On nous porta aussitôt des rafraîchissements de toute espèce ; mais, comme on pouvait s'y attendre, ils réclamèrent le paiement rapide. Les Frivolites, qui ne connaissent ni or ni argent, ont pour monnaie des pièces d'agate, dites agathines ; et, à la vue de nos guinées et shillings, ils remballèrent leurs provisions. Notre amiral, sentant la nécessité de procéder par échange, se souvint qu'il avait à bord quelques pièces de dentelles et de rubans. Par la suite, il se fit dresser une espèce de théâtre, et débuta par le ruban. Apercevant une impression vive de plaisir dans les yeux de la multitude, il en coupa une aube pour savoir quel parti il en tirerait. À l'instant un boulanger s'avança, et jeta vingt livres de pain sur la
scène ; un boucher, un pâtissier, et des marchands de vin eurent leur tour : en sorte qu'avec dix ou douze pièces de ruban, notre flotte était suffisamment approvisionnée pour un jour. L'amiral, en établissant la proportion, trouva qu'avec la totalité de ses rubans, il pourrait nourrir son monde pendant un mois — au cours duquel, des péripéties
diverses se déroulèrent, y compris la visite de l'empereur à notre Centurion.
[Musique de rideau : pièce de clavecin dite L'Evaporée de François Couperin.]
SCÈNE 4. Le gaillard d'arrière du Centurion. La scène est parsemée d'articles typiques de la marine, tous bien ordonnés sauf une caisse ouverte de rubans au lointain cour ; au lointain, deux canons, un châssis avec vue sur la mer, et quelques pas conduisant à une petite ouverture en flanc du vaisseau. Les suivants, bien chaussés, affublés de vêtements raffinés et coiffés de perruques luxuriantes, font une
haie d'honneur : au côté jardin de l'overture, Thomas, Brett, Mitchel et Saumerez (face) ; au côté cour de l'overture, Walter, Cracherode, Saunders et l'Amiral (face). Rideau se lève.
AMIRAL.
Quel calme ! [À Saumerez.] Dites-moi, M. Saumerez, où est le reste de l'équipage ?
SAUMEREZ.
[Souriant.] Eh bien, Monsieur, disons simplement qu'ils sont loin des yeux : et donc loin du cœur.
AMIRAL.
Bonne idée ! Je ne voudrais point inviter des reproches supplémentaires sur l'état de nos habits, étant que nous... [En ce moment, hors scène, «Les voilà !»] Maître d'équipage ! Veuillez siffler la montée à bord de Sa Toute-Élégance et son entourage. [Hors scène encore, «À vos ordres, Monsieur», et des sifflets ; puis, sur leur trente et un, l'empereur, l'impératrice, le prince et plusieurs courtisans entrent du lointain, et se dispersent ad libitum, sauf l'empereur, qui avance lentement sur la haie.]
EMPEREUR.
[Se déplacant d'officier en officer, il cherche les yeux de l'amiral ; finalement : ] Mmm,... Milord amiral ?
AMIRAL.
[Saluant bas.] À votre service, Votre Toute-Élégance.
EMPEREUR.
Mmm,... Nous vous reconnaissons à peine. La veille, vous étiez en ce négligé qui sied bien sur un vaisseau : mais si mal à la Cour. [Il fait la moue ; puis il porte la main aux cheveux de l'amiral, et manie les boucles avec une attention singulière ; enfin il s'adresse à un courtisan.] Notre chère Habile Gribouillesse, Nous trouvons que celles qu'on formait dans notre île, n'en avaient ni les grâces, ni l'ensemble.
Ainsi, Nous... [En ce moment, l'impératrice, qui, en tâtant la frisure du capitaine Mitchel avec trop d'avidité et de rudesse, sépare sa perruque de la tête, s'écrie : ]
IMPÉRATRICE.
Parbleu ! Je crois que j'ai arraché la peau du malheureux.
EMPEREUR.
[À l'impératrice d'un ton d'indifférence.] Baste, mon doux chaton ; il n'y a pas de mal. [À l'amiral.] Mmm,... Étant donné de pareil exquis goût, Nous vous voudrions friser la Cour. [L'amiral a l'air momentanément fort déconcerté ; puis il se ressaisis.]
AMIRAL.
Un instant, s'il vous plaît, Votre Toute-Élégance. [Il salue bas. Puis à Saunders.] Hum ! Nous sommes dans le pétrin !
SAUNDERS.
Peut-être que non, Monsieur. Si je me souviens bien, vous avez à bord au moins trois valet-barbiers que sir Rufus Anagallis a sauvé des iniquités de Paris.
AMIRAL.
[Levant un sourcil.] Vous voulez dire qu'il les a racolés ?
SAUNDERS.
[Souriant en manière complice.] Si vous le voulez, Monsieur.
AMIRAL.
Cela m'est égal, Charles... Et leurs noms ?
SAUNDERS.
Voyons un peu,... Carton, Weller,... oh !, et Bunsby, bien sûr, votre propre valet de chambre.
AMIRAL.
Bunsby, dites-vous ? [Saunders fait oui de la tête.] Ma foi, des merveilles ne cesseront jamais ! Merci, Charles. [Puis au empereur.] Votre Toute-Élégance, il me faut m'excuser, aussi bien que mes officiers ; car quoique nous possédions bien toute la théorie de cet art, par malheur nous manquons de pratique : néanmoins, nous avons à bord trois friseurs qui ont perfectionné leur talent à Paris. Alors, me feriez-vous le grand honneur de me permettre à placer ces artistes à la disposition de Vos Sublimes Majestés ? [Il salue bas, et fait un grand geste gracieux de la main aux personnes royales.]
EMPEREUR.
Mmm,... Soit. Nous nous attendons à voir vous-même et ces friseur-quidams à notre Salon de Glace le lendemain.
AMIRAL.
Notre plaisir, Votre Toute-Élégance... Maintenant, puis-je suggérer que je vous montre mon vaisseau, se frayant un chemin du tribord, c'est-à-dire le côté droit du vaisseau en regardant vers l'avant, au babord, c'est-à-... [L'empereur bâille, et tout son entourage à l'unisson. Puis, à part.] Mais là encore, peut-être que non ! [À l'empereur.] Peut-être juste une description de quelques de l'essentiel, comme les canons, les mâts, les voiles, les pompes, le cabestan, le gouvernail, et ainsi de suite ? [Le regard de l'empereur erre de manière un peu désordonnée, il bâille encore, et tout son entourage à l'unisson. Puis, à part.] C'est une bataille
perdue d'avance : mais la patience s'impose ! [À l'empereur.] Or, voici la boussole. Le pays d'où nous venons est éloigné de plus 6 000 lieues ; et c'est ce fer mouvant qui aide nous à conduire, parce qu'il y a un rapport entre cette aiguille
aimantée et les deux pôles, nord et... [En ce moment, les yeux de l'impératrice venaient de tomber sur la caisse de rubans que le hasard avait laissée ouverte ; elle en saisit une pièce avec enthousiasme, et s'écrie : ]
IMPÉRATRICE.
Ouah ! Comme c'est absolument délicieuse !
AMIRAL.
[À part.] Évidemment, je parle aux sourds evaporés : mais non pas aux aveugles. Peu importe ; j'ai l'occasion de faire ma cour. [À l'empereur.] Votre Toute-Élégance, veuillez-moi présenter à Vos Sublimes Majestés toute cette caisse de
rubans, au nom de Sa Gracieuse Majesté, le roi George II de Grande-Bretagne. [En ce moment, un courtisan, le contrôleur, rit avec malveillance. L'amiral lui jette un bref regard sévère, puis retrouve son sang-froid.]
EMPEREUR.
Mmm,... Grande, dites-vous ? [L'amiral fait oui la tête avec fermeté.] Merci, Milord amiral ; notre plaisir. [Se réservant le gros, il distribue en quelques.] C'est tout, Milord ?
AMIRAL.
J'en avais davantage hier ; mais je les ai échangés contre des vivres, puisqu'elle était la seule monnaie que vos marchands aient voulu recevoir de nous.
EMPEREUR.
Mmm,... Soyez tranquille, Milord, ils n'en jouiront guère. [Puis à un courtisan.] Notre chère Habile Gribouillesse, Nous mandons que notre trésorier de l'État de compter 10 000 agathines à Milord amiral ; et aussi, Nous enjoignons ces vendeurs qui avaient été payés en rubans de les rapporter au Bureau des modes, et ce bureau est mandé d'analyser le ruban pour en établir une manufacture. [Il semble pensif pour un moment ou deux ; puis il parcourt ses alentours des regards, fait la moue encore une fois ; enfin : ] Hum !... Il faut dire que Nous trouvons vos vaisseaux tout à fait monstrueux, et fort désagréables à l'œil. À titre de comparaison, voilà notre Marine. [Il point le doigt d'une manière vague au lointain.] Comme vous voyez, nos chaloupes sont d'une mise irréprochable ; avec leurs voiles de pourpre, leurs poupes en marqueterie enchâssées de nacre, et leurs câbles de soie.
AMIRAL.
[À part.] Ainsi, plus d'ornement que d'emploi !
EMPEREUR.
Mmm,... Ça suffira. À demain, Milord amiral.
AMIRAL.
[Saluant bas.] J'attends avec impatience l'occasion, Votre Toute-Élégance... Maître d'équipage ! [Hors scène, «À vos ordres, Monsieur», et des sifflets ; puis l'empereur et son entourage sortent au lointain.] ...
SAUNDERS.
[À l'amiral.] Je dois dire, Monsieur, que je me suis senti mortellement offensé quand ce courtisan-là a daigné rire de votre mention de Grande-Bretagne.
AMIRAL.
Moi aussi, Charles ; cela ne se faisait pas.
SAUNDERS.
C'était typique d'une maudite Grenouille, à mon avis.
AMIRAL.
Quoi ! Français, vous dites. Ah ! Ça expliquerait pourquoi leur langue a répandu à la Cour. Vous croyiez qu'il y ait des Français dans cette île ?
SAUNDERS.
Je le présume, Monsieur. Mais comment diable seraient-ils venus ici sans qu'il en eût jamais rien transpiré en Europe ?
AMIRAL.
Je ne sais pas ; ... non, j'imagine mal. Quoi qu'il en soit, lorsque je visite l'empereur demain, je vais accrocher à ce courtisan ; s'il y a des Français dans l'île, celui-là devait en être. [Rideau tombe.]
[Musique de rideau : pièce de clavecin dite Saillie de François Couperin.]
SCÈNE 5. Le salon de glace au palais de l'empereur. La pièce meublée avec luxe a des très longs miroirs à portrait sur chaque mur. Carton, Bunsby et Weller sont en train de friser les cheveux de l'Impératrice, de l'Empereur et du Prince ; ceux-ci sont assis devant les miroirs au lointain. Plusieurs courtisans grouillent avec langueur, fréquemment se pomponnent devant les miroirs et gazouillent sur rien de particulier
sotto voce. S'asseyant dans deux grands fauteuils près l'avant-scène, séparés par une table avec l'attirail de rafraîchissements, l'Amiral et le Contrôleur s'entretiennent. Rideau se lève.
AMIRAL.
Monsieur, étant donné que la langue française a répandu à la Cour, je présume qu'il y a des Français dans cette île ?
CONTRÔLEUR.
[Traduisant une légère surprise.] Bien sûr que oui, Milord.
AMIRAL.
Je vois. Voudriez-vous avoir la gentilesse de m'expliquer la raison pour leur présence, donnant vous-même en exemple peut-être ?
CONTRÔLEUR.
Ah ! [Il sourit par anticipation.] Oui, Milord, avec plaisir. J'étais à Paris en 1719, lorsque tout le monde changeait son or contre du papier. Je ne pourrais pas suivre cette mode, parce que je n'avais point d'or et, en conséquence, pas de mérite. Et cependant j'étais jeune au milieu d'une ville pleine de plaisirs et de dépenses. Alors, je me demandais moi-même : que devrais-je faire ? Il me vint en idée d'aller
chercher du mérite au Pérou ; et je l'a communiquée à quelques amis, qui avaient la même ambition. Notre colonie grossit insensiblement, de sorte que nous nous embarquâmes à La Rochelle au nombre de cent soixante environ. La navigation fut sans incidents jusqu'au détroit de Le Maire : mais, ce fut au sortir de ce détroit, qui se sépare l'île des États de la Terre de Feu, que tous les vents nous attendaient pour nous offrir la mort à chaque minute ; des tempêtes qui ne s'apaisaient que pour reparaître encore plus furieuses, nous ballotèrent et poussèrent longtemps d'abîmes en abîmes, de
sorte qu'après vingt jours nous étions bien persuadés qu'il n'y avait pas de terre dans le parallèle que nous courions : et, comme on pouvait s'y attendre, lorsqu'à travers tant d'horreurs nous abordâmes à ce monde inconnu, nous doutions de la vérité de notre estime. Néanmoins, où que ce fût, c'était la terre ferme enfin. Elle nous présenta d'abord un rocher fort élevé, et nous y montâmes pour découvrir le pays où le sort nous jetait. À peine fûmes-nous au sommet que le vaisseau que nous voyons à nos pieds chassa sur ses ancres, et un coup de vent nous le fit perdre de vue pour toujours avec le capitaine et son équipage ; sans doute ils ont trouvé la fin de leurs maux dans le sein de l'océan. Nous errâmes d'abord de bourgade en bourgade sur le littoral, sans autre
dessein que celui de vivre. Ensuite, raisonnant que les plus grandes villes sont plus fécondes en ressources, nos idées se tournèrent du côté à la capitale ; nous en étions à deux cents lieues. Ma foi, que de peines à souffrir pour y arriver : mais, heureusement, la consolation fut prompte.
AMIRAL.
[S'agitant. À part.] Je l'espère bien.
CONTRÔLEUR.
Comment, Milord ?
AMIRAL.
N'importe. Veuillez vous reprendre. [Il sourit gracieusement.]
CONTRÔLEUR.
[Il boit une petite gorgée de cordial, fait une geste de la main, puis : ] Les Frivolites indigènes s'aperçurent combien nous leur étions nécessaires. Ils étaient justement dans cette disposition d'esprit où un peuple cherche à sortir de sa barbarie. Ils n'avaient encore ni lustres, ni sofas, ni bijoux, et les visages des femmes n'étaient pas encore vernis. Mais on commençait à améliorer les lumières, à élargir les chaises, à tailler le verre à facettes ; et les femmes, lorsqu'elles voulaient représenter, prenaient d'un élixir qui, en fouettant le sang, animait leurs couleurs.
De surcroît, la finesse de la cuisine, les ornements de la table, les prestiges de la parure, l'élégance des meubles, la variété des équipages, le raffinement des broderies, tout cela s'ébauchait. On ignorait les modes : mais on convenait qu'il n'était plus possible à une honnête femme de porter une robe toute une saison et, en général, d'avoir toujours la même forme d'habit, comme on a le même nez. [L'amiral tousse discrètement.] Oui, Milord ?
AMIRAL.
[D'un ton de pince-sans-rire.] Je présume que ces mœurs tendaient aussi à se dépouiller de leur rudesse ?
CONTRÔLEUR.
Naturellement, Milord. Les airs maniérés, les compliments, le bon ton, les vapeurs, les soupers divins, les dépenses de fantaisie, les amitiés des lèvres, et les amours d'un
jour — toutes ces fleurs d'urbanité étaient en bouton, n'attendant qu'un coup de soleil pour éclore. Les maris ne sentaient pas encore le ridicule d'aimer leurs femmes : mais
ils y trouvaient déjà de la gêne. Les femmes n'avaient pas encore abandonné les soins domestiques, pour ceux de la toilette : mais une voix secrète leur disait qu'elles étaient nées pour un rôle agréable et brillant. À peine comptait-on quelques seigneurs qui eussent le courage de dépenser au-delà de leurs revenus : mais depuis quelques années on y était juste. En bref, Milord, les Frivolites n'avaient pas encore le goût ; ils n'avaient que du goût pour le goût. Mais malgré cet heureux naturel, qu'il en coûte pour former une nation ! [Il jette un coup d'œil vers les trois friseurs, fronce les sourcils ; puis : ] Excusez-moi, Milord ; je n'en ai qu'un petit instant. [Il se lève, salue, se déplace vers Bunsby auprès de l'empereur, et lui parle à voix basse.] ...
AMIRAL.
[Souriant. À part.] Je préférerais bien à parler de lois, de vertus, de sciences et d'arts utiles pour remplir de tel grand objet : mais, sans doute, ça serait trop beau !... En fait, c'est plus une affaire de «Miroir, miroir, sur le mur, qui est le plus beau de tous ?» [Le contrôleur revient.] ...
CONTRÔLEUR.
Alors, Milord, où en étais-je ?
AMIRAL.
Au seuil du bon goût, je le crois.
CONTRÔLEUR.
Euh ?... Peu importe... Lentement mais sûrement, ils tenaient de nous tous ces arts qui réjouissent les yeux et qui embellissent les passions ; nous avons poli leurs vices, et ils ont adopté notre langue qui a donné du jeu à leur esprit. Heureusement, à notre départ de France, chacun s'était muni d'une bibliothèque de poche ; tous livres de goût, dont des romans délicieux, des comédies pétillantes d'esprit, des tragédies galantes et des opéras d'amour fondu. Vous ne sauriez croire avec quelle sagacité ils en ont imité les grâces ; de sorte que nous comptons aujourd'hui 600 poètes et 2 000 romanciers dans la capitale seule !
AMIRAL.
Dame ! Euh,... Je présume que votre colonie a semé pour elle-même ?
CONTRÔLEUR.
Oui, Milord. Et on nous a tous distingués dans l'État ; moi surtout, pour qui on a créé une charge de la Couronne : vous parlez au grand contrôleur des Modes. Cette place a bien des fleurs : mais elle a aussi ses épines. Une mode avec ces gens-ci vieillit en quinze jours. Ah ! Si le sort ne nous eut pas enlevé notre vaisseau. [Il soupire avec mélancolie.]
AMIRAL.
[D'un ton inquiet.] Pourquoi donc, Monsieur ?
CONTRÔLEUR.
Puisqu'il était chargé de tout ce superflu de la France, qui est ici le nécessaire. Que de modèles pour cette ville ! Ce ruban qui vous fait tant d'honneur, il y a longtemps qu'il y figurerait. On ne saurait tout faire à la fois. Bien qu'on ait beaucoup perfectionné depuis notre arrivée, il faut des siècles pour égaler Paris ; ... où, sans doute, mes anciens compatriots continuent à mener grand style ?
AMIRAL.
En effet, Monsieur ; mettant de côté les épées damasquinées, les bijoux émaillées, et autres colifichets de ce genre qui distinguent le peuple français, tout le beau monde devient lyrique surtout lorsqu'il parle des tapisseries de Gobelins et des vernis des frères Martin. [Le contrôleur soupire avec mélancolie de nouveau.]
CONTRÔLEUR.
Je m'y attendais, après j'ai aperçu, comme tout le monde, un nouveau goût dans la frisure que vous préférez. [Il jette un coup d'œil admiratif vers la perruque de l'amiral ; puis adopte un air résolu.] Mais pesez bien, Milord, ce que je vais vous dire. Ou c'est votre dessein de vous établir dans cette terre : ou ce ne l'est pas. Si ce ne l'est pas, que vous importe d'y acquérir de la considération en y montrant des nouveautés. D'autre part, si ce l'est, gardez-vous désormais d'en produire aucune sans mon agrément : autrement, cela malheur à vous, puisque ma réputation est grande.
AMIRAL.
Loin de me fixer ici — périssez la pensée ! — je vous offre de vous ramener dans votre patrie, que vous regrettez sans doute ?
CONTRÔLEUR.
[Ayant l'air offensé.] Loin de là ! En effet, je serais bien heureux de vivre chez les Frivolites pour le restant de mes jours. Maintenant, Milord, je dois m'occuper à Sa Toute-Élégance. Je dis au revoir à vous. [Il se lève, salue, puis se déplace vers l'empereur. Rideau tombe.]
[Musique de rideau : pièce de clavecin dite L'Épineuse de François Couperin.]
SCÈNE 6. Sur scène. Docteur Walter, vêtu en gentilhomme campagnard, apparaît des coulisses devant le rideau, et marche à l'avant-scène.
NARRATEUR.
À ce moment-là — comme vous-même sans doute — l'amiral était complètement déconcerté par l'apparent changement de l'attitude du contrôleur. Mais pourquoi, vous me demandez ? Eh bien, il ne s'avait pas été rendu compte qu'il avait été impoli, bien qu'involontairement, pendant leur entretien. La politesse, en effet, est l'âme même des Frivolites ; à tel point qu'il vaudrait mieux avoir trahi son ami intime que
d'estropier un compliment. Et pour être poli, il faut qu'on observe scrupuleusement tous les titres ; ainsi, par exemple, tout le monde serait fort indigné si un insolent s'est avisé de dire à un ministre d'État «Vous êtes un sot», plutôt que «Votre Éclairée Sagesse est une sotte»... Quoi qu'il en soit, nous fûmes bel et bien dans le pétrin. Pour couper du bois de la seule forêt où les arbres — par la qualité fort singulière du sol — fussent durs et résistants, notre amiral fallait un ordre de l'empereur ; il demanda une audience, qui lui fut refusée. Il l'aurait peut-être obtenue par le moyen
du contrôleur : mais, comme nous venons de le voir, la confiance n'était pas établie entre eux. Puis, il s'adressa à d'autres favoris : mais aucun n'osa porter sa demande aux pieds du trône auguste. Ainsi, quand la faveur manque, on doit recourir à la voie hiérarchique. Il se présenta au premier ministre un placet à la main : mais tous les placets qui étaient soupçonnés de causer même le moindre déplaisir au monarque étaient supprimés ; le sien eut le même sort, hélas !... Bien que l'amiral fût fait d'etoffe très solide, il commença de se plaindre que les rares fois où il aurait pu s'octroyer un somme, il ne pouvait s'endormir. Partant, pour un bref temps, il fut prescrivit des potions somnifières, préparées comme une tisane des graines de pavot, Papaver somniferum ; à l'occasion, ces potions menèrent aussi au effet secondaire d'entraîner des rêves tout à fait extraordinaires.
[Musique de rideau : pièce de clavecin dite Les Pavots de François Couperin.]
SCÈNE 7. La cabine de l'amiral du Centurion. Celle-ci est meublée à l'aise : au lointain, une fenêtre en arc-de-cercle ; au lointain cour, une porte ; au côté jardin, un sofa entre deux armoires ; au côté cour, une couchette et une bibliothèque ; au milieu de la scène, des chaises le long d'une table chargée de cartes, de calepins, d'un globe, d'une longue-vue et d'une lampe à huile éclairée. Deux fantômes, vêtus en
gentilhommes élisabéthains, s'asseyent et s'entretiennent à la tête de la table : sir Francis Bacon, âgé de 50 ans ; et Ben Jonson, âgé de 39 ans, qui feuillette le journal de bord du Centurion. Se tournant et se retournant dans son sommeil, l'Amiral est dans sa couchette. Rideau se lève.
«JONSON».
[Soupirant.] Mmm,... Je crains que vous n'ayez besoin de compter uniquement sur la lettre confidentielle de Mr Strachey touchant la tempête, le naufrage du Sea Venture, et la vie aux Bermudes et dans la colonie de Virginie ; c'est-à-dire, celle que vous venez de vous servir de rédiger votre Vraie Déclaration en faveur du Conseil.
«BACON».
Pourquoi donc ?
«JONSON».
Puisque je ne comprends rien à ce que ce journal de bord dit ; il n'y a pas certainement aucunes entrées touchant des naufrages. [Il ferme ce livre avec un bruit sonore.]
«AMIRAL».
[Se redressant subitement — bien qu'il soit toujours endormi et, en fait, toujours rêvant.] Bunsby ? [Il dévisage aux deux fantômes.] Apparemment non !... Eh bien, qui êtes-vous !?
«BACON».
Mon bon ami, ici présent, s'appelle M. Ben Jonson, latiniste et dramaturge distingué ; et je m'appelle sir Francis Bacon, adjoint du Procureur général actuellement et le véritable auteur des Sonnets de Shake-speare : notez le trait d'union.
«AMIRAL».
Quoi ! [Puis d'un ton sceptique.] Sûrement pas ?
«BACON».
Si ; c'est bien cela. Pas des sonnets de l'acteur William Shakspere de Stratford-upon-Avon — on ne saurait trop insister sur ce point — mais ceux de Shake-speare.
«AMIRAL».
Hum ! C'est ce qu'il reste à voir, mais même quand, pourquoi êtes-vous ici !?
«BACON».
Pour acquérir une mesure complémentaire de la vraisemblance pour les premières scènes de ma nouvelle pièce, dite La Tempête, qui implique un naufrage et ses suites.
«AMIRAL».
Eh bien, messieurs, il me faut dire que vous avez entrepris tous deux une course de fou, parce que tous les navires de ma petite escadrille — c'est-à-dire, les vaisseaux de guerre Centurion et Gloucester, le sloop Tryal et la pinque Anna — sont mouillés sans danger ici dans le port d'Esprit de l'île Frivole.
«BACON».
L'île Frivole, dites-vous !? Et pas l'île des États, près de la Terre de Feu ?
«AMIRAL».
Dame non !... Cela dit, nous nous sommes séparés du reste de ma flotte, dont les autres vaisseaux de guerre Severn, Pearl et Wager, pendant que nous avons essayé de doubler le cap Horn. Quoi qu'il en soit, je voudrais bien préférer que vous étiez n'importe où mais ici !
«BACON».
[À Jonson.] Mon cher Ariel, je crois tant que nous venons de recevoir nos «ordres de vol» !
«JONSON».
[À Bacon.] Sans aucun doute, mon cher Prospéro.
«BACON».
[À l'amiral.] À votre guise, Monsieur. Pourtant, avant nous vous quittons, il m'incombe de faire un conseil. À savoir, quoiqu'on ait plusieurs rêves chaque nuit, on ne se souvient que la dernière d'eux — et puis seulement temporairement : ainsi, afin de se rappeler notre rencontre, il faut que vous écriviez l'essentiel tout de suite en se réveillant... Et maintenant, M. l'amiral, nous disons le bonsoir ! [Les deux
fantômes se lèvent, saluent, battent la table avec leurs mains, qui occasionne un éclair de la fumée de poudre à canon quelque part près de la table, puis se volatilisent au moyen d'une trappe.]
AMIRAL.
[Se réveillant.] Euh,... Bunsby !... ... Bunsby !!...
BUNSBY.
[Entrant en trombe.] M'voilà, Monsieur ! Qu'y a-t-il ?
AMIRAL.
Vite, allez chercher M. le docteur Walter !
BUNSBY.
À vos ordres, Monsieur. [Rideau tombe.]
[Musique de rideau : pièce de clavecin dite La Minerve de François Couperin.]
SCÈNE 8. La cabine de l'amiral du Centurion. La scène est mise de la
même façon que Scène 7, sauf l'éclairage naturel ; à l'extérieur de la fenêtre en arc-de-cercle on aperçoit des aspects du Gloucester mouillé tout près. Bunsby réarrange les boucles des cheveux d'une vieille perruque posée sur un mannequin de paille. Rideau se lève.
AMIRAL.
[Souriant en entrant.] Ma foi, Bunsby, que faites-vous !?
BUNSBY.
J'gardons la main avec une d'vos tignasses mitées, Monsieur. [Puis d'un ton plutôt fier.] Les gens d'la Cour m'app'lons l'illustre Bunsby.
AMIRAL.
Formidable ! Félicitations !... Mais, quoiqu'il soit naturel que vous vouliez perfectionner votre talent, il ne faut pas que je néglige votre éducation : donc, passez-moi ce livre-là au bout de l'étagère du haut.
BUNSBY.
Celui-ci, Monsieur : Robinson Crusoé ?
AMIRAL.
Non, Bunsby ; ça, littéralement, fait un peu trop près ! L'autre, s'il vous plaît...
BUNSBY.
[Lisant avec une voix altérée en le passant.] Syl... Sylva... sylv... sylvar... Pff ! Ils sommes les mêmes mots !
AMIRAL.
Sylva sylvarum : c'est le latin pour «Forêt des forêts».
BUNSBY.
Toujours les mêmes mots !
AMIRAL.
[Souriant.] À ce qu'il paraît ! Maintenant, Bunsby, mon brave, écoutez-moi attentivement, je vous prie.
BUNSBY.
[D'un ton las du monde.] S'il l'faut. D'grâce, Monsieur, j'pouvons continuer avec mes frises en même temps ?
AMIRAL.
Oui ; si vous le voulez. [Il lit à haute voix et adapte librement sur pied.] «Des merveilles naturelles, surtout celles qui sont destinées à l'usage humaine», de La Nouvelle Atlandide de Francis Bacon... ... Prolonger la vie ; rendre la jeunesse à quelque degré ; retarder le vieillissement. / Guérir des maladies réputées incurables ; amoindrir la douleur ; rendre des purges plus aisées et moins répugnantes. / Augmenter l'activité et la force, y compris la capacité à supporter la douleur ; transformer le tempérament et les traits, y compris l'embonpoint, la maigreur et la stature ; augmenter et élever le cérébral et les esprits joyeux et bien disposés, y compris de plus grands plaisirs pour les sens. / Métamorphoser un corps dans un autre ; fabriquer de nouvelles espèces ; transplanter une espèce dans une autre. / Fabriquer pour la terre des composts riches ; produire des aliments nouveaux à partir de substances qui ne sont pas actuellement utilisées ; fabriquer des nouveaux matériaux, à l'instar du papier, du fils, du verre, des minéraux artificiels, du ciment, et ainsi de suite. / Accélérer les processus de l'extraction, de l'épuration, de la maturation, de la putréfaction et de la germination ; effectuer les transformations radicales, comme le durcissement et la ramollissement ; transformer des substances acides et aqueuses en substances grasses et onctueuses. / Étudier les forces de l'atmosphère et la naissance des tempêtes ; déterminer la puissance de l'imagination sur le corps d'un autre ; étudier des prédictions naturelles et des illusions des sens. / Enfin, [D'un ton résigné.] Améliorer les instruments de destruction. [Une pause nette ; puis il sourit et lève un sourcil interrogateur.] Bunsby, écoutiez-vous !?
BUNSBY.
[D'un ton de lointain.] Pardi, Monsieur.
AMIRAL.
Eh bien, qu'en pensez-vous alors !?
BUNSBY.
Euh,... Rian, Monsieur ; c'était du chinois pour moi.
AMIRAL.
Chinois !? Non ; français ! [Il sourit malicieusement.]
BUNSBY.
[Avec un haussement d'épaules.] P't'être bian, mais j'n'y compr'nons rian ; moi, j'm'dém'nons toujours avec mon calcul, et Maître Thomas dit sans cesse à ces jeunes gentilhommes que les maths sommes la clé d'voûte du savoir.
AMIRAL.
Ah oui ? Il dit cela, à nos aspirants ? Mmm ?... Cela donne à réfléchir. [Il y a une frappe à la porte.] Qui... Ah ! Oui ; ça doit être Saint-Preux. [Rideau tombe.]
[Musique de rideau : pièce de clavecin dite Les Pavots de François Couperin.]
SCÈNE 9. La cabine de l'amiral du Centurion. La scène est mise de la
même façon que Scène 7. Deux fantômes, vêtus en gentilhommes élisabéthains, s'asseyent et s'entretiennent à la tête de la table : le lord Bacon, âgé de 61 ans ; et Ben Jonson, âgé de 50 ans. Se tournant et se retournant dans son sommeil, l'Amiral est dans sa couchette. Rideau se lève.
«JONSON».
Monseigneur, j'ai le plus grand plaisir de vous faire savoir que les imprimeurs du Folio, MM. Jaggard et Blount, ont enfin reçu des copies aux propres de nos éditeurs nominals, MM. Hemminge et Condell.
«BACON».
De toutes les pièces ?
«JONSON».
Non, Monseigneur ; nous n'avons pas pu trouver une copie au propre de votre Périclès, hélas.
«BACON».
N'importe, mon brave Jean... Dites-moi, comme le de facto éditeur, avez-vous pû ranger la matière préliminaire à notre satisfaction ?
«JONSON».
Je crois que oui, Monseigneur ; soit-elle touchant ma brève poésie «Au lecteur», mon panégyrique «À l'auteur», l'ordre des pièces, commençant avec La Tempête, les signatures de chiffre, ou les écrits d'un nombre respectable de savants.
«BACON».
[Hochant la tête avec reconnaissance.] Et la gravure pour le frontispice ?
«JONSON».
Oui, Monseigneur. Le jeune Droeshout a suivi sa commande à la lettre. Mettant de côté les détails les plus subtiles et énigmatiques du «portrait», le visage du prétendu auteur est manifestement un masque.
«BACON».
Mon cher Jean, bravo !... Oui, toutes choses étant égales par ailleurs, le Folio et l'augmentée édition latine de mon Du Progrès et de la promotion des savoirs devraient publier dans le courant de l'année prochaine. [Il bat des mains dans
l'allégresse.]
«AMIRAL».
[Se redressant subitement — bien qu'il soit toujours endormi et, en fait, toujours rêvant.] Bunsby ? [Il dévisage aux deux fantômes.] Non... Ah ! Nous revoilà !
«BACON».
Quoi ! Nous nous connaissons déjà, Monsieur ?
«AMIRAL».
Dame oui ! Le dernier temps que nous nous sommes rencontrés, vous m'avez informé que vous étiez en train d'écrire votre nouvelle pièce, dite La Tempête. [Les fantômes se regardent, puis éclatent de rire.]
«JONSON».
[À Bacon.] Monseigneur, je crois tant que ce piètre quidam a dû boire de l'eau salée.
«BACON».
[À Jonson.] Tout à fait ! Cela peut effectivement jouer des tours à l'esprit. [Puis à l'amiral.] Hélas, Monsieur... euh, à qui ai-je l'honneur ?
«AMIRAL».
L'amiral George Anson !
«BACON».
Enchanté, M. l'amiral. Mon nom est lord Bacon, vicomte de Saint-Alban, grand chancelier d'Angleterre dernièrement ; et voici... [L'amiral l'interrompt.]
«AMIRAL».
M. Ben Jonson! [À Jonson.] Je vous ai reconnu tout de suite, Monsieur. [Jonson incline courtoisement la tête.]
«BACON».
Or, comme j'étais sur le point de vous dire, Monsieur, vous êtes extrêmement embrouillé ; en effet, vous avez dû perdre la notion du temps, puisque j'écrivais La Tempête en 1610 et 1611 : et on est actuellement en l'année de grâce 1622.
«AMIRAL».
Non ; absolument pas ! C'est 1741... Et non : je n'ai point bu de l'eau salée !
«JONSON».
[À Bacon.] Quelle devinette, Monseigneur.
«BACON».
[À Jonson.] À en juger par mes propres expériences — voire mon imprudence — peut-être que non. Voyons. [À l'amiral.] Dites-moi, Monsieur, avez-vous pris le physic, peut-être ?
«AMIRAL».
Voulez-vous dire par là, les opiacés ?
«BACON».
Oui, Monsieur.
«AMIRAL».
[Ayant l'air perplexe.] Non ; seulement comme une potion somnifière faite des graines de pavot, avant de me coucher.
«BACON».
Ah ! Cela explique tout ! [Il accompagne cette expression avec un coup sur la table, qui occasionne un éclair de la fumée de poudre à canon quelque part près de la table, et les deux fantômes se volatilisent au moyen d'une trappe.]
AMIRAL.
[Se réveillant.] Comment cela ? [Il parcourt la cabine des regards.] Comme c'est décevant !... Bunsby ! Bunsby !!...
BUNSBY.
[Entrant en trombe. À part.] Encore !? [À l'amiral.] M'voilà, Monsieur. J'supposons qu'vous voulés qu'j'allons chercher M. l'docteur Walter d'nouveau ?
AMIRAL.
Oui, Bunsby. Allons ! Vite !
BUNSBY.
À vos ordres, Monsieur. [Rideau tombe.]
[Musique de rideau : pièce de clavecin dite L'Épineuse de François Couperin.]
SCÈNE 10. Sur scène. Docteur Walter, vêtu en gentilhomme campagnard, apparaît des coulisses devant le rideau, et marche à l'avant-scène.
NARRATEUR.
Cher spectateur, d'après ces rêves seules, vous comprendrez bien pourquoi j'ai décidé d'omettre un compte rendu de notre séjour à l'île Frivole dans ma relation officielle de 1748. Dans ce temps-là, en 1747 pour être exact, M. Garrick venait de nommer acteur-directeur du Théâtre de Drury Lane, avec l'intention ferme de mettre Shakespeare au centre de la vie de théâtral en Angleterre. Ma parole, la simple idée de postuler un autre auteur pour le canon shakespearien de pièces, même si soit vraie, aurait été considérée l'hérésie. Plus important encore, à mon avis, elle aurait eu aussi pour
effet indésirable de détourner l'attention du grand public des exploits indubitables de l'amiral Anson... Malgré ses troubles du sommeil, il ne négligea pas son sens vif du
devoir. En effet, tandis qu'il attendait de voir ce que le temps ou le sort pourrait se découvrir en matière d'obtenir la permission nécessaire de couper le bois exigé pour le
radoub de nos navires, l'amiral jugea bon de profiter du retard forcé pour accumuler des informations supplémentaires sur le modus vivendi des Frivolites ; et en ce but, plusieurs membres supérieurs de l'escadrille furent assignés une tâche particulière. En outre, il accorda à tous les matelots la permission à terre ; et ils se montrèrent reconnaissant de la bonne volonté coutumière de l'amiral en se comportant de façon irréprochable.
[Musique de rideau : pièce de clavecin dite La Commère de François Couperin.]
SCÈNE 11. La cabine de l'amiral du Centurion. La scène est mise de la même façon que Scène 7. S'asseyant et s'entretenant autour la table pleine de bouteilles et de plats : au lointain centre, l'Amiral ; au côté jardin, Saumerez, Mitchel, Cracherode et Keppel (face) ; au côté cour, Saunders, Brett, Walter et Proby (face). Rideau se lève.
AMIRAL.
Messieurs, comme vous le savez, j'ai convoqué cette réunion dans le but de rassembler n'importe quelles observations que pourraient avoir de la valeur à mes seigneurs à l'Amirauté. Bien que je sois bien conscient de votre diligence au cours de la dernière quinzaine, je devrais fort reconnaissant si vous auriez vous en tenir à l'essentiel ce soir. [Il jette un coup d'œil sur son calepin.] D'abord, la Nature. M. Saunders, je croie que vous trouviez cela d'être fort singulière ?
SAUNDERS.
Oui, Monsieur... J'ai observé des phénomènes inconnus ailleurs, peut-être à cause du sol ici est aussi légèr que la farine. Quoi qu'il en soit, toutes la faune et la flore
manquent soliditées ; c'est-à-dire, elles n'ont que le volume sans avoir le poids proportionnel ni la force. De plus, les fruits pendant de beaucoup d'espèces d'arbres sont à peine que des efflorescences chimiques, similaires à ces «Arbres de Diane». Or,... [L'amiral l'interrompt.]
AMIRAL.
Excusez-moi l'interruption, Charles, mais qu'est que vous voulez dire par là ?
SAUNDERS.
Ah ! Elles sont des dendrites chimiques obtenues dans un laboratoire avec une goutte de mercure, du sel ammoniac, des métaux et de l'esprit de nitre ; si je me souviens bien,
Herr Athanase Kircher était le premier alchimiste à décrire la croissance de ces soi-disant «Arbres de Diane». [L'amiral hoche la tête avec reconnaissance.] Or, lorsque des oiseaux, comme les moas et les dodos — Dinornithiformes spp. et Didus ineptus, respectivement — viennent becqueter ces végétations trompeuses, ils semblent se fâcher beaucoup contre du charlatanisme de la Nature : et cependant ils sont trompeurs eux-mêmes, puisqu'ils n'ont que le gazouillis aigu de nos serins malgré ayant le volume de nos faisans... En résumé, presque partout où je suis allé, je trouvais l'image de la Nature plutôt que la Nature elle-même. [Il incline la tête à
l'amiral.]
AMIRAL.
[Souriant.] Ainsi, serais-je correct en supposant que vous ne présenterez pas une article savante à la Société royale à notre retour à l'Angleterre ?
SAUNDERS.
Absolument correct, Monsieur ; je serais peu enthousiaste de perdre le temps de ces doctes-là.
AMIRAL.
En effet... Merci, M. Saunders. [Il jette un coup d'œil sur son calepin.] L'architecture. M. Saumerez, vous avez la parole.
SAUMEREZ.
Merci, Monsieur. [Il s'éclaircit discrètement la voix.] La ville d'Esprit est aussi grande que Londres ; bien qu'on y compte un million d'habitants, elle en contiendrait deux si elle n'était pas coupée par quantité de jardins et de vastes
édifices. On n'y travaille plus ; et les familles qui les habitent sont uniquement chargées de réciter des prières pour ceux qui travaillent. La fleuve Lutin traverse la
ville, sur laquelle on a bâti plusieurs ponts ; et d'où le monde préfère flâner chez les boutiques de luxe plutôt que de promener le long de cette belle étendue d'eau... À mon avis, bien avant le débarquement de la colonie française, les Frivolites indigènes avaient déjà essayé de sortir de leur barbarie ; donc, ils bâtirent non seulement des places, des portes triomphales, et des fontaines publiques, mais aussi des constructions pour les sciences. Néanmoins, ils ne firent pas tout : et ce qu'ils n'ont pas fait est encore à faire. [Il hausse les épaules.] C'est tout, Monsieur.
AMIRAL.
[Souriant chaleureux à Saumerez.] Oui ; il faut que je sois d'accord avec vous. Merci bien. [Il jette un coup d'œil sur son calepin.] Les arts. M. Brett, comme l'artiste de notre petite escadrille, avez-vous trouvé quelque chose d'attirer votre attention ?
BRETT.
Hélas non, Monsieur. Il y a, certes, peu de villes au monde où les arts mécaniques sont si agréables : pourtant, quoique les artistes indigènes profitassent sans doute des leçons de la colonie française, cela a eu du bon et du mauvais car ils outrent tout pour contenter la nation ; comme, par exemple, lorsqu'ils fabriquent un flot apparemment incessant de jolis colifichets et d'autres bagatelles de peu de durée... Et, à mon avis, il y a peu de villes où les beaux-arts soient si jolis. Cela dit, leurs œuvres d'art se parent des brillants coloris au detriment de la force et l'expression ; quelle que soit la profondeur qu'elles contenaient autrefois est tombée dans l'oubli. De même, leur poésie ne s'avise pas d'exciter la compassion ou l'inquiétude, encore moins d'inspirer ces vertus qui enhardissent des nations ; et son éloquence n'est pas un torrent qui entraîne mais un ruisseau qui gazouille sous des fleurs décoratives. [Il hoche la tête à l'amiral.]
AMIRAL.
Merci beaucoup, M. Brett. [Il fait une sourire chaleureux à lui, jette un coup d'œil sur son calepin, puis s'adresse au colonel Cracherode.] L'honneur ! Mon cher colonel, le centre de votre attention, n'est-ce-pas ?
CRACHERODE.
Oui, M. l'amiral. Voyons un peu,... les Frivolites n'ont pas le plaisir, mais l'honneur de vous voir, de vous parler, et de vous servir. De même, ils ont des tuteurs d'honneur pour leurs pupilles, des conseilleurs d'honneur dans les tribunaux, des économes d'honneur dans les hôpitaux, toutes les femmes attachées à la Cour sont dames d'honneur ; et bien que les professions élevées rougiraient de faire payer leur
travail au public, elles acceptent des grandes honoraires. La Noblesse surtout excelle en honneur. Un noble Frivolite, qui peut-être bien citoyen inutile, piètre mari et mauvais père, se souvient toujours de l'honneur pour le recommander à son fils ; et celui-ci, comme son père, prend grand soin de ne tenir que sa parole d'honneur, de ne payer que ses dettes d'honneur et de se battre en duel par honneur... Enfin, cet honneur aussi fait les militaires. Hum ! [Il fait une moue de dédain.] C'est la ville d'Esprit qui fournit les officiers généraux ; on y prend un soin tout particulier de leur éducation. Mais, un jeune seigneur que l'on destine au commandement, doit avoir le parfumeur le plus exquis, le meilleur tailleur, et l'équipage le plus brillant et le plus leste ; d'ailleurs, il doit jouer beaucoup, danser souvent, assister à tous les spectacles et imaginer quelque chose sur l'habillement de la première troupe qu'on lui confie...
AMIRAL.
[Souriant et levant un sourcil interrogateur.] Je comprends d'après ce que vous me dites que leurs militaires ne sont pas à votre niveau ?
CRACHERODE.
[Vivement.] Surtout pas, M. l'amiral !
AMIRAL.
N'importe. Merci, mon colonel. [Il jette un coup d'œil sur son calepin.] La religion. Ah ! Mon cher aumônier, votre fort, je le croie ? [Il sourit malicieusement.]
Dr WALTER.
En effet, M. l'amiral... La religion des Frivolites a même plus de ministres qu'on ne voit de marchands à la Bourse à Londres ; la plupart desquels sont fort jeunes, sans doute afin de ne pas perturber ces profanes qui cherchent leurs conseils de sagesse. À première vue, leurs vies paraissent avoir des champs restreints — étant fidèles à l'apparence de leurs vêtements, chantant des hymnes au Soleil aux heures marquées, et surtout protestant toujours qu'une belle femme n'est pas digne d'amour — mais, ils suivent bien leurs goûts dans tout le reste. Il y en a parmi eux ceux qui jugent bon de s'environner des ornements des richesses, peut-être parce qu'ils craignent de devenir victime du mépris de la nation s'ils n'embellissaient pas leurs prétendues vertus. Les
Frivolites portent leur élégance de mœurs jusqu'au sein de la religion. La bonne compagnie va quelquefois dans les temples pour passer le temps ; elle s'y occupe à se saluer, à se regarder, et à se décider aux apparences et aux modes jusqu'au sermon. D'habitude, le prédicateur débute cela par un compliment outré au Grand Prêtre de la capitale, et des révérences à l'assemblée ; après quoi il prononce un discours très fleuri au sujet des vertus lâchées que manque toute la force... Enfin et surtout, c'est un dogme capital de leur religion de condamner toutes les autres. [Il incline la tête à l'amiral.]
AMIRAL.
Merci, Richard. [Il jette un coup d'œil sur son calepin.] Ah oui ! Le système juridique. M. Mitchel, s'il vous plaît.
MITCHEL.
Oui, Monsieur. Il y a des tribunaux de justice en quantité ; le Grand Tribunal lui-même a son sanctuaire en commun avec les inventeurs et les contrôleurs de modes — c'est-à-dire, dans la huitième cour... Également, l'ordre des juges est fort nombreux. Un candidat est «examiné» bien sérieusement : la première question qu'on lui fait, c'est sur le nombre des agathines qu'il possède ; et s'il répond bien à celle-là, il est sûr de satisfaire à toutes les autres... C'est un usage de se faire juger dans plusieurs tribunaux sur la même affaire ; partant il faut la commencer dans sa jeunesse si on veut en voir la fin... Je plaignis beaucoup un malheureux qui venait de gagner un procès ; il s'agissait d'un champ, mais les dommages accordés ne suffisaient pas pour payer l'avocat qui avait instruit l'affaire. En conséquence, il a
perdu son champ, parce qu'il avait été décidé qu'un pied quarré d'écritures contentieuses de l'avocat — ce qui auraient couvert le champ — valait plus qu'un pied quarré de terre... Je soupçonne que la fortune d'un particulier dépend plus de la couleur du papier que du contrat ; il serait nul s'il n'était pas couché sur un papier couleur de lilas ou de... [En ce moment, il y a une frappe hâtive à la porte, et Bunsby entre en trombe.]
BUNSBY.
[S'essuyant le front.] Ouf ! M'voilà enfin arrivons.
AMIRAL.
Ah ! C'est vous, Bunsby. [Puis avec un sourire malicieux.] Ma foi, vous êtes un tout petit échauffé ! Qu'y a-t-il ?
BUNSBY.
J'ons galopé d'la Cour à ici comme l'vent, Monsieur, parce qu'alle est en émoi.
AMIRAL.
Pourquoi donc ?
BUNSBY.
Eh bian, Monsieur, la frisure d'Sa Toute-Élégance s'passe mal : donc alle est bian fâchée, parce qu'alle s'ra en r'tard pour sa musique.
AMIRAL.
Et alors ?
BUNSBY.
Eh bian, Monsieur, m'était avis que l'une d'vos perruques sauvera l'jour.
AMIRAL.
Peut-être bien, [Il hausse les épaules.] mais tout de même ce n'est pas mon affaire ?
BUNSBY.
Euh, sauf vot'r'spect, Monsieur, mais m'était avis que vous gagnés p't'être l'crédit avec Sa Toute-Élégance : et donc, avec Son Enboisesse pour vos bois.
AMIRAL.
Vous voulez dire par là, M. le haut intendant des Forêts ?
BUNSBY.
Pardi, Monsieur !
AMIRAL.
Laissez-moi réfléchir un moment... ... Ah oui !... Bravo, Bunsby !... Demandez au commissaire de bord pour du grog supplémentaire : mais ne pas devenir trois écoutes au vent !
BUNSBY.
À vos ordres, Monsieur. [Il sort.] ...
AMIRAL.
Messieurs, grâce à Bunsby, je crois tant que j'ai un plan de campagne d'obtenir notre bois de charpente recherché ; et cela exige une escarmouche préliminaire avec «Sa Modesse», comme mon brave l'a baptisé... Mais, avant mon entrevue, buvons à la santé de Bunsby.
TOUS.
[En trinquant.] À la santé de Bunsby !
AMIRAL.
[Souriant avec bienveillance.] De grâce, messieurs, continuez-vous ; je reviendrai bientôt. [Rideau tombe.]
[Musique de rideau : pièce de clavecin dite L'Exquise de François Couperin.]
SCÈNE 12. Le salon du grand contrôleur des Modes. La pièce spacieuse est meublée avec goût : au lointain, une cheminée très ornée entre deux hautes fenêtres, à l'extérieur desquelles on aperçoit des aspects d'une fleuve ; au lointain cour, une porte ; aux côtés, des biblothèques et des sofas ; au milieu de la scène, plusieurs tables d'appoint couvertes en partie avec des articles de luxe : pas de bureau. Le Contrôleur, debout près d'une table, parcourut un livre avec grâce. Rideau se lève.
CONTRÔLEUR.
[En entendant une frappe à la porte.] Veuillez vous entrer. [L'amiral entre.] Bonsoir, Milord amiral.
AMIRAL.
[Saluant bas.] Bonsoir, Votre Exquisitesse.
CONTRÔLEUR.
Que me vaut, Milord, le plaisir de votre visite ?
AMIRAL.
Mon valet de chambre, l'illustre Bunsby, vient de m'informer que Sa Toute-Élégance s'est impatientée sous la procédure de frisure, parce qu'un concert l'attendait ; et ce moment de mauvaise humeur a alarmé la Cour. Mon brave a rappelé Son Altesse à la perruque du capitaine Mitchel : et elle en a demandé sur-le-champ.
CONTRÔLEUR.
[Avec intérêt.] Une perruque ! Savez-vous que parmi les nouveautés que je réservais à cette nation qui s'amuse — et qui s'ennuie rapidement de tout — celle-là tient le premier rang !?
AMIRAL.
[D'un ton conciliant.] De grâce, Votre Exquisitesse, mettez-vous à ma place : il s'agit de notre subsistance. Hélas, je n'ai plus ni rubans, ni agathines. Il est vrai qu'il me reste des dentelles, mais vous m'avez expressément interdit de telles ressources.
CONTRÔLEUR.
[Se calmant.] Des dentelles. Il y avait longtemps que je avais tenté de les donner à la nation : mais n'ayant pas de modèle à montrer, elles étaient encore à naître. Hélas, les artisans de l'île n'ont pas l'esprit créateur ; ils enjolivent seulement ce qui est créé. Eh bien, livrez les dentelles à moi, et je vous abandonne la gloire et le profit des perruques.
AMIRAL.
Votre Exquisitesse, laissez-moi réfléchir pour un moment, je vous prie. [À part.] Ah ! Lorsqu'une perruque paraît sur la caboche évaporée de Son Altesse, elle fondera sans doute L'École des Perruquiers pour contenter l'insistance de la bonne société sur le bon ton, qui n'osera plus se montrer en cheveux : et la réputation de «Sa Modesse» serait mise en valeur. [Au contrôleur.] Il va sans dire que la noblesse de Votre Exquisitesse est sans bornes, [Il soupire.] mais nous avons grandement besoin des permissions de Son Altesse et de M. le haut intendant des Forêts de couper le bois exigé pour notre radoub. [Puis, d'un ton mal assuré.] Or, devrions-nous être en mesure de radouber, puis nous serons en mesure de mettre à voile tout de suite ; et, bien sûr, notre gloire et notre profit des perruques devraient donc revenir à un gentilhomme de goût exquis,... comme vous-même, peut-être ? [Il lance un regard éloquent.]
CONTRÔLEUR.
Milord amiral, laissez-moi réfléchir pour un moment, je vous prie. [À part.] Mmm ? Si une perruque paraît sur la tête auguste de Son Altesse, elle fondera sans doute L'École des Perruquiers pour contenter l'insistance de la bonne société sur le bon ton, qui n'osera plus se montrer en cheveux : et ma réputation serait mise en valeur. [À l'amiral.] Ça va, Milord ; je comprends parfaitement. Veuillez vous considérer
l'affaire comme le fait accompli.
AMIRAL.
Je ne saurais assez vous remercier, Votre Exquisitesse. [Il salue. Rideau tombe.]
[Musique de rideau : pièce de clavecin dite La Commère de François Couperin.]
SCÈNE 13. La cabine de l'amiral du Centurion. La scène est mise de la
même façon que Scène 11, sauf la table est couverte de bouteilles à moitié vides et de plats à moitié mangés. S'asseyant et s'entretenant autour celle-ci : au côté jardin, Saumerez, Mitchel, Cracherode et Keppel (face) ; au côté cour, Saunders, Brett, Walter et Proby (face). Rideau se lève.
AMIRAL.
[En ouvrant la porte, tout le monde commence à se lever.] Restez assis, messieurs, je vous prie. [Il s'assied, lance un regard à son calepin, sourit, puis : ] Hélas, bien que je m'y attendisse, il reste que, jusqu'ici, je n'ai pas été en mesure d'écrire un seul mot que pourrait avoir de la valeur à mes seigneurs à l'Amirauté. [Puis d'un ton de pince-sans-rire.] Pourtant, il y a un bruit vif qui courut que nos deux jeunes gentilhommes, ici présents [Il lance des regards et
des sourires bienveillants à Keppel et à Proby.], peut-être bien ont changé nos fortunes ?
KEPPEL.
[Avec enthousiasme.] Oui, Monsieur ; nous avons découvert de l'or ! [Il tire un mouchoir contenant une quantité de pierres irisées, colorées jaune laiton, d'une poche.] Et le voici !
PROBY.
Oui, Monsieur ! [Il tire un mouchoir contenant un échantillon de similaires mais pas identiques pierres d'une poche.]
AMIRAL.
Ma foi, quelle séréndipité ! [Par politesse et des sentiments chaleureux, ses officiers s'empêchent de rire, bien qu'avec la plus grande difficulté.] Dites-moi, M. Proby, comment êtes-vous tombés sur ces mines d'or ?
PROBY.
[D'un ton assez fier.] Eh bien, Monsieur, un jour, trouvant nous-mêmes dans une vallée assez profonde, nous avons aperçu quelques fentes inhabituelles, et lorsque y nous fouillions autour les roches, nous avons trouvé la terre semée de ces pierres cristallisées !... ...
AMIRAL.
[Braillant.] Hum ! Vous deux êtes bel et bien une paire de fous ! [Les deux aspirants rougissent et ont l'air gêné.]
KEPPEL.
Euh,... De grâce, Monsieur, pourquoi ça ?
AMIRAL.
[Éclatant de rire et ses officiers en faisant autant.] ... Pardonnez-moi mon impolitesse ; je taquinais simplement... Or, le vôtre, M. Keppel, c'est un minéral dit la pyrite ; et sa ressemblance avec l'or a valu à la pyrite de fer d'être appelée «l'or des fous»... Alors que le vôtre, M. Proby, est dit la marcassite, une forme de pyrite instable ; et le seul exemple connu d'un minéral capable de cristalliser en dodécaèdre pentagonal — ce qui notre Maître Thomas dit sans doute un dodécaèdre régulier. [Puis d'un ton chaleureux.] Ne vous laissez pas abattre ; je vous bien assure que vos initiatives sont louables. De plus, lorsque nous capturons ce galion de Manille, la Nuestra Señora de Covadonga, vous aurez l'occasion non seulement de voir mais également de garder assez de véritable chose... Je ne suis pas sûr si cette île soit un paradis des fous ou non : mais, [Il fait un clin d'œil à Keppel et à Proby.] je sais bien que je préfère la compagnie à moi ! [Tout le monde rit gentiment ; puis il adopte un ton sérieux.] Maintenant, il faut que nous nous attelions à l'affaire du radoub, étant donné que je viens de réussir de persuader le contrôleur d'employer ses bons offices pour obtenir les permissions nécessaires de couper le bois de charpente exigé. [Murmures d'approbation du reste de la compagnie.] M. Saunders et M. Brett, puis-je compter sur vous pour organiser les groupes de travail à terre ?
SAUNDERS & BRETT.
[À l'unisson.] Oui, Monsieur.
AMIRAL.
Merci. Et ceux-ci à bord, M. Saumerez et M. Mitchel ?
SAUMEREZ & MITCHEL.
[À l'unisson.] Oui, Monsieur.
AMIRAL.
Bien. Enfin, mon colonel, voudriez-vous avoir l'amabilité d'assurer que vos fusiliers sont en forme, pour ainsi dire ?
CRACHERODE.
[Vivement.] Mon plaisir, M. l'amiral.
AMIRAL.
Formidable !... Toutes choses étant égales par ailleurs, je m'attends à avoir mon audience de congé dans une quinzaine tout au plus ; et, avec cela en perspective, buvons à notre délivrance.
TOUS.
[En trinquant.] À notre délivrance ! [Rideau tombe.]
[Musique de rideau : pièce de clavecin dite L'Insinuante de François Couperin.]
SCÈNE 14. La cabine de l'amiral du Centurion. La scène est mise de la
même façon que Scène 7, sauf l'éclairage naturel. S'asseyant et s'entretenant à la tête de la table : l'Amiral, Saumerez et Mitchel. Rideau se lève.
AMIRAL.
[À Mitchel.] Est-ce que le Gloucester est prêt ?
MITCHEL.
Oui, Monsieur. Les dernières provisions embarquaient tôt le matin ; nous n'attendons qu'un vent favorable pour mettre à la voile.
AMIRAL.
Bien ! [À Saumerez.] Et notre Centurion ?
SAUMEREZ.
Nous sommes aussi prêts, Monsieur.
AMIRAL.
Y avait-t-il des problèmes avec Carton et Weller ?
SAUMEREZ.
Non, Monsieur ; heureusement, il n'en fallait pas beaucoup pour les persuader.
AMIRAL.
Formidable. Il faut espérer que mon factotum fidèle sera aussi accommodant ! [Saumerez et Mitchel sourient.] Sinon... [En ce moment, il y a une frappe à la porte.] Ah ! Le voici. Entrez ! [Bunsby entre. Saumerez et Mitchel s'élèvent et se retirent discrètement.] Ah ! Bunsby, mon brave. Je viens de rentrer de mon audience de congé. Puisque Son Altesse veux loger les friseurs dans la douzième et finale cour de son palais, elle n'a consenti à notre départ qu'à une condition : que je laisse dans cette île trois quidams qui pousseront l'honneur de la perruque et de la coiffure à la perfection. Et,... [Bunsby l'interrompt.]
BUNSBY.
Pas question, Monsieur ! [Il fait le tour de la cabine.]
AMIRAL.
[Souriant.] Vous avez deviné donc ma suggestion ?
BUNSBY.
J'sommes sourd.
AMIRAL.
Aïe !... Alors, ça ne sert pas à grande-chose de faire appel à votre sens du devoir patriotique ? [Bunsby fait non de la tête.] ... Ou à la perspective de votre propre pièce et lit, plutôt qu'un hamac partagé en bas ? [Ibid.] ... Ou à la
certitude de votre bien-être dans cette île, plutôt qu'à la possibilité du démembrement ou même de la mort en bataille ? [Ibid.] ... Hum ! [Il sourit.] Parlez-moi, je vous prie.
BUNSBY.
J'sommes muet.
AMIRAL.
Aïe !... L'illustre Bunsby s'est bien aggravé... Je vous promets... [Bunsby l'interrompt.]
BUNSBY.
J'sommes incorruptible.
AMIRAL.
... cette bourse d'agathines.
BUNSBY.
[Regardant la bourse. Puis, à part.] Alle est bian dodue !
AMIRAL.
Acceptez-la, je vous prie.
BUNSBY.
En bonne foi ?
AMIRAL.
Oui ; elle est à vous.
BUNSBY.
[Acceptant la bourse.] Merci, Monsieur.
AMIRAL.
[Souriant.] Ah ! Vous n'êtes pas sourd actuellement !
BUNSBY.
Ni muet... Allons, vous m'quittés quand, Monsieur ?
AMIRAL.
À demain, si le temps au beau fixe. [Rideau tombe.]
[Musique de rideau : pièce de clavecin dite Les Chinois de François Couperin.]
SCÈNE 15. Le cabinet du docteur Walter. La scène est mise de la même façon que Scène 1. Docteur Walter, vêtu en gentilhomme campagnard, est assis au bureau. Rideau se lève.
NARRATEUR.
Ah ! En fait, à notre gré, le jour suivant un vent favorable a soufflé, et nous avons mis à la voile pour aller prendre Payta, ville du Pérou où les Espagnols se croyaient bien en sûreté ; on peut lire sur cette expédition audacieuse et en d'autres, y compris la capture du galion de Manille, dans ma relation officielle de notre circumnavigation épique... Bien que nous quittassions l'île Frivole sans regrets, vous serez soif de savoir sans doute si nous autres Anglais avons appris n'importe quoi de notre séjour chez les Frivolites. Enfin, au vrai dire, pas grand-chose, malheureusement : sauf
l'importance singulière de l'habillement pour l'occasion. Par exemple, et en particulier, lorsque l'amiral Anson avait son audience avec le vice-roi de Canton et son Conseil de mandarins en Chine, deux années plus tard en septembre 1743, tous les matelots de sa vedette ont été habillés en des vestes écarlates et des gilets en soie bleue, l'ensemble orné de boutons en argent, et avec des insignes en argent sur leurs vestes et leurs bonnets. [D'un ton de rêveur.] Ah oui, ça valait bien la peine d'être vu... ... Néanmoins, n'oublions pas qu'on ne... [En ce moment, il y a une frappe à la porte.] Excusez-moi un instant. [Avec une voix ferme.] Entre. [Une fille âgée de 11 ans, portant une poupée diseuse de bonne aventure en paille, entre en manière quelque peu timide.] Ah ! C'est toi, Alice.
ALICE.
Euh,... Oui. Mmm,... Que faites-vous, mon parrain ?
NARRATEUR.
Eh bien, ma chère filleule, je viens de finir de narrer, pour ces braves gens de l'autre côté de la Manche, le conte de notre séjour à l'île Frivole.
ALICE.
Ouah ! Ce pays de merveille ! [Puis d'un ton de dépit net.] Je suis assez fâchée que j'ai manqué d'entendre cela de nouveau, parce que j'étais si ennuyée cet après-midi.
NARRATEUR.
Oh là là ! Quel dommage ! Laisse-moi réfléchir un moment... ... Oui ! Allons à la Bibliothèque de Glace ; et là, tu peux imaginer traversant le miroir et ce que tu pourrais trouver sur l'autre côté. [Il se lève, se déplace lentement vers Alice, doucement étreint sa main, puis se retourne et dit au public.] N'oublions pas qu'on ne devrait jamais juger les choses sur l'apparence... Au revoir ! [Rideau tombe. Le dramaturge Plagiatte et les acteurs aussitôt entrent sur scène des coulisses devant le rideau, et saluent le public.]
«ÉPILOGUE»
SCÈNE 1. La foire Saint-Ovide à la place Louis XV. À la fin de ce divertissement, Sartine quitte sa table et va faire un tour pour se dégourdir un peu ; il commence à rêver tout éveillé. Tout à coup, deux fantômes, en chemise de nuit et en bonnet de nuit, apparaissent comme par miracle environ dix pas devant lui ; celui-là à gauche est du feu abbé Guyot Desfontaines, et celui-là à droite est du vivant Voltaire.
«ABBÉ DESFONTAINES».
M. de Sartine, cet auteur est à peine un plagiaire ! Oui ; dans mon Nouveau Gulliver, lorsque l'envoyé de l'empereur de l'île des Bossus parle à Jean Gulliver, j'ai écrit : «Il nous répondit, que l'usage était parmi eux, de donner des titres à chacun, non selon ses qualités personnelles, mais selon les qualités qui convenaient à son rang et à sa profession. Par exemple, dit-il, lorsque vous parlerez aux ministres,
vous leur direz, votre Affabilité ; aux gens de guerre vous direz, votre Humanité ; aux administrateurs des Finances vous direz, votre Désintéressement ; aux magistrats de Cour, votre Intégrité ; aux Bracmanes de la suite de l'empereur, votre Science ; aux dames, votre Rigueur ; aux jeunes seigneurs, votre Modestie ; et à tous les courtisans en général, votre
Sincérité.»
«VOLTAIRE».
Et toi, M. l'abbé Desfontaines : tu es un maudit hypocrite !
«ABBÉ DESFONTAINES».
Hein !? [Puis d'un ton de dédain.] M. la Sincérité Voltaire.
«VOLTAIRE».
Pff ! Comme tu sais fort bien, dans Les Voyages de Gulliver, lorsque le roi de l'île de Brobdingnag, soi-disant l'Angleterre, parle à Grildrig — c'est-à-dire, le capitaine Lemuel Gulliver — M. Swift a écrit : «Je vois que les hommes n'y sont point anoblis pour leur vertu, que les prêtres n'y sont point avancés pour leur piété ou leur science, les soldats pour leur conduite ou leur valeur, les juges pour leur intégrité, les sénateurs pour l'amour de leur patrie, ni les hommes d'État pour leur sagesse.»
«ABBÉ DESFONTAINES».
Tiens ! tiens !... Le grand Hostoginam, lui-même ; c'est pas étonnant que je te fisse persona non grata dans mon île de Fou... [Sartine l'interrompt avec brusquerie.]
SARTINE.
Arrêtez de se chamailler ! [Les deux fantômes se regardent avec surprise.] Du reste, vous ne faites que m'embrouiller ! Je croyais que l'île Frivole fût une allégorie de la France : non pas l'Angleterre ?
«ABBÉ DESFONTAINES».
Si, la France ; c'est bien ça.
«VOLTAIRE».
Ou, à proprement parler, l'Île-de-France.
SARTINE.
Et,... la ville d'Esprit correspondait donc à Paris ?
«ABBÉ DESFONTAINES».
[À Voltaire.] Ma parole, Monsieur, cet éminent sergent de ville, ici présent, n'est pas lent à saisir ! [Sartine fronce les sourcils.]
«VOLTAIRE».
[À l'abbé D.] Exactement !... De toute évidence, dans son cas, c'est effectivement en forgeant c'est qu'on devient forgeron. [Sartine s'irrite.]
SARTINE.
Taisez-vous ; et surveillez vos manières ! Autrement, je vous enverrai chez la Bastille l'un et l'autre, [Les fantômes se regardent avec un air d'amusement ; puis regardent Sartine avec condescendance.] et cette fois, mes vauriens impudents, ni l'un ni l'autre ne considérerez votre séjour indéterminé là comme «insigne d'honneur»... ...
«VOLTAIRE».
[Saluant bas.] Monsieur, je me confonds en excuses.
«ABBÉ DESFONTAINES».
[Saluant bas.] Moi aussi, Monsieur.
SARTINE.
Bien ! Alors, où en étais-je ?... Parbleu ! J'ai perdu le fil de mes pensées... Peu importe. [Il hausse les épaules ; puis dit en manière désinvolte.] À mon jugement, toutes les satires ont de la valeur très limitée.
«ABBÉ DESFONTAINES».
Quoi !... Comment cela, Monsieur ?
SARTINE.
C'est que,... de telles œuvres ont peu ou pas d'effet perceptible : primo, sur le relativement petit nombre de gens qui les comprennent ; et secondo, sur la majorité des gens, soit parce qu'ils ne les comprennent pas, soit parce qu'ils sont complètement indifférentes aux folies et aux vices implicites... D'ailleurs, comme mes expériences en tant que le fonctionnaire supérieur de la magistrature et de la police me révèlent constamment, la vérité n'a besoin ni de broderie ni de vernis.
«VOLTAIRE».
Bien dit, M. de Sartine ! [Il lance un regard quelque peu sentencieux à l'abbé D.]
«ABBÉ DESFONTAINES».
Bôf ! C'est bien évident que Bastippo ne vous ramena pas à la raison par la manière forte en cet hiver de '26. Alors, [Il tire son épée.] en garde !
«VOLTAIRE».
[Tirant son épée.] Mon plaisir !
SARTINE.
Ciel !... Quels récidivistes ! [Tandis qu'il hoche la tête en désespoir feint, il se cogne contre un homme qui est pressé, et les deux fantômes se volatilisent ; il se retourne avec brusquerie ; puis : ] Éspèce d'idiot ! Qu'est-ce qui presse !?
[Reconnaissant tout à coup V. H., il pousse un grand soupir de soulagement.] Ah ! M. Haüy, nous revoilà !... De grâce, acceptez mes excuses profondes.
VALENTIN HAÜY.
Je vous assure, Monseigneur, que vous n'avez pas besoin de vous excuser ; je ne regardais pas où j'allais, car je suis hors de moi.
SARTINE.
[D'un ton d'inquiet.] Pourquoi donc, Monsieur ?
VALENTIN HAÜY.
Puisque je viens de témoigner une représentation singulière, qui me bouleverse et m'indigne à la fois... Regardez-là ! [Il point le doigt vers une estrade d'une hauteur de 1½ m., où huit violonistes et un bassiste, affublés de vêtements grotesques, coiffés de bonnets d'âne, et portant des énormes lunettes opaques, jouent la musique discordante devant une petite foule des gens apparemment excités, qui leur lancent des quolibets ; un dixième homme, affublé de façon similaire, qui est debout à califourchon un paon, bat la mesure.]
SARTINE.
Mais... c'est simplement un concert burlesque.
VALENTIN HAÜY.
Non ; absolument pas. C'est une honte pour notre pays ! Ces hommes-là sont des pensionnaires aveugles de l'Hospice des Quinze-Vingts.
SARTINE.
Quoi ! Tous ces déshérités-là, ont-ils servi dans nos armées pour l'honneur de la France ?
VALENTIN HAÜY.
Oui, Monseigneur ; c'est exact... Dès ce moment-ci, moi, je me jure de faire lire et écrire les aveugles pour leur rendre leur dignité !... Au revoir, Monseigneur. [Il salue en vitesse, puis se sauve. Sartine semble pensif pour un instant, puis parcourt ses alentours des regards, adopte un air résolu, et enfin se déplace vers la rue Royale.]
SCÈNE 2. L'avant-cour du palais de Versailles (dimanche). Alors que Sartine est sur le point de montrer dans son carosse, Thierry de Ville-d'Avray, premier valet de chambre du dauphin, s'approche de lui.
THIERRY.
Ah ! Monseigneur, je suis content que vous soyez encore là.
SARTINE.
Pourquoi donc, mon cher Thierry ?
THIERRY.
Puisque Monseigneur le Dauphin espère que vous voudriez avoir la gentillesse de l'accompagner autour le grand canal.
SARTINE.
Mon plaisir, Monsieur ; ce serait un grand honneur pour moi, comme d'habitude. Ah ! Un instant, je vous en prie. [Puis à Gros-Jean.] Tu peux t'éclipser : mais n'oublie pas de veiller au grain pour moi ! [Gros-Jean touche son chapeau en signe d'accord.] Excellent ! [À Thierry.] Maintenant, mon cher, dites-moi, comment vous portez-vous ?
THIERRY.
Je me porte bien, merci. Et vous,... [Les sons de leur conversation s'éteignent au fur et à mesure qu'ils marchent vers le canal.]
SCÈNE 3. L'allée autour du grand canal de Versailles. Le Dauphin et Sartine s'entretiennent alors qu'ils se promènent sans se presser ; quelques gentilhommes d'honneur les suivent à distance respectueuse.
SARTINE.
[Répondant à une question.] Oui, Monseigneur ; comme je viens de discuter avec M. Thierry, mon audience avec Sa Majesté et M. de Saint-Florentin était fort fructueuse. Mettant de côté nos affaires habituelles touchant la subsistance de la
Ville et ainsi de suite, l'article principal à l'ordre du jour était de vérifier notre réorganisation imminente de la compagnie du Guet.
DAUPHIN.
Oh ? Pourquoi a-t-il été nécessaire de faire cela, Monsieur ?
SARTINE.
Eh bien, Monseigneur, pour une raison ou une autre, le Guet constitué jusque-là n'avait pas la compétence nécessaire pour réaliser ses fonctions, ou aux Châtelets ou aux prisons de For-L'Évêque et de Saint-Martin. De plus, depuis cette catastrophe fort malheureuse et probablement évitable qui s'est passée à la place Louis XV — il y a environ quinze mois [Le dauphin adopte une brève expression de douleur.] —
alors que tout Paris fêtait votre mariage heureux, M. le prévôt des marchands et moi avons entrepris de définir plus étroitement nos responsabilités respectives pour la sécurité des braves gens de la Ville.
DAUPHIN.
Et, êtes-vous arrivé à compromis avec M. Bignon ?
SARTINE.
Je crois que oui, Monseigneur ; nos nouvelles mesures de précaution réussissent, à en juger par mes observations à la foire Saint-Ovide cette semaine.
DAUPHIN.
À la place Louis XIV ?
SARTINE.
Non, Monseigneur. La foire Saint-Ovide s'est installée à demeure dans la place Louis XV cette année.
DAUPHIN.
Euh,... Avez-vous trouvé quelque chose là d'attirer votre attention ?
SARTINE.
[D'un ton énigmatique.] Pas forcément, Monseigneur. [Il hausse légèrement les épaules.] J'ai assisté à une satire quelque peu quelconque contre les mœurs de la France dans les années quarante, mise sur fond d'un épisode qui s'est soi-disant passé au cours de la circumnavigation de l'amiral Anson.
DAUPHIN.
Ah ! J'ai aimé bien lire une relation de son voyage épique, d'un certain... euh,... docteur Walter, si je me souviens bien ? [Sartine hoche la tête en signe d'accord.] Mais, comme un bon Français, il va sans dire que je préfère beaucoup le
récit vivant de M. de Bougainville de son voyage récent autour du monde.
SARTINE.
Moi aussi, Monseigneur.
DAUPHIN.
Celui-ci paraît d'être le veritable livre du jour ?
SARTINE.
Tout à fait, Monseigneur ! [Ils partagent un sourire.]
DAUPHIN.
D'après ce que vous m'a dit à l'instant, je comprends que vous n'étiez pas trop impressioné par ce satire à la foire ?
SARTINE.
Non, Monseigneur... Cependant, pour être franc avec vous, il me faut admettre que j'ai y trouvé certains passages qui étaient plutôt déroutants. Cela dit, presque toutes ses piques satiriques pourraient être s'appliquées toutes aussi à l'Angleterre, à mon avis...
DAUPHIN.
Mmm,... Vous dites «presque toutes» ?
SARTINE.
Oui, Monseigneur. Il y avait certes l'imputation que notre Marine était «plus d'ornement que d'emploi», qui m'a frappé comme ayant plus qu'un grain de vérité.
DAUPHIN.
Et pourquoi vous dites cela, Monsieur ?
SARTINE.
Eh bien, Monseigneur, soient-ils à terre ou en mer, les militaires de nos armées ont constamment montré qu'ils n'ont jamais manqué la bravoure, même lorsqu'ils se sont
trouvés face à notre ennemi le plus invétéré. Et... [Le dauphin l'interrompt.]
DAUPHIN.
Excusez-moi mon interruption, Monsieur, mais je présume que vous voulez dire par là, «La perfide Albion» ?
SARTINE.
Oui, Monseigneur. Néanmoins, bien que l'Angleterre puisse être effectivement traîtresse — témoin sa conduite déshonorante en '56, sitôt avant le début de la guerre de Sept Ans [Le dauphin hoche la tête en signe d'accord.] — je doute fort que de tel attribut soit en soi une explication suffisante pour son hégémonie sur les mers.
DAUPHIN.
Dites-moi, Monsieur, vous vous intéressez aux affaires navales ?
SARTINE.
Non, Monseigneur ; pas particulièrement. Cela dit, mon feu père était extrêmement au fait de la Marine et du commerce d'Espagne et des Indes ; et mon beau-père et ancien tuteur, M. de Colabau, traite d'affaire de commerce maritime... Euh,... Mon petit doigt m'a dit que Monseigneur est bien informé de beaucoup d'aspects de la marine ?
DAUPHIN.
[Riant gentiment.] Quoi ! Monsieur, je suis certain que notre lieutenant général de police a mille «doigts» à sa disposition ! [Sartine sourit avec chaleur, mais avec juste un soupçon d'embarras.] Mais vous avez parfaitement raison. M. Ozannne m'a enseigné en tous les expressions maritimes essentielles, ainsi que les plans, les caractéristiques, et ainsi de suite, des différents types de navires...
SARTINE.
Euh,... Et la pratique, Monseigneur ?
DAUPHIN.
Dans une certaine mesure, oui. C'est-à-dire, il s'est servi des petites embarcations voguant sur le canal de me fournir des notions de manœuvre et de navigation... Mmm, petites. [Il soupire avec mélancolie.] C'est bien dommage qu'il n'y a plus des modèles réduits des grands bâtiments glissant sur le canal, comme au temps jadis, à cause de leur entretien très coûteux... Oui : quel dommage !
SARTINE.
Je suis bien de votre avis, Monseigneur. Ah oui ! [Puis d'un ton de rêveur.] Mmm,... Ça aurait valu bien la peine d'être vu. [Sur ces entrefaites, un silence d'environ trois minutes suit, alors que Sartine, mais non pas le dauphin, s'imagine
le tableau suivant : le canal est illuminé ; le roi Louis XIV, âgé de 48 ans, est assis dans une gondole avec quelques-unes dames ; plusieurs musiciens, installés sur un autre bateau, jouent l'Overture, la Symphonie pour Neptune et l'Air de Tritons de la musique du ballet dit Le Canal de Versailles d'André Philidor ; la Cour suit sur d'autres embarcations ; et cette compagnie entière glisse sur le canal en admirant un feu d'artifice. Puis, après environ trois minutes : ]
DAUPHIN.
[D'un ton malicieux.] Monsieur, je vous ennuie !?
SARTINE.
[Sortant de sa rêverie.] Oh ! Nullement, Monseigneur ; je me confonds en excuses, j'ai l'esprit d'ailleurs.
DAUPHIN.
[Souriant et levant un sourcil interrogateur.] Et cela pourrait être où, Monsieur, si ma question n'est pas trop indiscrète ?
SARTINE.
Ah ! Dans un sens spatial, Monseigneur, pas plus qu'à deux pas d'ici [Il point le doigt au canal.], mais dans un sens temporal, loin d'ici ; c'est-à-dire, je m'imaginais l'un de ces divertissements musicals sur le grand canal que votre
trisaïeul a accordé à la fin du Grand Siècle.
DAUPHIN.
Ma parole, Monsieur, il faut que vous ayez une imagination fertile ! [Il semble bien pensif pour un instant, puis lance un regard à sa montre de gousset et dit : ] Mmm,... Quoi qu'il en soit, hélas je crois bien que nous devrions mettre à fin de notre discussion intéressante ; Mesdames tantes bien-aimées m'attendent à souper.
SARTINE.
[Inclinant la tête respectueusement.] Très bien, Monseigneur. [Il fait ses adieux.]
SCÈNE 4. Le cabinet de M. de Sartine (lendemain) ; sa pendule marque 06 h 15. Sartine, vêtu en robe noire et coiffé à frimas, entre son cabinet et s'approche de sa fierté et sa joie.
SARTINE.
[Ouvrant l'armoire de glace, emplie de dizaines de perruques, il admire et manie sa collection avec plaisir visible pour trois minutes — fond sonore : la pièce de clavecin dite La De Sartine de Jacques Duphly. Puis il se dit à haute voix.] Au travail ! [S'asseyant à son bureau, il commence à parcourir les yeux consciencieux sur la masse de paperasses. Il prend un gros fichier et se lit son titre à haute voix.] «Édit du 16 septembre 1771 : La Réorganisation de la compagnie du Guet de Paris.» [Il sourit avec contentement.] ... ...
«APRÈS-PROPOS»
[Alors que la première partie des remarques de clôture est lue par une voix off, cinq scènes sont projetées sur un écran divisé, et une fanfare de chasse du marquis de Dampierre, Le bonsoir, est jouée sotto voce.
1° «Au nord-est» : Louis XV âgé de 11 ans, émerveillé, et trois de ses valets de chambre, qui jettent des regards éloquents sur le lit découvert du roi, sont debout dans ses appartements aux Tuileries (en février 1721) ; en sous-titres, pour le roi : Durant la nuit j'ai éprouvé un mal fort plaisant que je n'avais point encore senti.
2° «Au sud-est» : Trois laquais bastonnent François-Marie Arouet, dit Voltaire, près de l'hôtel du duc de Sully dans la rue Saint-Antoine, où le chevalier Guy-Auguste de Rohan-Chabot, penchant par la fenêtre d'un second carrosse dans la même rue, affiche un air de suffisance (en janvier 1726) ; en sous-titres, pour Rohan-Chabot : Ne frappez pas sur la tête ; il peut encore en sortir quelque chose de bon.
3° «Au sud-ouest» : Louis-Yves Aubry et son père, Louis-Rémy, dans le public de la Salle de spectacle de Montauban, où une affiche indique la Didon de Le Franc de Pompignan, portent la vue sur une jolie fille âgée de 15 ans (en janvier 1764) ; en sous-titres, pour le père : Oui, mon fils ; c'est bien Mlle Gouze.
4° «Au nord-ouest» : Joseph Boulogne, dit le chevalier de Saint-George, son violon à la main, et le capitaine Choderlos de Laclos, son libretto d'Ernestine à la vue et les larmes aux yeux, sont debout sur la scène du Théâtre de l'Hôtel de Bourgogne, où le public adresse diverses expressions d'acclamation vers Saint-George et celles de dérision vers Laclos (en juillet 1777) ; en sous-titres, pour Laclos : C'est de la confiture aux cochons.]
5° «Au centre» : Mme Olympe de Gouges (née Marie Gouze), le chevalier de Saint-George, la main prêt à dégainer son épée, et plusieurs Girondins font face à Jean-Paul Marat et sa troupe de sans-culottes armés, dans le salon de l'hôtel des Talma, rue Chantereine (en octobre 1792) ; en sous-titres, pour Mme de Gouges : Non, mon cher Saint-George ; ils sont simplement la pire espèce d'amphibie.]
VOIX OFF.
Eh bien, mesdames et messieurs,... que pensez-vous de «L'Affaire des perruques frivoles», pour ainsi dire ? Quoi ! Pas grande-chose jusqu'ici, dites-vous ? Peu importe : comme on dit, «La patience est mère de toutes les vertus» et «La vérité se fera un jour» ; et, à cet égard, il m'incombe d'exposer certaines considérations qui sont pertinentes aux quatre menues péripéties qui ont été mentionnées au début.
1° La puberté précoce de Louis XV a présagé ses propensions amoureuses tout à fait extraordinaires, qui, à leur tour, ont occasionné la dissipation disproportionnée de son temps et de son attention, d'habitude au détriment de la France, comme ces deux aspects devraient exemplifier. Premièrement : au début du dix-huitième siècle, la France était la nation la plus populeuse de l'Europe, et le français avait déjà
supplanté le latin comme la lingua franca des gens éduqués. Ainsi, la logique exige que le français aurait dû devenir la lingua franca du monde occidental. Mais, sa manquement aux affaires d'État, et la plus spécifiquement à celles de la Marine, ont entraîné : au départ, à la perte du Canada, suite à la fin de la guerre de Sept Ans en 1763 ; et par la suite, à la perte des États-Unis actuels, pas sans ironie, suite à la victoire de la marine française à la baie de Chesapeake en 1781. Et une conséquence inexorable de ces pertes a été que, pour le meilleur ou le pire, l'anglais est devenu la langue auxiliaire universelle. Deuxièmement : il était infidèle en
feuilleton dans ses vœux non seulement à sa femme, nettement ignominieux en soi, mais aussi, et beaucoup plus important encore, au bon Seigneur en Ciel — notamment parce que le roi de France était soi-disant Son image divine sur la Terre. En conséquence, il a légué à son petit-fils, le futur Louis XVI, aussi bien qu'à la France, non simplement un calice empoisonné mais un qui était fêlé, peut-être irréparable.
2° Par essence, le roturier Arouet a reçu sa bastonnade du chevalier de Rohan-Chabot parce qu'il a jugé bon de déroger à la règle établie, qui fondait sur le prétendu «pur sang bleu» de l'aristocratie. Toutefois, c'est discutable que cette bastonnade a eu un effet salutaire sur l'Histoire, étant donné que Voltaire, comme un célèbre homme de lettres, par la suite articulerait dans le fond la même perspective misanthropique et peu éclairée, comme ces deux «trésors de sagesse» se révèlent. D'abord, de 1756 : «Il n'est permis qu'à un aveugle de douter que les blancs, les nègres, les albinos, les Hottentots, les Lapons, les Chinois, les Amériques ne soient des races entièrement différentes.» Et puis, de 1766 : «Il est à propos que le peuple soit guidé, et non pas qu'il soit instruit, il n'est pas digné de l'être.»
3° L'œil lascif de Louis-Yves Aubry l'a amené à son mariage avec Olympe de Gouges. Ses experiences malheureuses à elle dans cette alliance sans amour, ajouté au rejet sans cœur par son père biologique, Le Franc de Pompignan, ont posé les fondements de sa conscience sociale très développée : et ainsi pour ses nombreux écrits variés prenant fait et cause pour les déshérités, qui ont culminé avec son chef-d'œuvre : la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Fort malheureusement, les préceptes mêmes qu'elle a articulé dans cette Déclaration retardaient l'égalisation des femmes, précisément parce qu'ils sont irréfutables ; et, comme dit le
proverbe, hélas, «Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire». D'autre part, à l'époque actuelle, une connaissance approfondie de sa vie, avec l'acceptation non équivoque de ces mêmes préceptes, fourniraient tout le monde à une mise en garde aux actions et à la sélectivité injustifiable des récits du passé : et partant une plus robuste balise d'espoir pour l'avenir.
4° Le dépit de Laclos, suite à la réception railleuse de son libretto Ernestine par la haute société, a incité en partie cet ingénieur doué à écrire son scandaleux roman épistolaire Les Liaisons dangereuses. Cette œuvre allégorique, symbolisant le péniblement lent viol de la France par les riches désœuvrées, était un échec complet, au sens de ne changer pas les cœurs et les esprits de ses contemporains : en partie à cause de sa structure nécessairement prolixe ; et en partie à cause de son substance même — c'est-à-dire, les lettres elles-mêmes ne contiennent aucunes informations utilisables ou constructives. Glissant en vitesse sur son essai radical et stimulant Des Femmes et de leur éducation, l'échec du susmentionné roman a incité Laclos — antérieur à et au début de la Révolution — à écrire la propagande, où ni le talent littéraire ni la vérité n'était une condition pour son objet : en effet, bien au contraire.
[Ad libitum : À ce stade, les premièrs scènes projetées sur l'écran divisé sont remplacées par d'autres qui illustrent les aspects suivants.]
Or, tout ça c'est bien beau, vous direz,... mais Sartine ? Hum ! À proprement parler, je ne devrais pas avoir besoin de dire que les faits se passent de commentaires : d'autre part, un bref résumé ne ferait vraiment pas de mal. Premièrement, étant scrupuleux, assidu, discret, plein de ressources, attentif aux déshérités et éclairé, Sartine était, presque certainement, le consommé fonctionnaire par excellence de
son époque ou, en effet, n'importe d'autre : soit-elle en France ou ailleurs. Deuxièmement, sa seule faiblesse, comme telle, quoique pas un talon d'Achille, était sa prédilection, voire son obsession, pour les perruques ; il ne menageait pas
ses efforts d'acquérir le dernier et le plus bel échantillon disponible, et en conséquence il en a possédé la plus grande collection d'Europe. Troisièmement, le dauphin et Sartine ont établi des relations suivies à la suite de leurs mesures
complementaires de redresser les suites graves d'un carnival — à la place Louis XV, le 30 mai 1770, célébrant le mariage du dauphin et de Marie-Antoinette — où, lors d'un grand feu d'artifice, un mouvement de foule dégénéré en folle panique, avec l'accompagnement de nombreuses victimes. Quatrièmement, depuis le moment même il était nommé comme ministre de la Marine, quatre ans plus tard, et nonobstant sa manque totale de l'expérience en affaires maritimes, Sartine travaillait étroitement avec Louis XVI à reformer une bonne partie de l'infrastructure de la marine française avec grand succès. Et enfin, comme l'écrit Jacques Michel avec perspicacité :
«... l'intime collaboration des armées navales et terrestres franco-américaines pendant le siège de Yorktown, [près de la baie de Chesapeake, en 1781], conduira en fin de compte à une paix victorieuse qui verra l'aboutissement de nos dessins essentiels : l'indépendance des États-Unis et l'abaissement maritime de l'Angleterre. Cette heureuse conclusion tient en majeure part à la valeur des forces navales dont Sartine avait su opportunément doter la France, ainsi qu'à la «logistique» appropriée dont il les avait entourées. Les Américains encensent beaucoup Lafayette et quelques autres Français, alors qu'ils doivent infiniment plus à Sartine.»
Or, avec ce résumé «fait et épousseté», je constate que l'affaire revient à son point de départ. En fait, tout bien considéré, il devient évident qu'il y aurait peut-être bien des avantages nets en prenant un vif intérêt aux perruqes... Cependant, avant vous commandez une perruque toute neuve pour vous-même ou votre bien-aimé(e) — et pourquoi pas !? — encore moins acceptez au hasard cette susdite thèse — une nouvelle sagesse reçue, pour ainsi dire — je vous conseille vivement de réfléchir sur l'édifiante note suivante... La musique du chevalier de Saint-George passait sous silence pour presque deux cent années, à cause du préjugé : soit-il musical, ou couleur, ou les deux. Puis, à peine avait-il sa musique réapparue de l'obscurité, que le chevalier était accordé l'épithète du «Mozart Noir». Mais, étant donné la préséance chronologique de la musique du chevalier, pourquoi pas celle du «Saint-George Blanc» pour Wolfgang Mozart ? Ou, infiniment mieux encore, étant donné que la vraie qualité de la production de n'import quel esprit est indépendante ou du sexe ou de la couleur, aucune épithète.
Alors, au moins une morale de ce film ? Eh bien, assurément la suivante : Cessez d'assaillir les esprits de la jeunesse — cette fleur fragile de l'avenir — avec des sagesses reçues, soient-elles du passé ou du présent, sinon peu ou rien de bon en sortira.
[Enfin, la musique de clôture du film : l'air de Jean-Frédéric Edelmann
dit La Marseillaise, joué sur un clavecin.]
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Die Verführerin von Wissen? [Ressources pluridisciplinaires pour des
lycéens anglo-saxons, y compris les pièces 1-10, 11 (Le Cinesi) et 12, manuscrits inédits, 1996-] ; voir [Home page].
Philidor, A. (1652-1730) : Le Canal de Versailles (Overture, Symphonie
pour Neptune et Air de Tritons ; trois extraits du ballet représenté à
Versailles le 16 juillet 1687) ; Virgin Veritas 7243-561778-2.
Playford, J. (1623-1686) : Air populaire (Mad Robin ex Playford's Dancing Master, supplément à la sixième édition, 1687) ; Amon Ra SDL393.
Shakespeare, W. (1564-1616 ; baptisé Gulielmus filius Johannes Shakspere
le 26 avril 1564 ; couché comme Will. Shakspear gent sur le registre de
sépulture le 25 avril 1616) : The Revenge of Hamlet Prince [of] Denmark,
c. 1595 (enregistrée sous le nom de Shakespeare au S. R. le 26 juillet 1602 ; cf., William Shake-speare : The Tragicall Historie of Hamlet Prince of Denmark, London, Trundell, 1603).
Smedley, W. T. : The Mystery of Francis Bacon, Londres, Banks, 1912.
Swift, J. (1667-1745) : Travels into Several Remote Nations of the World by Lemuel Gulliver..., Londres, Motte 1726 (révisé et réimprimé comme Gulliver's Travels, Londres, Faulkner, 1735).
Thomas, P. : A True and Impartial Journal of a Voyage to the South-Seas, and Round the Globe, In His Majesty's Ship the Centurion, Under the Command of George Anson, Londres, Birt, 1745.
Walter, R. (1716-1785) : A Voyage Around the World in the Years MDCCXL, I, II, III, IV. By George Anson, Esq.; Commander in Chief of a Squadron of His Majesty's Ships, Sent Upon an Expedition to the South-Seas..., Londres, Knapton, 1748 (réimprimé comme Anson's Voyage Around the World: In the Years 1740-1744, Santa Barbara, Narrative Press, 2001).
Walter, R. : Voyage autour du monde fait dans les années..., Amsterdam,
Arkstée et Merkus, 1749 (traduit par Élie de Joncourt).
[M. Arnaud Nader avait l'amabilité de répondre à mes questions diverses
sur la langue française, et M. Michael Donnan avait la patience de lire
le manuscrit et de corriger mes maladresses. Je les en remercie ici,
tout en précisant qu'ils ne sont en aucune manière responsable du
contenu, que j'assume entièrement.]