«LES BRÛLOTS ANGLAIS EN RADE DE L'ÎLE D'AIX (1809)» DE JULES SILVESTRE ;
CHAPITRE 7



VII.  LE LENDEMAIN DE L'ATTAQUE

La nuit du 11 au 12 avril avait été cruelle et pleine d'angoisses pour nos marins ; elle leur parut interminable. Ils la passèrent en manœuvres difficiles et périlleuses, parant les abordages, essayent de diriger leurs vaisseaux par des moyens de fortune, détournant les brûlots qui, une fois évités, allaient s'échouer et achever de se consumer sur les Palles ou au rivage d'Oléron ou de Fouras ; il y en eut qui arrivèrent jusqu'a l'embouchure de la Charente, même à Lupin. L'un d'eux vint atterrir à l'île d'Aix : c'était le brick l'Eneas ; il était intact, n'avait pas pris feu. Pas un homme à bord, rien que des cages pleines de volailles. Aucun de nos vaisseaux, en somme, n'avait été incendié.

Enfin le jour paraît. On se cherche, on se compte : tout nos navires sont là, nul ne manque à l'appel. Une joie indicible éclate parmi nos braves : leurs peines et leurs sacrifices n'ont pas été inutiles et le forfait britannique n'a pas atteint son but. À l'île d'Aix, on entoure le brick l'Eneas ; l'état dans lequel il se montre éveille les soupçons, on flaire un piège. Quelques homme se dévouent ; avec les plus minutieuses précautions ils montent à bord, inspectent, scrutent, fouillent doucement, et découvrent le secret de la machine véritablement infernale. On y a disposé des détentes dissimulées avec soin et, le pied venant à s'y appuyer, le brick doit sauter, avec tous ceux qui y sont montés (1). Comment qualifier ce procédé de guerre ? Le colonel Congreve ou tout autre qui l'invente, ceux qui en usèrent ne méritent-ils pas d'être voués à l'exécration de l'humanité ?

Donc, de notre côté, la joie fut grande. Elle fut de courte durée, car la rade présentait ce spectacle :

Le Foudroyant, qui porte le pavillon du contre-amiral Gourdon, et le Cassard, capitaine Faure, sont intacts. Ils ont dû sacrifier une partie de leur artillerie, mais leurs couleurs flottent haut à l'embouchure du fleuve, où ils se sont retirés.

Le Régulus est à flot. La Ville-de-Varsovie, l'Aquilon, le Calcutta, le Tonnerre, moins heureux, ont touché sur les Palles, y sont restés échoués, et présentent l'arrière au N. O., c'est-à-dire à la direction d'où peut venir une attaque.

Le Tourville, l'Hortense et la Pallas, qui ont pu s'avancer dans l'estuaire, sont proche de l'île Madame ; le Tourville est au plein.

L'Elbe est plus avant, vers l'embouchure de la Charente, le Patriote a réussi à aller mouiller dans le fleuve.

Sur la rive droite, on aperçoit la frégate l'Indienne engagée parmi les roches de la «pointe de l'Aiguille».

Des brûlots achèvent de se consumer à la côte, sur les Palles, à Fouras, et jusqu'au Port-des-Barques.

On peut encore estimer pourtant que rien n'est désespéré ; mais nos navires, livrés à leurs seuls moyens, — abusivement réduits, — ont vainement mis tout en œuvre, ont sacrifié une partie de leur artillerie même, sans réussir à se dégager : les masses échouées ont été allégées autant qu'on l'a pu, et n'ont pas remué. Pour comble de malheur, leur position d'échouage ne leur permettait pas, en cas d'attaque, ni de combattre avec chance de succès, ni de se secourir mutuellement, et les vaisseaux qui auraient pu les aider ou les défendre, notamment le Foudroyant et le Cassard, se sont éloignés dans la rivière.

Notre escadre est disloquée : il eût fallu là un chef plus intelligent, actif, ferme et dévoué à son devoir, sachant mettre à profit le flot, dès la première heure, pour rassembler ses navires en état de combattre et les mettre en ligne, face au danger. Bientôt des secours arrivent ; l'amiral Martin envoyait de Rochefort tout ce dont il pouvait disposer. Mais il semble qu'on avait perdu tout sang-froid et la rade restait ouverte à l'ennemi. Cependant celui-ci hésite à s'y aventurer ; à onze heures du matin seulement, il met à la voile, le cap sur l'île d'Aix. Pendant qu'il reste en panne pour observer nos mouvements, il peut voir le Foudroyant et le Cassard entrer plus avant encore dans le fleuve, ainsi que les autres vaisseaux et frégates encore à flot, abandonnant ceux qui sont échoués. À midi, l'Océan, le Foudroyant et le Régulus vont faire côte à Fourras, et à une heure la rade est vide de combattants libres de leurs mouvements.

Aucune crainte ne retient plus la flotte anglaise ; elle s'avance, et justement par cette route que Napoléon avait voulu lui fermer, par la «Longe de Boyard». À deux heures, seize de ses bâtiments s'approchent des Palles, en ayant soin de laisser entre eux et les batteries de l'île d'Aix l'enrochement de Boyard. Ils marchent hardiment contre quatre des nôtres, qui sont sur les roches, couchés sur le flanc et empêchés de se servir de ce qui leur reste de canons. Ils sont quatre contre une et dans quelles conditions !...

Le Calcutta est attaqué le premier, vers trois heures de l'après-midi. Les navires anglais qui l'entourent ouvrant sur lui un feu roulant, auquel notre vaisseau répond au moyen de ses pièces de retraite. Il réussit à soutenir ce combat, d'une inégalité monstrueuse, pendant deux heures.

Dans la nuit du 11, nous avons vu le Calcutta envahi par l'eau, les pompes ne franchissant pas, et le capitaine avait signalé sa détresse à l'amiral. Mais, à neuf heurs du matin, on avait repris courage, on s'était remis au travail. On n'avait encore obtenu aucun succès quand se produisit l'attaque pas trois frégates et deux bombardes anglaises, bientôt renforcées par deux vaisseaux. Pendant ce combat, le Calcutta, qui s'est allégé, est pris par le courant et abat sur bâbord, pour venir s'échouer de nouveau, non loin de l'épave du Jean-Bart, présentant cette fois l'avant à l'ennemi.

Le feu des Anglais redouble, les projectiles hachent les manœuvres et balaient le pont ; cette lutte disproportionnée n'est plus soutenable. Vers quatre heures, le commandant se décide à évacuer, mais comme il ne faut pas que le vaisseau reste aux mains de l'ennemi, le commandant en second y revient et y met le feu. L'équipage, empilé dans des embarcations, se rend le long du bord de l'Océan, sous le feu des Anglais et se met aux ordres de l'amiral, qui lui prescrit de remonter à Rochefort. Le jusant s'y oppose ; il faut débarquer à Fourras. Le commandant Lafon, blessé d'un éclat d'obus au bras droit et d'une balle à la jambe droite, aurait voulu continuer la résistance, mais l'équipage, démoralisé, s'était jeté dans deux canots et, sans écouter la voix des officiers, avait fait route à terre ; se voyant ainsi abandonné, Lafon se jeta dans sa baleinière, rejoignit les fuyards et les rallia sous son commandement. Il emportait le paquet des ordres confidentiels, qu'il remit à l'amiral, à bord de l'Océan, mais il avait eu soin de jeter à la mer son code de signaux, et dans le désarroi il perdit ses journaux et ses papiers.

À ce moment le pavillon français flottait toujours à la corne d'artimon du vaisseau. On a dit que Lafon l'avait amené sous le feu de l'ennemi ; la vérité, c'est que quelques embarcations anglaises, témoins de l'abandon du Calcutta, osèrent s'y rendre. Impuissants à éteindre l'incendie, mais pour corser leur bulletin de victoire, les Anglais descendirent nos couleurs et y substituèrent les leurs.

Dans le même temps, les vaisseaux la Ville-de-Varsovie et l'Aquilon sont attaqués dans les mêmes conditions que le Calcutta. Ils résistent jusqu'à quatre heures, mais sont réduits à capituler : ceux-ci, avouons-le, amènent leur pavillon et les équipages se rendent prisonniers. Les malheureux vaisseaux n'avaient eu, pour répondre à toute cette artillerie qui les foudroyait à demi-portée, que deux pièces de retraite qu'ils pussent utiliser, en raison de l'échouage. Maîtres de ces deux vaisseaux et les équipages transportés à leurs bords, les Anglais abandonnèrent leurs prises, en y allumant l'incendie.

C'est au cours de son transport sur le navire ennemi que le commandant de l'Aquilon, le capitaine de vaisseau Maingon, trouva la mort. Assis à la place d'honneur, dans l'embarcation anglaise qui l'emmenait, un coup de canon parti de son propre vaisseau lui causa une blessure dont il mourut le lendemain.

L'Aquilon, à peu près sans moyens de résister à l'ennemi qui l'entourait et le criblait de boulets, avait voulu sauver son équipage et, à cet effet, avait réclamé de l'amiral ses canots pour évacuer. Allemand répondit à son signal par celui, — toujours le même, — de «liberté de manœuvre», mais n'envoya aucune embarcation. Il avait encore, cependant, le long de son bord, une trentaine de chaloupes et canots de l'escadre, mais qui étaient retenus et qu'on remplissait de choses en vue de l'abandon du vaisseau-amiral ; car on pensait à évacuer l'Océan et à le brûler, comme l'écrivit l'amiral au préfet maritime le 12 au soir. C'est pour ce motif que les canots étaient confisqués et qu'on y embarquait les effets personnels de l'amiral : il était même ordonné de faire feu sur ceux qui s'éloigneraient sans ordres, et dans la baleinière, toute prête à recevoir le commandant en chef, se tenait l'aspirant Duperroy (2), chargé d'allumer le feu à bord, dès l'évacuation faite.

L'incendie qui dévorait l'Aquilon et la Ville-de-Varsovie finit par les alléger ; ils partirent en dérive, et le vent et le courant les portèrent dans la direction de notre vaisseau le Tourville.

Par une étrange aberration, celui-ci croit y voir deux brûlots anglais qui vont l'atteindre. Il est échoué et fait eau de toutes parts, son grand mât est tombé, il n'a aucuns moyens de se relever ni de se défendre. La nuit est venue le ciel est couvert et sombre, le vent est violent, la mer furieuse ; il ne dispose que de deux embarcations pour détourner ce qu'il prend pour d'énormes brûlots et la panique règne à bord. Alors le commandant Lacaille assemble en conseil ses officiers et les maîtres chargés ; il y appelle aussi le capitaine de vaisseau Le Bozec, du Jean-Bart, déjà perdu (3), et qui s'est réfugié sur le Tourville. D'un avis unanime, on décide qu'il ne reste plus de chance de salut pour le vaisseau, qu'il faut l'abandonner en l'incendiant, et assurer le salut de l'équipage. Cette détermination est signalée à l'amiral, qui autorise l'abandon et la destruction de l'épave, et l'on jette alors dans les deux canots ce qu'ils peuvent porter.

On a pourtant quelque espoir encore ; on essaie de se maintenir à portée du vaisseau pour y remonter s'il échappe aux prétendus brûlots ; mais le vent et le courant sont plus forts que les rameurs, les canots sont entraînés par le flot sur l'île Madame ; le commandant peut monter un instant à bord de l'Hortense ; mais on se laisse aller ensuite jusqu'au Port-des-Barques, où l'on met pied à terre.

Dans cette nuit du 12, le spectacle que présenta la rade ne fut pas moins terrifiant que la veille. Ce ne sont plus les brûlots qui éclairent la scène, mais nos vaisseaux en feu, la Ville-de-Varsovie, l'Aquilon, et le Tonnerre. Des poudres sont restées à bord de ce dernier vaisseau ; l'incendie les atteint, elles font explosion ; une immense gerbe de feu s'élève, inonde le ciel de clarté et retombe sur la frégate l'Hortense, où toutes les pompes ont peine à éteindre les foyers qu'elle allume de tous côtés.

Jean Besnard, de Rochefort, canonnier de marine, qui se trouvait embarqué sur le Foudroyant et dont les lettres ont été communiquées par sa famille à la Société de Géographie de Rochefort, décrit ainsi ce tableau :

«À trois heures et demie du matin, les Anglais mettent le feu aux vaisseaux l'Aquilon et le Tonnerre ; les tourbillons de flammes et de fumée qui sortent de leurs flancs ressemblent à l'éruption d'un volcan. Le feu dessinait les mâts, les cordages et la forme des vaisseaux ; les canons, s'enflammant par l'action de l'incendie, tiraient de distance en distance ; les brûlots échoués éclairaient la scène, représentant plusieurs magnifiques feux d'artifice. D'abord on voyait dans le lointain un jet de fumée blanche, les mâts se noircissaient, les sabords rougeoyaient, et au bout de quelques minutes tout s'effondrait dans la mer.

«Sur ce fond de vapeurs embrasées se découpaient en ombres chinoises écarlates le Port-des-Barques et Fourras. Des traînées de feu, brisées par l'oscillation des vagues, s'allongeaient sur la côte, semblables à ce moment à une vaste nappe de punch ; les flammes s'élevaient à une hauteur prodigieuse, rouges, bleues, jaunes, vertes, selon les matières qu'elles dévoraient ; quelquefois une phosphorescence plus vive, une lueur plus incandescente éclatait à droite ou à gauche du spectateur ; des milliers de flammèches volaient en l'air comme les pluies d'or et d'argent d'une bombe d'artifice et, malgré la distance qui nous séparait des brûlots, on entendait le crépitement de l'incendie».

Un témoin, dont l'écrit anonyme nous est resté, dit que les explosions furent si fortes qu'on les ressentit vivement à Rochefort. Dans les campagnes environnantes, jusqu'à Saintes, on crut d'abord à un tremblement de terre ; mais bientôt le bruit des canons et les feux qui éclairaient tout l'horizon dans la partie de l'Ouest ne laissèrent plus de doutes sur l'attaque de notre escadre par les Anglais.

Effrayée, la population de Rochefort courut en foule sur les remparts, d'où se distinguaient mieux les feux de la rade ; dans quelques communes des environs on sonna le tocsin, on battit la générale et l'on s'arma de tout ce qui tombait sous la main pour être à se porter sur tel point de la côte qui serait menacé par l'ennemi. Dans la ville, les gardes d'honneur de l'Empereur (4) et les compagnies d'élite de la garde nationale prirent les armes.

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[Notes de bas de page.]

1.  La mèche éventée, on débarrassa l'Eneas de tous ses engins meurtriers et, par la suite, le brick fut réarmé sous notre pavillon.

Besnard rapporte que «sur les vases du Port-des-Barques on a relevé une machine infernale qui n'avait produit aucun effet; la première personne qui serait montée à bord devait, en posant le pied sur le pont, faire partir une mécanisme qui aurait communiqué le feu à plusieurs matières détonantes; de là une explosion terrible. La cale était remplie de vieilles ferrailles, de vieux canons chargés jusqu'à la gueule; enfin c'était un composé de tout ce que l'on peut imaginer de plus destructif. Ils furent bien inspirés, ceux qui, les premiers, découvrirent cet arsenal de destruction, de s'abstenir de monter à bord; ce fut par la poulaine que l'on s'introduisit sur le pont pour enlever la planche à bascule qui devait donner le mouvement au mécanisme».

2.  [Note de l'éditeur.  Dans une copie annotée d'un report de vice-amiral Allemand à Napoléon (voir «Les documents justifactifs [1]»), le capitaine de vaisseau Lucas écrit ce nom-ci comme «Duperré» : donc, on présume que cet aspirant de première classe est Jean-Philippe Duperray (né à Bruyère en 1789) plutôt que Jean Duperre (né à Versailles en 1795).]

3.  Le Jean-Bart, de la division de Brest, naufragé sur la pointe des Palles.

4.  Organisées l'année précédente (1808), à l'occasion de la visite de Napoléon.


«Les Brûlots anglais en rade de l'île d'Aix» :
Index et Carte ; Lexique ; Chapitre 8

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]