«LES BRÛLOTS ANGLAIS EN RADE DE L'ÎLE D'AIX (1809)» DE JULES SILVESTRE ;
CHAPITRE 12
XII. L'EXÉCUTION
Le 9 septembre, le jugement lu aux quatre capitaines de vaisseau, à une heure trois quarts du matin, dans la salle des séances du Conseil, on procéda immédiatement à son exécution.
Clément de la Roncière étant déchargé de l'accusation portée contre lui, son épée lui fut remise par le président et il reprit son entière liberté.
Proteau, également acquitté, rentra lui aussi en possession de son épée, mais fut retenu pour subir les arrêts.
Lacaille conduit dans une chambre joignant la salle du Conseil, le président Bedout y procéda à sa dégradation de la Légion d'honneur, et il fut maintenu prisonnier à bord l'Océan, ainsi que Lafon réservé pour le supplice.
Pour ce dernier, condamné à la peine de mort, des dispositions particulières, naturellement, devaient être prises, ainsi, d'ailleurs, que pour Proteau et Lacaille. C'est pourquoi L'Hermitte s'empressa d'écrire, séance tenante :
«Le général rapporteur et procureur impérial près le Conseil de guerre maritime requiert M. le V. A., préfet du 5e arrondissement maritime que le présent jugement relatif aux condamnés Proteau et La Caille soit exécuté selon sa forme et teneur, et au condamné Lafon, qu'il soit aussi mis à exécution dans le délai prescrit par l'art. 74 du décret impérial du 22 juillet 1806». (1)
Aussitôt, le préfet maritime donna ses ordres au chef militaire de la marine, le capitaine de vaisseau Quérangal (2), pour que l'exécution de Lafon eût lieu le même jour, 9 septembre, à quatre heures de l'après midi. Il fut ordonné au colonel du 3e régiment d'artillerie de former un détachement de cent
cinquante hommes en grande tenue, commandés par un capitaine et un lieutenant, «qui devront être rendus à trois heures et demie à bord du vaisseau-amiral
l'Océan, pour se ranger en bataille sur les passavants, conformément aux ordres qu'ils recevront de l'officier-major de la marine, pendant l'exécution du sieur Lafon, condamné à la peine de mort par jugement du Conseil de guerre extraordinaire.
«Il sera commandé douze bons sous-officiers, canonniers de première classe, qui seront chargés de fusiller le condamné ; un sous
ajutant du corps d'artillerie de marine commandera le mouvement. Il sera destiné, de plus, huit hommes sans armes, chargés de transporter le corps du supplicié à l'hôpital après l'exécution. Le tambour ne battra pas dans le port».
Mais, le régiment d'artillerie ne disposant pas d'un nombre d'hommes suffisant pour compléter l'effectif de cent cinquante, fixé par les ordres du préfet maritime, on dut recourir à d'autres corps, notamment à la compagnie d'ouvriers d'artillerie, qui eut à fournir
cinquante hommes commandés par un officier.
M. de Villedon, capitaine de la gendarmerie impériale, reçut l'ordre de faire prendre les armes à tous les gendarmes maritimes, à l'effet de se rendre, sous le commandement d'un maréchal-des-logis et en grande tenue, à bord de
l'Océan pour assister à l'exécution.
Le commissaire de l'hôpital de la marine fut prévenu qu'aussitôt après sa mise à mort, Lafon serait
transporté à l'hôpital et serait enterré «sans aucuns honneurs».
Tandis que se prenaient toutes ces dispositions et d'autres encore dont nous passons les détails, — par exemple la désignation de quatre couples de forçats du bagne pour mette en bière le corps du supplicié et le descendre à terre, l'installation du cercueil sur le gaillard d'avant, du drap mortuaire et du brancard, — Lafon, Proteau et Lacaille étaient tenus enfermés ensemble dans une chambre du bord.
Lafon, avec un calme et une liberté d'esprit, qui ne se démentiront pas jusqu'à la dernière minute, et dont Proteau et Lacaille se souviendront en restant par la suite les amis de sa veuve et de son fils, Lafon écrit ses derniers adieux à sa famille, à ses amis, et son testament.
Il nous a été donné d'en lire les originaux et ce n'est pas sans émotion que nous avons parcouru ces pages tracées d'une main si ferme.
À deux heures du matin, quand il vient d'entendre la lecture de l'arrêt qui le condamne à mourir honteusement, il écrit à sa femme :
«A bord, le 9 septembre 1809, à deux heures du matin,
«Ma chère et adorable épouse, les bourreaux m'ont condamné à la mort. Il ne faut pas les oublier ; je te retrace leurs noms : Bedout, Maureau, Tourneur, l'imbécile Barbier, Plassan, de Bordeaux, Lévêque, Krohm et l'imbécile Polony (3). Voilà les noms infâmes qui se sont déshonorés en prononçant un jugement aussi infâme, qui te prive d'un époux, et mon cher fils d'un père, qui n'a jamais désiré que votre bonheur.
Recevez tous deux mes adieux et soyez bien persuadés que je meurs victime. Je
vais au trépas sans craindre la mort. J'ai remis à M. Proteau, capitaine de vaisseau, une lettre. Sous ce pli, sont mes dernières volontés, du peu de fortune que je laisse à ma chère épouse et à mon cher fils... Je quitte la vie
sans regret, espérant que vous serez heureux après ma mort.
«O mon cher fils ! que je suis charmé que tu aies été avec moi ! Tu seras toujours persuadé que je me suis bien comporté dans le combat du 12 avril et que je suis victime de cette malheureuse journée.
«Je recommande à mon cher fils de soutenir, d'aimer et consoler sa bonne mère, et de se rappeler que l'ambition d'avoir un grade m'a conduit à la mort. Il paraît que l'Être suprême l'ai voulu ainsi. Je me résigne à sa sainte Volonté.
«Adieu, mes bons amis (ma femme et mon fils). Je ne vous verrai plus ; je vais devant vous attendre. J'espère qu'un jour nos âmes seront réunies et nous serons plus
(heureux) dans l'autre monde, lorsqu'il plaira à l'Être suprême de nous rallier dans son paradis.
«Mon fils, si tu sers ton pays, rappelle-toi toujours (que) l'honneur est
préférable à la vie, et de continuer d'être bon fils, comme j'ai été bon père et bon époux. Répare l'injustice que
j'éprouve en servant ton pays avec honneur. Il fallait dans cette affaire du 12 une victime ; c'est moi que l'on a choisi. J'ai eu quatre voix pour être acquitté, qui sont : Krohm, Maureau, Lévêque et Plassan. Il ne faillait que la voix de l'infâme Bedout. C'est lui qui m'assassine. Voilà le rapport que j'apprends dans le moment. Ma rentrée dans la marine par la voie de l'empereur m'a donné beaucoup de jaloux et d'ennemis,
surtout Decrès.
«Consolez-vous, ma chère famille que j'ai toujours aimée, ô ma femme, ô mon fils et Désirée ! Qu'il m'est doux d'emporter vos regrets ! Je vous dis adieu pour toujours, ainsi qu'au peu d'ami que j'ai. Adieu à la famille Mêmes. J'espère que
tu recevras des consolations de notre ami M. Perrin et de son épouse. Tu dois supporter tous tes chagrins, chère épouse, avec
beaucoup de peine ; mais nous sommes tous mortels. C'est l'arrêt de notre destinée. Recommande à ton fils beaucoup de prudence et de courage pour rester auprès de toi. Si je n'étais pas époux et père je ne regretterais pas la vie. Je vais recevoir la mort avec courage, en emportant les regrets d'une femme et d'un fils que j'ai toujours chéris.
«Je vous embrasse pour la dernière fois, en te désirant, ainsi qu'à notre fils, s'il est possible, de passer le reste de vos jours les plus heureux. C'est le plus sincère de mes désirs.
«Adieu, adieu. Reçois mille baisers de ton malheureux époux.
«J. B. Lafon, victime.»
«Les lâches sont connus : Allemand, Gourdon et Faure, trois lâches qui commandaient l'armée, et qui ont fui devant l'ennemi et nous ont sacrifiés — ainsi que cinq membres de l'infâme Conseil de guerre, surtout Bedout, qui, seul, pouvait me mettre toujours au rang des braves.
«J. Lafon.»
«Le 9, à trois heures trois quarts.
«A quatre heures et demie, je ne serai plus de ce monde. Chère épouse, reçois mes derniers adieux ; nos âmes se réuniront.
Prends courage, chère épouse ; ton mari n'est pas déshonoré, il est victime de la haine de ses ennemis.
«J'apprends que mon cher fils a un congé : ne le laisse pas dans l'inaction, qu'il se sorte d'affaire pour soutenir cette mère qui n'a plus d'époux.
«Adieu pour toujours. Je me présente à mes bourreaux avec la fierté d'un brave militaire. Je t'embrasse pour la dernière fois, ainsi que notre fils. Rappelez-moi à votre souvenir.
«La victime,
«J. Lafon.»
«Le petit mousse ne m'a pas quitté qu'après ma mort» (4).
Comme il achevait cette lettre, un bruit de pas se fit entendre à la porte de la chambre, et un bruit d'armes : Lafon comprit que sa dernière heure était venue. Avant qu'on n'ouvrît la porte, il s'était levé et, s'adressant à Proteau, il lui remit deux plis cachetés : «Cher ami, lui dit-il, remets toi-même ces lettres à ma veuve. — Je le jure», répondit Proteau. Ils se serrèrent les mains, puis tombèrent les bras l'un de l'autre.
Ému jusqu'aux larmes, Proteau s'écria : «Tu vas à l'immortalité ; moi, je reste ici avec la rage qui me dévore, par les flétrissures injustes qui nous accablent tous les trois».
Se retournant, Lafon embrassa Lacaille, et il s'avançait vers l'officier commandant le piquet qui devait le conduire au lieu du supplice : «Monsieur, lui dit-il, je suis à vous Marchons». Il était trois heures quarante.
Sur le pont, était le greffier, qui relut au condamné le jugement de la veille. On oubliait de le dégrader : comme on s'approchait pour lui lier les mains et lui bander les yeux, Lafon repoussa les agents et, arrachant ses épaulettes, il les lança par-dessus le bord. Alors, regardant en face le peloton
d'exécution, lui-même commanda le feu.
«Frappé de neuf balles, il tomba. Quand la fumée se fut dissipée, au milieu du silence et de la stupeur générale, on eut la douloureuse surprise d'apercevoir la triste victime soulevée sur le coudre, dans une mare de sang. Pas un mot, pas un
ordre ne fut prononcé. On oublia le coup de grâce et Lafon retomba sur le pont.
«À cet instant et à la faveur de l'émotion qui paralysait la plupart des témoins de ce drame, sans qu'on ait jamais su comment cela put arriver, six marins se saisirent du corps de leur capitaine et l'emportèrent à
l'hôpital où il ne tarda pas à expirer» (5).
Un témoin, dont les souvenirs manuscrits sont passés sous nos yeux, donne cette autre version :
«J'étais présent à l'exécution, a-t-il écrit, et par ordre ainsi que tous les autres aspirants en service au port de Rochefort ; Lafon est mort avec la plus grande fermeté. Il se dirigea d'un pas ferme vers le détachement, écouta avec calme la lecture du jugement, puis vint se placer sur le gaillard, près de la bière, qu'il repoussa un peu du pied
et vers laquelle il pencha le corps. Il était en bras de chemise, sans cravate et en culotte de casimir blanc, dont les boucles étaient enlevées ; bas de soie blancs. Il tomba sur le coup, les armes étant tirées de très près».
On a vu que des forçats avaient été chargés de la mise en bière. Le corps une fois à terre, les artilleurs de la marine le portèrent à l'hôpital. Pendant le trajet par la ville, le convoi fut escorté par quatre gendarmes, pour écarter la foule et «veiller à ce qu'il ne soit mis aucun obstacle au
transport». Précaution bien inutile, a écrit le témoin déjà cité, car il n'y eut pas de foule, au contraire ; la ville était dans la plus grande tristesse et la majeure partie des habitants s'en étaient éloignés pour ne pas entendre le feu du peloton.
Quelle version est la vraie ? Il est un fait certain, toutefois, c'est la déclaration du décès à
l'état-civil, qui n'a été faite que le 12 septembre, par un gardien et le vaguemestre, Pitard et Dumon, qui ont déclaré que «Baptiste Lafon était décédé à l'hôpital de la marine, le 9».
Quant aux funérailles, nous avons encore le récit de M. Julien Lafon, d'après les souvenirs de son père, alors aspirant au port de Rochefort.
Le 9 septembre, à sept heures du soir, dit-il, c'est-à-dire trois heures après l'exécution, le fils de la victime reçut avis de la préfecture maritime de se rendre le lendemain matin, à sept heures, au cimetière de la marine, où devait se faire l'inhumation. Le jeune aspirant se trouvait alors avec sa mère à l'hôtel de la poste, chez Aloude. Il se
rendit à l'invitation. Le cercueil était déjà descendu dans la fosse. À la porte du cimetière, deux marins gradés l'attendaient, qui le conduisirent vers l'amiral Martin, venu au-devant de lui. Le préfet maritime lui serra les mains, l'embrassa
affectueusement et le mena au bord de la fosse. Là se trouveraient déjà deux autres officiers.
Un moment silencieux, Antoine Lafon tomba à genoux sur la terre fraîchement remuée et, le visage caché dans ses mains, il éclata en sanglota ; puis, brusquement, il se redressa, d'un geste violent et rapide il tira son sabre
du fourreau, en brisa la lame sous son pied et en jeta les débris sur le
cercueil. Profondément remué, l'amiral s'approcha et, avec un geste d'affectueuse pitié, appuyant la main sur l'épaule du malheureux jeune homme : «Courage, mon enfant, lui dit-il. J'étais l'ami de votre père, — ne suis-je pas le vôtre ? Votre pauvre mère vous attend, allons auprès d'elle. Vous pourrez partir ce soir ; je serai là pour lui exprimer mon amitié».
En effet, Mme Lafon et son fils se mirent en route pour Bordeaux le jour même, à quatre heures. Beaucoup d'officiers, tous les aspirants avaient tenu à
venir leur apporter leurs témoignages d'intérêt et de respect et, à ce moment, l'amiral remit à la veuve un coffret en cuivre dans lequel était enfermé le cœur du capitaine de vaisseau Jean-Baptiste Lafon.
Avec le ministre qu'était Decrès, de telles manifestations étaient dangereuses ; le comte Martin, vice-amiral, préfet maritime, ne tarda pas à s'en apercevoir : il fut mis d'office à la retraite l'année suivante.
Les restes du commandant Lafon reposent ignorés dans la cimetière de la marine ; pas une pierre, pas même une croix de bois n'en marquent la place ; son cœur a été déposé dans le tombeau de famille à Bordeaux.
Lacaille se vit imposer la résidence au château d'Oléron avec l'île pour prison.
Au témoignage de l'amiral Martin, rapporté par le capitaine de frégate Pouget, son petit-fils, Lacaille était un brave et l'avait maintes fois prouvé. Qu'on juge, par là, de l'état moral de nos marins, en ces lamentables circonstances, et on s'expliquera mieux comment des réputations bien acquises ont pu sombrer en ces tristes journées.
Proteau, ses arrêts subis, quitta la marine et passa dans l'armée de terre avec le grade de colonel. Il fut nommé général de brigade le 5 novembre 1813, et commandeur de la Légion d'honneur le 5 avril 1814. Le gouvernement des Bourbons le fit chevalier de Saint-Louis et le décora du titre de vicomte.
Une grande iniquité a été commise à Rochefort en 1809, peut-être dans l'affolement que causa l'affaire des brûlots.
Sur quels noms doit-on en faire retomber le poids ? On le sait aujourd'hui, on le savait même il y a cent ans. Ce n'est point l'heure ni le lieu d'entamer ce procès, mais nous devons mettre hors de cause l'empereur Napoléon ; il
suffira, pour cela, de rapprocher quelques dates.
Nous avons vu que l'empereur avait quitté Paris le 13 avril, à quatre heures et demie du matin, sans rien savoir de l'affaire des brûlots, pour aller se mettre en campagne contre l'Autriche. Quand il en apprend la nouvelle, il est au camp d'Ebersdoff et c'est là qu'il signe, de confiance, le décret du 2 juin proposé par le ministre Decrès, qui constitue le Conseil de guerre.
Dans le courant du mois de juin, il est occupé par la préparation de ses opérations
à Schönbrunn, qu'il quitte le 1er juillet pour porter son quartier général dans
l'île Lobau.
Le 5, c'est la victoire d'Engensdorf ; le 6, celle de Wagram.
Du 7 au 12, il parcourt Wolkersdorf, Wilfersdorf, Laab, pour arriver à Znaïm, où
il reçoit des Autrichiens, le 11, à minuit, des propositions d'armistice, qu'il
accepte le 12, et le 13 il se met en route pour rentrer à Schönbrunn, où il demeure,
négociant sur le pied de guerre, jusqu'au 30 août.
Le 31, il part pour Raab et
revient ensuite à Schönbrunn, où il demeure jusqu'au 7 septembre.
Le 8 septembre, il traverse le Danube et va passer en revue le corps d'armée de
Marmont.
Le 15, il commence une tournée en Moravie, va visiter le champ de bataille
d'Austerlitz et revient à Schönbrunn le 19.
Dans les préoccupations de la campagne aussi audacieuse qu'heureuse qu'il mène contre l'Autriche, il a perdu de vue l'affaire des brûlots de l'île d'Aix. Mais il s'en souvient alors et il écrit à Decrès, de
Schönbrunn, le 23 septembre : «Je suis surpris que vous n'ayez pas envoyé toutes les pièces. Faites-les donc imprimer sans retard dans le Moniteur, quelques choses qu'elles contiennent».
Napoléon attendait encore, quand le 4 octobre, il disait à Berthier : «On n'a donc pas encore de nouvelles de Rochefort ? Vous ne savez donc rien ? Quand donc ce Conseil de guerre se réunira-t-il ?»...
Et Lafon avait été fusillé près d'un mois auparavant.
La cause est entendue, n'est-ce pas ? N'y insistons pas.
On pourrait, pensons-nous, établir un parallèle assez curieux entre le sort de Renaudin et celui de Lafon, tous deux officiers du port de Rochefort, tout deux acteurs en des événements qui présentent une réelle identité, au moins dans la conduite de chacun de ces capitaines devant l'ennemi ; encore faut-il observer que Lafon sauva la plupart de ses blessés et que son vaisseau, s'il ne coula pas, comme
le Vengeur, sous les yeux des Anglais, du moins ne fut pas pris par ceux-ci et ne leur laissa pas de prisonniers.
La Convention accueillit avec enthousiasme et combla d'honneurs les quelques
hommes qu'avait sauvé le vaisseau Le Révolutionnaire et q'il avait débarqués à Rochefort le 4 juin 1794. Ils furent appelés à Paris, acclamés sur les boulevards, portés en triomphe, chantés à l'Opéra. Quant à Renaudin, il fut fait contre-amiral.
Nous savons le sort fait à Lafon.
Une fois rendu et exécuté le jugement de ce tribunal, qu'on a appelé «une commission ministérielle arbitraire», l'Empereur, qui s'étonnait qu'on n'eût pas fait connaître, comme il l'avait ordonné, toutes les pièces du procès, écrivit au ministre de la Marine, de
Schönbrunn, le 23 septembre (6):
«Non seulement il faut faire mettre dans le Moniteur la sentence rendue par le Conseil de guerre de Rochefort, mais encore y mettre toutes les pièces du procès, telles qu'auditions de témoins, débats, discours du rapporteur, pièces des défenseurs officieux, etc., etc.
»Je suis surpris que vous ne m'ayez pas envoyé toutes les pièces de ce procès. Faites-les donc imprimer sans retard dans le Moniteur, quelques choses qu'elles contiennent».
Il fallut obéir. Le Moniteur du 11 octobre 1809 et ses suppléments rendirent compte du procès : on y fit figurer des très nombreux, — rapport, acte d'accusation, etc., jusqu'aux journaux de bord. Mais là encore, le ministre abusa de la confiance de l'empereur, évidemment de bonne foi, en tronquant des documents, notamment le journal du Tourville, que commandait Lacaille : entre la pièce originale et la rédaction du Moniteur il existe de notables différences ; on a altéré le Journal en des parties essentielles et c'est ainsi qu'on a supprimé ce qui a trait à la réunion et à la
décision du Conseil tenu à bord. On chercherait vainement aussi les dispositions des témoins à
décharge, la défense des accusés et quoi que ce soit qui leur fût favorable. Nous ne croyons pas calomnier le ministre en pensant et en disant qu'il a jugé prudent de dissimuler certaines pièces du dossier, susceptibles de
compromettre lui-même ou quelqu'un de sa coterie, et de ne publier que celles qui étaient de nature à faire croire à l'entière culpabilité des malheureux capitaines sacrifiés et à rejeter sur eux la responsabilité du désastre.
Cette manière de faire put ne pas être révélée tant que dura l'Empire et, conséquemment, la puissance du duc Decrès ; mais, en 1814, le successeur de celui-ci au ministère, ayant été amené à examiner le dossier, y trouva, quelque expurgé qu'il eût été, matière à révision. Une commission fut
nommée, sous le présidence de l'amiral Truguet, alors préfet maritime à Rochefort. L'enquête dura deux mois, ses conclusions furent favorables aux victimes ; mais les
Cent Jours ramenèrent Decrès au ministre, et lorsqu'il le quitte, à la chute définitive de l'Empire, on ne retrouva pas plus ce dossier que le
précédent.
Que sont devenus ces documents ? On a pu les brûler ; mais heureusement, si Lafon était
mort, si Proteau pourvu, il restait Lacaille, qui avait gardé ses papiers.
En 1816, Lacaille reprit son instance, et la loi ne permettant pas la révision, une Ordonnance royale, en date du 9 octobre, lui accorda des lettres spéciales de réhabilitation, enregistrées par la Cour royale, en séance solennelle. Il fut réintégré dans son grade et, comme il demandait son admission à la retraite, elle lui fut accordée avec le maximum de la pension attribuée aux capitaines de vaisseau.
Quelques mots s'imposent encore comme suite et fin de notre étude.
On a vu qu'après l'affaire des brûlots ce qu'il restait de l'escadre Allemand — sept vaisseau et trois frégates — s'était réfugié dans la Charente. Tous remontèrent jusque dans le port de Rochefort pour y être réparés, pendant que, toutefois, le
Triomphant, le Régulus et le Tourville, celui-ci toujours sous le commandement de Lacaille, demeuraient fièrement face à l'ennemi et lui fermaient l'accès
du fleuve, avec l'aide des frégates l'Elbe, la Pallas et l'Hortense.
Le brave amiral Martin, préfet maritime, ne négligea rien pour la sûreté du port et des rades et sut maintenir à distance le gros des forces anglaises du blocus ; un brick, le
Pluvier, des canonnières, des goélettes, des lougres circulaient incessamment dans les rades, assurant les communications avec les îles et protégeant les petits navires, chasse-marées et barques, qui
faisaient le service des approvisionnements le long des côtes ou vers la Charente. Mais l'escadre anglaise, au mouillage en rade des Basques, tenait les pertuis Breton et d'Antioche. Chaque jour ses chaloupes rôdaient depuis la Sèvre jusqu'à la Seudre, sans perdre une occasion d'attaquer nos convoyeurs, et chaque jour nos marins vengeaient par des succès partiels le grande désastre du 11 avril. C'est dans un de ces engagements, le 13 février 1810, que l'aspirant Potestas, commandant une de nos péniches, fut blessé de coups de feu dont l'un lui fractura le bras gauche et un autre lui traversa la poitrine. Nos gens avaient repris aux péniches anglaises, devant Châtelaillon, deux chasse-marées de La Rochelle qu'elles venaient de capturer. L'empereur nomma Potestas, chevalier de la Légion d'honneur.
Citons une autre affaire, plus grave. Le 27 décembre 1812, un convoi de caboteurs sort de La Rochelle. À peine est-il hors des
jetées du port que les péniches anglaises accourent et lui donnent la chasse. Elles vont l'atteindre dans l'anse de Châtelaillon, quand les vaisseaux de la rade de Rochefort, qui suivaient leurs mouvements, envoient contre elles trois canonnières et quatre canots, commandés par le lieutenant de vaisseau Duret et l'enseigne Constantin. À l'apparition des nôtres, les Anglais prennent la fuite. Un vaisseau ennemi, deux frégates et un brick accourent à leur secours. Sans se laisser intimider, Constantin aborde une
péniche, la fait chavirer et fait prisonnier son équipage, en lui sauvant la vie ; lui-même est blessé : une balle lui a fracassé le bras gauche. Ducret a attaque
quatre autres péniches sous le feux du brick anglais et en a capturé une ; l'enseigne Gorgy lutte contre trois péniches et les poursuit jusqu'à la côte, où soixante-dix Anglais sont forcés de se rendre prisonniers, et le brick est obligé de virer de bord pour aller se mettre à l'abri sous le canon du vaisseau et des deux frégates qui, manquant de fond, n'ont pu s'approcher du lieu du combat. (7)
Pendant que l'ennemi bloquait ainsi nos rades, les travaux se continuaient activement dans l'arsenal de Rochefort. Pendant l'année 1810, les approvisionnements du port avaient été complétés et constructions poussées avec ardeur : on achevait les réparations des bâtiments en rivière ; un vaisseau, deux frégates et quelques autres navires de moindre force étaient mis en
chantier ; une escadre était mise en état de prendre la mer au premier ordre. Dès le mois de juillet, cette escadre était en rade de l'île d'Aix, comprenant neuf vaisseaux et trois frégates, sous le commandement du capitaine de
vaisseau Jacob.
Au port de Rochefort, notre marine se relevait du coup des brûlots, deux nouveaux vaisseaux avaient été mis à l'eau, les équipages de haut-bord et de flottille étaient reconstitués : mais arriva 1814. Bordeaux accueillit à bras ouverts le duc d'Angoulême et les Anglais, et ceux-ci pensèrent que, enfin, ils avaient le moyen de détruire, par terre, ce port de Rochefort, inattaquable par mer. Une armée, réunie à
Bordeaux, se mit en route et elle était parvenue jusqu'à Cozes, quand la paix fut signée.
Rochefort, d'ailleurs, avait pris ses dispositions pour bien recevoir l'ennemi. L'Empire était tombé, mais la France restait. Il y a là un chapitre d'Histoire qui mériterait d'être conté, mais qui sort trop de notre sujet pour entrer dans la présente étude.
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[Notes de bas de page.]
1. [Note de l'éditeur. Ici, comme toutes les citations, j'ai scrupuleusement respecté l'orthographe et la ponctuation de l'auteur.]
2. L'ordre du préfet maritime déterminant l'effectif des troupes n'a pu être retrouvé ; nous pensons que, dans le trouble causé à Rochefort par une condamnation si inattendue, bien d'autres actes ont dû n'être pas enregistrés.
3. On voit, par cette lettre, que Lafon a été trompé sur les votes des juges.
4. Dans la même journée Lafon avait écrit à son fils, aspirant au port de Rochefort, une lettre très touchante que nous ne reproduirons pas ici. Mais nous noterons aussi le testament qu'il fit dans cette même journée :
«Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
«Je demande pardon à Dieu de tous mes péchés et le prie de tout mon cœur de m'accorder sa sainte bénédiction.
«Je meurs sans être coupable.
«On n'a rien à reprocher à mon honneur.
«Je meurs victime.
«C'est à la connaissance de toute la marine française.
«Mes dernières volontés»... etc.
5. D'après M. Julien Lafon.
6. C'est, avec la lettre reçue par l'empereur à Ebersdorff, le seul document officiel qui reste.
7. [Note de l'éditeur. Ici, l'auteur emploie «Duret» et «Ducret» ; malheureusement, en raison de l'absence de données pertinentes, il n'est pas possible d'indentifier ce lieutenant de vaisseau.]
«Les Brûlots anglais en rade de l'île d'Aix» :
Index et Carte ; Lexique ; Documents justificatifs [1]
[Dr R.
Peters : rpeters@wissensdrang.com]