«DEUX VICTIMES DES SEPTEMBRISEURS [LES BIENHEUREUX FRÈRES LA ROCHEFOUCAULD]» DE
LOUIS AUDIAT ; CHAPITRE 28


CHAPITRE 28. — Le 10 août 1792, où le roi était déposé et l'Assemblée législative décida de se dissoudre pour former une assemblée constituante, la Convention nationale. — Arrestation de l'évêque de Beauvais. — L'évêque de Saintes veut suivre son frère en prison. — Comité du Luxembourg. — Les Carmes. — Vie en prison. — Angoisses. — Pierre-Louis refuse de s'échapper. — Louis-Pierre Manuel, procureur syndic de la Commune de Paris, aux Carmes. — Les massacres du 2 septembre. — Prémédités et organisés. — La tuerie. — Mort des deux frères. — Notes de bas de page.


L'échauffourée du 10 août et où seulement périrent soixante-quatorze des assaillants, était devenue une révolution. Cette surprise dont, jusqu'à succès, doutèrent les chefs, Georges-Jacques Danton, Maximilien Robespierre et Jean-Paul Marat, avait réussi : le trône était tombé ; il fallait renverser l'autel. La facilité du premier coup de main encourageait pour le second. Si Louis XVI avec toutes ses troupes avait opposé une résistance aussi nulle, combien devrait être commode de se débarrasser de gens d'église, dispersés, qui n'avaient pour armes que la prière ! Au plus fort de l'insurrection, l'Assemblée législative avait autorisé son président, Armand Gensonné, à nommer des commissaires qui exciteraient partout le peuple «à prendre lui-même les mesures nécessaires pour que les crimes fussent frappés du glaive de la loi». Le lendemain, le conseil général de la Commune de Paris disait dans une proclamation : «Peuple souverain, suspends ta vengeance ; la justice endormie reprendra aujourd'hui ses droits, tous les coupables vont périr sur l'échafaud.» Et des instructions étaient transmises à toutes les sections pour arrêter les nobles et les prêtres, et les enfermer à Saint-Firmin, à l'Abbaye ou aux Carmes.

Le zèle des comités n'avait pas besoin d'être excité. Il ne fallait qu'un signal. Le jour même, 11 août, la section du Luxembourg et celle du jardin des Plantes se mirent avec ardeur à cette besogne. C'était sur leur territoire qu'il y avait le plus grand nombre d'établissements religieux.

La première siégeait dans une des salles du grand séminaire de Saint-Sulpice, que le vénérable supérieur, Jacques-André Emery, avait gracieusement mise à sa disposition. La seconde, qui s'était donné le nom de section des Sans-Culottes, se tenait rue Saint-Victor, au coin de la rue des Fossés Saint-Bernard, dans l'église du séminaire de Saint-Firmin qui appartenait aux pères de la mission de la maison Saint-Lazare. Dans l'après-midi, soixante-douze ecclésiastiques avaient déjà paru devant le seul comité du Luxembourg. Le 13, cinquante-deux autres étaient emprisonnés à Saint-Firmin. Qu'on ne s'étonne pas cette rapidité ; il y avait longtemps que les listes étaient préparées. L'évêque de Saintes fut un des premiers arrêtés avec l'évêque de Beauvais et l'archevêque d'Arles. C'était par les pasteurs qu'on devait naturellement commencer : le troupeau serait plus facilement dispersé et égorgé.

François-Joseph, on ne sait pourquoi, avait attiré sur lui particulièrement la haine. L'affaire de sa correspondance saisie avait-elle laissé une impression fâcheuse pour lui ? On l'accusait d'avoir fait partie du fameux et chimérique comité autrichien, et, le 4 juin, François Chabot avait fait un long rapport où il dévoilait toutes les menées des contre-révolutionnaires. L'archevêque de Rouen, Dominique de La Rochefoucauld, avait été mêlé à ces dénonciations. «Le Chevalier, commissaire de police de la section du faubourg Montmartre, disait Chabot (1), donne avis d'un rassemblement de chevaliers armés de poignards, et ajoute que le ci-devant évêque de Rouen, M. La Rochefoucauld, tient chez lui des assemblées suspectes d'où partent des courriers pour les départements.»

Évidemment, il était resté quelque chose de ces calomnies. Le cardinal était en terre étrangère. Mais un La Rochefoucauld restait. Il pourrait payer pour deux. Peut-être faut-il chercher dans cette confusion de nom l'acharnement spécial dont était l'objet le pacifique et doux évêque de Beauvais.

Du reste il prévoyait le danger et s'y préparait ; le 13 août, il rédigeait ainsi son testament, dont la minute fut, le 12 octobre suivant, déposée par des mains fidèles en l'étude de M. Ballanger, notaire à Beauvais.

«Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

«Les circonstances fâcheuses où se trouvent les ecclésiastiques qui ont refusé le serment exigé par l'Assemblée constituante, devant leur faire craindre la fureur du peuple que l'on cherche à animer contre eux, je me crois dans le cas de mettre par écrit mes volontés, si Dieu permettait que je fusse victime de cette animosité.

«Je déclare que je n'ai rien à me reprocher sur ce qu'on appelle contre-révolution ; que je n'ai jamais directement ni indirectement rien fait contre le nouveau gouvernement ; que personne ne s'est plus porté que moi à payer de bonne grâce les secours que chacun doit à sa patrie : voilà ce qui regarde la puissance temporelle.

«Je déclare en outre que je suis évêque catholique, apostolique et romain ; que je crois toutes les vérités que ma religion m'a enseignées et me charge de pratique et enseigner ; qu'avec la grâce de Dieu que j'implore humblement, je mourrai dans le sein de l'Église catholique, apostolique et romaine.

«Je demande pardon à Dieu des fautes et négligences que j'ai pu commettre dans l'exercice du redoutable ministère que l'Église m'a confié, ainsi que de toutes les fautes que j'ai commises pendant ma vie ! J'espère de la miséricorde infinie la rémission de mes péchés et la vie bienheureuse promise aux élus.

«J'institue le bureau des pauvres de la ville de Beauvais mon légataire universel (2)...

«Je recommande et même ordonne d'être enterré en vrai pauvre...

«A Paris, ce 13 août 1792.

«X La Rochefoucauld, consacré évêque de Beauvais en 1772.»

Une expédition authentique de cette pièce, dit M. l'abbé Delettre (3), vicaire général et doyen du chapitre, à qui nous l'empruntons avec quelques autres faites, «fut à peu près ce qui en revint au bureau des pauvres, la nation s'étant adjugé la succession du testateur, au détriment des pauvres et de trois religieuses, sœurs du prélat, qui se trouvèrent réduites à l'indigence, parce qu'elles furent privées de la pension viagère que l'hospice devait leur servir.»

Il était temps. À peine ces dispositions étaient-elles rédigées et remises en mains sûres, qu'on se présenta chez lui. Il se nomme ; on l'arrête (4). Et enchantés d'une aussi facile et aussi riche capture, les sicaires partent.

L'évêque de Saintes habitait avec son frère. Il était dans un appartement voisin. Or, fait étrange, il n'y avait pas d'ordre pour l'arrêter. Il pouvait échapper à l'incarcération, c'est-à-dire à la mort, rien qu'en se taisant. Son cœur parla plus haut. Il oublia le soin de sa vie pour ne songer qu'au malheur de son frère. Peut-il l'abandonner, du reste, en cette circonstance critique ? Depuis plus de quarante ans, l'affection la plus vive les unit. Il a partagé ses joies; il a fréquenté les mêmes écoles, suivi les mêmes séminaires, parcouru le même cercle d'existence, toujours le plus près possible de ce frère aimé. Ils s'en sont allés, la main dans la main, s'appuyant l'un sur l'autre, l'aîné protégeant le plus jeune, le cadet environnant de tendresse le plus âgé. Et quand les devoirs de la charge épiscopale les éloignaient forcément l'un de l'autre, l'amour fraternel rapprochait Beauvais et Saintes. Même alors, grâce au cœur, il n'y avait plus de distance. À l'Assemblée ils avaient siégé au même banc ; ensemble ils avaient affronté la calomnie et l'émeute. À défaut du sang, ce sont des liens solides qu'ont ainsi formés la ressemblance de la vie et la communauté du péril. Pierre-Louis ne put supporter que son frère partît ainsi.

Au moment où les gardes satisfaits entraînaient François-Joseph, il se présent : «Non, s'écrie-t-il, vous ne l'emmènerez pas seul. Je lui ai toujours été uni par la plus affectueuse amitié ; je le suis encore par un égal attachement à la même cause. S'il est coupable pour aimer sa religion et avoir le parjure en horreur, je suis aussi coupable. Il me serait d'ailleurs impossible de voir mon frère traîné ainsi en prison et de ne pas lui tenir compagnie : je demande à être conduit avec lui.»

Son désir ne pouvait qu'être exaucé. La prise du reste était excellente, et une victime de plus était une bonne fortune qu'on n'avait garde de laisser échapper. Il voulait être massacré. Qu'il était facile de le contenter ! On refusait d'ailleurs si souvent à ceux qui demandaient le contraire !

Les deux prélats furent amenés devant le comité de la section du Luxembourg, dans cette même salle du séminaire de Saint-Sulpice où ils avaient passé jadis, jeunes étudiants, pleins d'espoir et d'avenir, novices du sacerdoce dont ils étaient aujourd'hui les premiers. La confrontation n'était pas difficile. L'interrogatoire ne dura guère. On était pressé. Le nombre des prisonniers augmentait. À chaque instant c'était un nouveau prévenu qui paraissait. Trois membres du comité siégeaient. Ils demandèrent leurs noms, prénoms et qualités, et s'ils avaient prêté serment. Les deux prélats avouèrent hautement leurs refus, se firent gloire d'être prélats et se déclarèrent prêts à mourir plutôt que de jurer. Et cette salle du séminaire où s'était éclairée et fortifiée leur foi, fut témoin de leur constance et de leur fermeté. Les deux frères restèrent jusqu'au soir se demandant ce que l'on ferait d'eux. À neuf heures, on les fouilla scrupuleusement et on leur enleva tous les petits objets qu'ils avaient sur eux ; couteaux, canifs, ciseaux. Les futurs égorgeurs tenaient d'avance à démentir eux-mêmes les fables qu'ils jetteraient à la foule ameutée, que les prisonniers en armes allaient égorger les patriotes. Escortés de gardes nationaux nombreux, les deux La Rochefoucauld avec Mgr du Lau (5) et cinquante-neuf autres personnes, furent conduits aux Carmes déchaussés de la rue de Vaugirard. L'église fut leur prison. Ils y trouvèrent des murs et quelques chaises pour se reposer, du pain et de l'eau pour se restaurer. Ils n'eurent pas même la consolation d'échanger quelques paroles. Un garde veillait à côté de chacun d'eux. Sa consigne était d'empêcher les détenus de communiquer entre eux.

Ainsi se passa la première nuit. Les trois ou quatre qui suivirent ne furent pas autres. On dormait sur le pavé. Il fut ensuite permis à ceux qui en avaient les moyens de se procurer des lits de sangle et des paillasses. Quelques personnes charitables purent même introduire des matelas. Et ce misérable sommeil était fréquemment interrompu et par le cliquetis des armes et par les propos outrageants des gardiens. Souvent ils avaient des alarmes qui semblaient annoncer leur dernière heure. Un jour surtout, c'était le soir du 15 août, ils entendent au loin les cris d'une nombreuse populace et les coups de fusils qui se mêlent aux hurlements de la fureur. Le bruit approche, le fatal Ça ira, le chant de mort, s'entend distinctement. Nos confesseurs ne doutent plus que c'est eux qu'on menace. De toutes les parties de l'église, tous courent au sanctuaire, tous se mettent sous la protection de la reine des martyrs, tous offrent à Dieu le sacrifice de leur vie. La porte s'ouvre, ce sont des vénérables prêtres, les curés octogénaires, les professeurs et les prédicateurs émérites arrachés à l'asile de la vieillesse ; c'est toute la maison de Saint-François de Sales, fondée pour le repos des ecclésiastiques consumés de travaux et d'années qu'amènent les cohortes du Finistère. Ce sont, avec ces respectables vieillards, tous les jeunes lévites préparés pour la maison du Seigneur dans celle des messieurs de Saint-Sulpice qui arrivent avec leur directeur, sous la même escorte, et que les mêmes fureurs ajoutent au nombre des captifs (6).»

Parmi ces novices du sacerdoce, se trouvaient deux Saintongeais, Charles-Abraham Richard, de Saintes, et François de Meschinet, de Saint-Jean d'Angély. Ils avaient été arrêtés à Issy, près de Paris, où les Sulpiciens avaient une maison de campagne et où, depuis l'installation à Saint-Sulpice de l'oratorien Jean Poiret, curé constitutionnel, à la place de Antoine-Mayneaud de Pancemont, les clercs allaient passer les jours de fêtes et les dimanches pour ne point assister à la messe de l'intrus. Avec eux, élèves et maîtres, avec les vieux prêtres de Saint-François, on avait pris les curés du village, puis les autres ecclésiastiques de diverses paroisses, qui avaient espéré se cacher plus facilement à Paris et s'étaient réfugiés à Issy.

Ces nouveaux venus furent reçus comme des frères. «Il serait impossible, dit Lapize de La Pannonie, chanoine de Cahors, d'exprimer le saisissement que nous éprouvâmes à l'aspect de ces respectables vieillards. Les traitements qu'ils avaient essuyés dans leur route me font frémir d'horreur. Il est un surtout que ses infirmités empêchaient de suivre à pas égal ses cruels conducteurs ; ils l'avaient tout meurtri en le poussant avec leurs fusils pour le faire marcher. Revenus de notre frayeur, nous nous empressâmes de procurer à ces hôtes inattendus les secours dont ils avaient besoin.» L'archevêque d'Arles adressa quelques paroles d'encouragement à François de Meschinet qui lui paraissait surtout fatigué et abattu. Bientôt un souper fut servi : car l'indigence, la misère des détenus aux premiers jours avait ému un des sectionnaires, qui jusqu'alors avait montré le plus de fureur pour leur incarcération. «Il fit donner aux gardes la permission de laisser entrer ce qu'on apporterait aux prisonniers, en prenant néanmoins toutes les précautions nécessaires pour s'assurer qu'il n'y avait point d'armes. Il fut ensuite lui-même, dans les maisons des environs, inviter les âmes charitables à secourir les prêtres prisonniers (7).» Et Meschinet ajoute : «Des personnes aisées et pieuses se faisaient un devoir de fournir abondamment des vivres aux confesseurs de la foi.»

Le lendemain, après interrogatoire, tous ceux qui n'étaient point prêtres étaient mis en liberté. Mais les vides laissés ne tardèrent pas à être comblés. Dès le lendemain, on y amena cinq ecclésiastiques des Robertins, qu'on garda. Les élèves qui avaient été pris avec eux furent relâchés. C'étaient les trois évêques qui allaient au-devant des prisonniers, et faisaient pour ainsi dire les honneurs de la maison. Pierre-Louis de La Rochefoucauld, raconte l'abbé Barruel, «conserva dans sa captivité volontaire toute sa sérénité d'âme. Toujours souriant, toujours prévenant, il se plaisait surtout avec son frère, à accueillir les nouveaux prisonniers avec une bonté, avec des attentions qui bientôt faisaient oublier toutes les peines.»

Il fallait, en effet, les acclimater ; il fallait adoucir les rudes premiers moments de captivité, ménager la brusque transition d'une vie libre à une existence de privations, de misères et d'angoisses. Il s'y employait avec une admirable abnégation et un rare succès ! Que de malheureux il a ainsi consolés, que de douleurs il a ainsi adoucies ! que d'âmes troublées un moment il a pour toujours rassérénées ! «Je ne me souvins plus de mes peines, disait un des prisonniers, lorsque je vis Mgr de Saintes s'approcher de moi avec un air de calme et de gaieté qui me faisait douter s'il était au nombre des prisonniers.»

Deux jeunes curés partageaient ces douces occupations. C'étaient André Auzuret, prêtre du diocèse de Saintes, et Fronteau, curé de Saint-Aubin aux Ponts-de-Cé. Tous deux échappèrent au massacre.

Ainsi d'après des témoins oculaires, l'évêque de Saintes avait conservé son calme et sa mansuétude. Il était dans sa prison comme dans son palais épiscopal, aimable, souriant, serein. Et pourtant quelle existence ! Dans une église de grandeur médiocre, ils étaient là cent cinquante personnes entassés. Se figure-t-on tous les inconvénients d'un tel rassemblement ? «Le médecin civique s'était vu obligé de demander qu'il leur fût permis de se promener dans le jardin, pour éviter la maladie contagieuse que pouvaient occasionner tant d'hommes renfermés nuit et jour avec leurs gardes dans un espace si étroit (8).» On leur accorda donc une heure de promenade le matin, une heure le soir. Ainsi on enlevait au typhus des prisons la proie qu'on réservait aux piques des Marseillais.

Ces promenades étaient un grand soulagement. On pouvait prendre un peu d'exercice, respirer un peu d'air non corrompu. On pouvait aussi loin des oreilles, sinon des yeux des gardiens, se communiquer ses craintes et ses espérances. Les deux frères se retrouvaient. Ils rappelaient sans doute les jours écoulés, les souvenirs du paisible château du Vivier, du séminaire de Saint-Sulpice, les douces journées du château de Crazannes ou de Bresle ; ils songeaient à leurs sœurs de Soissons et d'Angoulême, à leur frère émigré. Et puis résignés ils s'allaient agenouiller au fond du jardin dans le petit oratoire qui devait voir le commencement de leur supplice ; ils y demandaient à Dieu en commun de leur accorder la force de confesser son nom jusqu'au bout et de ne point séparer, pendant les quelques jours qui leur restaient à vivre, deux frères que l'éternité allait bientôt unir pour jamais.

Si pour les repas les prêtres, grâces aux soins de pieuses personnes, n'avaient rien à désirer — et une seule dame, qui ne voulut jamais être nommée, fournit constamment la nourriture à vingt d'entre eux, — si après les premiers jours ils purent échanger contre un lit ou un matelas les dalles de la chapelle ; les soupçons des geôliers, les vexations des gardes et la brutalité des soldats n'étaient pas sans troubler ce bien-être relatif. Les mets qu'on apportait étaient scrupuleusement visités ; les sabres fouillaient le pain et la viande ; jusque dans le bouillon des malades on cherchait des lettres ou des instruments de mort, tant on redoutait que les prisonniers voulussent par un trépas volontaire se soustraire à la justice du peuple qui se préparait. Leurs oreilles étaient sans cesse offensées des propos les plus outrageants. Chaque jour, la garde nouvelle se faisait un jeu de venir saluer les captifs par les doux mots d'hypocrites, de scélérats et de brigands. Leur foi était l'objet des plus sanglants blasphèmes, et ils entendaient le pontife de Rome traité des noms les plus odieux. L'archevêque d'Arles, les évêques de Saintes et de Beauvais avaient la plus grande part dans ces concerts de vociférations et d'injures : Discipulus potior magistro ! — [«Le disciple dépasse le maître !»] Leur naissance, leur dignité les élevaient au-dessus des autres. Il était juste qu'ils subissent plus d'avanies. On ne les leur épargna pas. Mais la patience des victimes égalait la barbarie des persécuteurs.

Pierre-Louis de La Rochefoucauld surtout, avec une longanimité aussi grande que son frère et Mgr du Lau, «avait une grâce souriante qui frappait tout le monde», dit l'abbé Rohrbacher. Il s'amusait des minutieuses précautions que l'on prenait pour les tenir sans armes ; et quand, pendant les repas, il voyait les gardiens épier minutieusement leurs mouvements, il plaisantait agréablement de leur prudence, il raillait leurs efforts inopportuns pour les empêcher de se suicider.

Cette tranquillité d'âme et ce calme de l'esprit contrastaient singulièrement avec le tapage scandaleux des gardes, les cris et les chansons des soldats. On avait refusé aux prêtres l'autorisation de dire la messe. Mais dès le troisième jour, on leur avait permis de s'entretenir. Ils en profitèrent pour prier en commun. Dès que l'aurore les arrachait à leur grabat où ils avaient goûté un sommeil plus doux que leurs persécuteurs, «ils fléchissaient ensemble les genoux, ils adoraient ce Dieu qui les avait choisis pour lui rendre témoignage». Ils passaient une partie de la journée en prière, agenouillés sur les degrés de l'autel où ils ne pouvaient monter. Aussi voyait-on, aux heures assignées pour les visites, accourir aux Carmes non pas seulement des amis qui venaient embrasser leurs amis, mais des personnes étrangères qui désiraient s'édifier de la vertu de ces pieux confesseurs, se raffermir à leur constance et s'échauffer à leu foi. Au milieu du Paris de Voltaire et de Diderot, reparaissaient les catacombes de la Rome des premiers siècles. Mgr de Saintes en particulier attirait l'attention «par une quiétude d'esprit et une patience vraiment évangéliques». Les témoignages sont unanimes sur ce point. «Parmi les prisonniers, dit l'abbé Barruel, les plus frappants sans doute étaient les trois prélats, cet archevêque d'Arles que l'estime publique avait accoutumé aux égards des impies eux-mêmes, et ces messieurs de La Rochefoucauld, tenant par les liens du sang à toutes les grandeurs du siècle. Tous les trois en ce jour, au sein de leur prison, jouissent d'une tranquillité, d'une joie douce et pure, qui semblaient augmenter à mesure que les outrages s'accumulaient sur eux.»

À la fin d'août, le nombre des détenus augmenta de tous les prêtres que l'on trouva réunis dans la maison des Eudistes. Parmi eux était Charles-Jérémie Béraud du Pérou, seigneur d'Auvrignac, du diocèse de Saintes.

La prison était pleine. À Saint-Firmin, dès le 13, il y avait cinquante-deux détenus ; du 13 au 28, on en amena encore vingt. Il n'y avait plus de place ; on jeta les autres à l'abbaye de Saint-Germain et à l'hôtel de la Force. Ce n'était pas suffisant.

Le 26 août, l'Assemblée législative, qui n'avait plus à demander la sanction du roi, rendit son décret de déportation contre les prêtres insermentés. Ils devaient sortir sous quinze jours du royaume. Ceux qui n'obéiraient pas seraient déportés à la Guyane. Saisissant le prétexte de ce décret, on fit dans la nuit du 28 au 29 des visites domiciliaires. On s'empara ainsi de tous les ecclésiastiques qui restaient encore. Quant à ceux qui voulaient obéir au décret, ils ne purent pour la plupart obtenir leur passeport, et furent arrêtés aux barrières. Ce qu'on voulait, c'était une extermination. Personne n'en faisait plus mystère. Dès le 23 août, Pétion le constatait (9). Une section était venue déclarer au conseil de la Commune que «fatigués, indignés des retards qu'on apportait dans les jugements, les citoyens forceraient les portes des prisons et immoleraient à leur vengeance les coupables qui s'y trouvaient.»

Le 30, le conseil général de la Commune arrêtait que «les sections seraient chargées d'examiner et de juger sur leur responsabilité les citoyens arrêtés la nuit dernière ou dans la matinée de ce jour.» Le lendemain Tallien, au nom d'une députation de la Commune composée de lui, de Manuel et de Pétion, disait à l'Assemblée nationale (10) : «Nous avons fait arrêter les prêtres perturbateurs ; ils sont enfermés dans une maison particulière et dans peu de jours le sol de la liberté sera purgé de leur présence.» Tallien, Fabre d'Églantine, Danton, l'abbé Fauchet faisaient mettre en liberté ceux à la vie desquels ils s'intéressaient. Robespierre, ancien boursier du collège d'Arras, où il avait harangué Louis XVI, sauvait ainsi l'abbé Bérardier, ancien principal du collège Louis-le-Grand, qui lui avait fait, en 1781, obtenir une gratification de 600 livres pour «ses talents éminents... sa bonne conduite et ses succès». Personne, dit Michelet, ne doutait des massacres.

Aux Carmes on pressentait la fin. L'évêque de Saintes, son frère et l'archevêque d'Arles donnèrent ordres aux domestiques qui les visitaient de payer les dettes qu'ils pouvaient avoir et de ne pas revenir le lendemain sans les quittances.

Et cependant, par la plus amère dérision, on cherchait à les entretenir dans l'espoir d'une délivrance prochaine. Le procureur syndic de la Commune de Paris, Manuel, se rendit plusieurs fois aux Carmes ; d'abord sous prétexte d'examiner la cause de Duplain de Saint-Albine, libraire et journaliste, qui avait réclamé sa liberté à Manuel et à Pétion comme n'étant point prêtre, et qui fut, le 29 août, envoyé par la section du Luxembourg au conseil général de la Commune qui l'expédia l'Abbaye, où il fut égorgé. Il dit aux prisonniers qu'on avait examiné leurs papiers, qu'on n'avait rien trouvé qui pût les compromettre, et qu'ils seraient bientôt libres. François-Urbain Salins, chanoine de Saint-Lizier à Couserans, lui demanda quel était leur crime : «Vous êtes tous, répondit-il, prévenus de propos. Il y a un jury établi pour vous juger... on relâchera les innocents...» Et Salins montrant les vieillards de Saint-François de Sales : «Ces personnages-là n'ont-ils pas l'air de redoutables conjurés !» Manuel ajouta que les sexagénaires et les infirmes seraient renfermés dans une maison commune.

Quelques jours après, il revint. Avec un air de bonhomie qui dupa plusieurs, il s'informa auprès des vieillards dans quel endroit ils désiraient être envoyés en sortant des Carmes. «Il fit de grandes phrases, nous dit l'abbé Montfleury, prêtre du séminaire de Saint-Sulpice, comparant le malheur qui était tombé à la foudre qui frappe indifféremment l'arbre chargé de fruits et celui qui est stérile.» Ce récit est confirmé par l'abbé Jérôme-Noël Vialar. Un jeune ecclésiastique normand, raconte-t-il, osa dire à Manuel : «Vos principes de liberté, de bienfaisance et de philanthropie qu'on ne cesse de proclamer, s'accordent mal avec le traitement arbitraire et cruel qu'on fait subir aux prêtres.» Manuel répondit : «Que voulez-vous ? il a fallu abattre un grand arbre dont les racines profondes étaient envenimées, les branches vermoulues et le tronc pourri. Parmi les branches il a pu se trouver quelque rameau sain et pur ; mais il a dû tomber avec le reste.»

Le 30 août, Manuel revint. Il déclara, dit Jean-Marie Berthelet de Barbot (11), «que les Prussiens étaient en Champagne, que le peuple de Paris en masse allait marcher contre eux ; mais il ne voulait pas laisser les prêtres derrière soi ; qu'ils eussent donc à obéir au décret et se préparer à sortir de France.» Le soir même, afin que nul n'en ignorât, le décret du 26 fut affiché dans l'église. Il importait, en effet, de bien convaincre les détenus qu'ils allaient partir pour un lointain voyage. De cette façon ils auraient sur eux, le 2 septembre, tous l'argent, tous les effets précieux qu'ils auraient pu recueillir. Pareille déclaration fut faite aux prêtres détenus dans la prison de la mairie. L'abbé Roche-Ambroise Sicard, le célèbre instituteur des sourds muets, a rapporté ses propres expressions : «Je viens vous apporter des paroles de consolation et de paix. Dans trente-six heures, vous recevrez de la municipalité les détails des mesures d'exécution de la déportation à laquelle sont condamnés tous ceux qui n'ont pas fait le serment civique ; et douze heures après, vous serez libres ; et vous aurez quinze jours pour vous préparer à votre voyage ; mais il faudra que chacun prouve qu'il est prêtre : car l'avantage de sortir de France en ce moment, est une faveur que bien des gens envieraient.»

Et les malheureux, confiants dans ces promesses, ne supposant pas qu'on les pût duper aussi indignement, s'empressèrent de ramasser le plus d'argent possible pour un voyage dont ils ne connaissaient ni le terme, ni la durée. Et un sulpicien, ancien directeur du séminaire d'Angers, où il avait commencé ses études, Henri-Auguste Luzeau de La Mulonière, écrivait à son père de n'avoir aucune inquiétude, qu'un commissaire de la Commune leur avait assuré que leur affaire serait réglée le 2 ou 3 septembre, ce qu'ils avaient pris pour un élargissement. En effet, le 2 septembre ils seront tout libres ; leur affaire sera réglée, et leur élargissement prononcé. Mais à la façon des égorgeurs de la Force qui disaient : «Élargissez monsieur» pour : «Égorgez.» Il n'y a rien de plus atroce que ces plaisanteries funèbres et ces jeux de mots sur des victimes vouées au trépas.

Quelques détenus, ou plus jeunes, ou plus crédules, avaient pleine confiance. Il est si doux de se rattacher à la vie ; il est si doux d'espérer contre toute espérance, et de croire encore aux jours futurs quand on a été si près de la mort ! Le plus grand nombre avait conscience de son sort. Au dehors les rumeurs qui couraient dans Paris ne laissèrent personne dans le doute. Aussi des amis essayèrent-ils de faire sortir quelques-uns des détenus. Le 1er septembre, le valet de chambre de l'évêque de Saintes, Becquerel, homme sûr, dévoué, industrieux, vint le voir. Il savait bien, lui, que tout était à redouter. Il apporte à son maître des vêtements séculiers qu'il est parvenu à cacher sous ses habits et qui lui permettront de s'évader. «Mais, lui demande Pierre-Louis, avez-vous aussi un semblable travestissement pour mon frère ? — Non, monseigneur. Il ne m'aurait probablement pas été possible d'en introduire ici deux à la fois. — En ce cas, mon ami, je ne profiterai pas du mien (12).» C'était la seconde fois que par dévouement fraternel Mgr de Saintes refusait la vie.

On était au 1er septembre. Ce jour-là, tout le monde se confessa. Et pendant ce temps, Danton, au comité de sûreté générale, racontant le bruit qui courait de l'investissement de Verdun par les Prussiens, s'écriait : «Mon avis est que, pour déconcerter ces mesures et arrêter l'ennemi, il faut faire peur aux royalistes. Oui, vous dis-je, il faut leur faire peur.» De là, il court à la Commune, lui dicte un arrêté que tout Paris le lendemain à son réveil lut en frémissant : «Les barrières seront fermées ; tous les citoyens seront prêts à marcher au premier signal ; tous les suspects seront désarmés ; le canon d'alarme sera tiré ; la générale battra ; et les membres du comité général se rendront sur-le-champ dans leurs sections respectives, y peindront avec énergie à leurs concitoyens les dangers imminents de la patrie, les trahisons dont nous sommes environnés... Ils leur feront sentir que le retour de l'esclavage le plus ignominieux est le but de toutes les démarches de nos ennemis, et que nous devons, plutôt que de souffrir, nous ensevelir sous les ruines de la patrie...»

Sous l'influence de ces excitations au crime, l'assemblée générale de la section du Luxembourg, réunie dans l'église de Saint-Sulpice, sous la présidence de Joachim Ceyrat, ancien clerc tonsuré de Clermont-Ferrand, ancien Robertin de Saint-Sulpice, professeur de mathématiques, récemment élu juge de paix, entendait Louis Pierre, marchand de vins, déclarer dans la chaire changée en tribune qu'il fallait marcher au plus vite contre les ennemis, mais que pour lui, il ne bougerait pas, tant qu'on ne serait point débarrassé des individus renfermés dans les prisons et surtout des prêtres détenus aux Carmes ; et sur l'observation d'un membre que tous n'étaient pas coupables, que d'honnêtes citoyens ne voudraient certainement pas tremper leurs mains dans un sang innocent, le président s'écria : «Tous ceux qui sont détenus aux Carmes sont coupables, et il est temps que le peuple se fasse justice.» Et l'assemblée à la majorité prend cette décision : «Sur la motion d'un membre de purger les prisons en faisant couler le sang de tous les détenus de Paris avant de partir, les voix prises, elle a été adoptée.» Et trois commissaires, Lohier, Lemoine, Richard étaient députés à la Commune pour lui communiquer cette délibération, s'entendre avec elle «afin de pouvoir agir d'une manière uniforme». Et comme un des honnêtes commissaires qui n'était point dans le secret, Lohier, demandait naïvement à l'assemblée comment on entendait se débarrasser des personnes d'une manière uniforme : «Par la mort !» s'écrièrent les assistants et le président lui-même.

Or, quelques instants après, survenait à la section du Luxembourg une députation de la section Poissonnière avec un arrêté «par lequel, considérant les dangers imminents de la patrie et les manœuvres infernales des prêtres», elle avait décidé «que tous les prêtres et personnes suspectes enfermées dans les prisons de Paris, d'Orléans et autres, seront mis à mort...» Les exécuteurs de ces délibérations étaient depuis longtemps embrigadés et armés, le salaire promis, le prix de la journée convenu (13). Senart assure avoir, à la mort de Stanislas Maillard, trouvé dans ses papiers, avec d'autres pièces relatives au massacre, une lettre par laquelle le comité lui recommandait «de disposer sa bande d'une manière utile et sûre, de s'armer surtout d'assommoirs, de prendre des précautions pour empêcher les cris des mourants, d'expédier promptement, de faire emplète de vinaigre pour laver les endroits où l'on tuerait de crainte d'infection, de se pouvoir de balais de houx pour bien faire disparaître le sang, et de voitures pour transporter les cadavres.» Depuis trois jours, un fossoyeur de Saint-Sulpice avait reçu 300 livres pour faire creuser au cimetière Vaugirard une large fosse et aider à la dépouille des morts. Ainsi les plus petit détails étaient minutieusement prévus ; rien n'avait été négligé pour le succès définitif. Les armes, les hommes pour frapper, les chariots pour transporter, le vinaigre et les balais pour effacer les caillots de sang et son odeur, les croque-morts pour ensevelir, la fosse béante, tout était prêt. Certes, les ordonnateurs pouvaient être fiers de leurs mesures, et on pouvait commencer. La cloche de l'église des Cordeliers donna le signal, répété bientôt partout. À deux heures, retentit le canon d'alarme. C'est le moment. L'Assemblée législative s'en effraie, et croit qu'il est l'annonce de la prise de Verdun. «Non, dit Danton, c'est une invitation à détruire les despotes.» En effet, au bruit du premier coup, les vingt-quatre détenus de la mairie sont jetés dans six voitures qui, lentement, portières ouvertes, à travers la foule ameutée, escortées de Marseillais, les conduisent à l'Abbaye. Là, au troisième coup de canon, tous, sauf l'abbé Sicard, tous sont égorgés sous les yeux du comité, dont les cris des victimes n'attirent pas l'attention et ne peuvent altérer la tranquille sérénité. Il délibère gravement sur les affaires publiques avec l'impassibilité d'un Dieu. À l'offre de secours que lui fait un commissaire de la Commune il répond : «Tout se passe bien ici.» En effet, tout se passait bien ; aussi quand, à cinq heures du soir, le substitut du procureur de la Commune, François-Nicolas Billaud-Varennes, de La Rochelle, ancien oratorien, vint, marchant sur des cadavres, se rendre compte par lui-même des progrès du massacre, il put crier aux assassins : «Peuple, tu immoles tes ennemis ! tu fais ton devoir.» Et Maillard lui répondait avec la satisfaction du devoir accompli : «Il n'y a plus rien à faire ici ; allons aux Carmes.»

Aux Carmes la besogne était commencée ; Maillard faillit en être pour ses frais de bonne volonté.

Là, dès le matin, la surveillance avait redoublé, chaque prisonnier était consciencieusement fouillé ; les objets les plus inoffensifs lui étaient enlevés ; on ôta même les chandeliers de l'autel et les crucifix, tant on redoutait qu'ils s'en fissent une arme. Les parents, les amis qui étaient venus les voir, se retiraient en pressant convulsivement leurs mains ; et, n'osant leur dire au revoir, ils leur murmuraient adieu avec larmes. Eux seuls demeuraient calmes. C'est cette tranquille résignation qui faisait dire au journaliste Duplain de Sainte-Albine : «Je crois bien qu'il y a ici quelque chose d'extraordinaire ; nous ne souffrons pas pour la même cause.»

La promenade du matin fut retardée. En rentrant, ils s'aperçurent que leur gardes avaient été changés plus tôt qu'à l'ordinaire, et qu'ils étaient plus nombreux. Seul le commandant portait un uniforme ; ses hommes armés de piques étaient coiffés du bonnet rougé. À midi, eut lieu le dîner dans l'église. Les prêtres prirent leur repas avec peut-être un peu plus de gaîté que de coutume. Après, un commissaire de la section vint faire l'appel nominal. Un officier de garde leur répéta : «Lorsque vous sortirez, on rendra à chacun ce qui vous appartient.» Et déjà les bourreaux cachés dans les corridors guettaient impatiemment leurs victimes. La promenade fut différée ; elle n'eut lieu qu'un peu avant quatre heures. Contre l'usage, on força les vieillards, les infirmes, tout le monde à se rendre au jardin. Les prisonniers entendaient le tocsin, le canon et les vociférations de la foule dans les rues. Ils se dispersèrent dans les allées, ça et là, en divers groupes. Seul Sévérin Gérault, directeur des religieuses de Sainte-Élisabeth, resta près du bassin central, en prière, à genoux. L'évêque de Saintes et plusieurs autres se dirigèrent vers le petit oratoire du fond. Il demanda à l'officier de garde qu'on le leur ouvrît. Quelques-uns s'agenouillèrent et récitèrent l'office des vêpres. L'évêque de Beauvais s'y trouvait.

À ce moment, les chansons des Marseillais partis de l'abbaye de Saint-Germain, retentissent avec des hurlements féroces. Les soldats embusqués aux Carmes croient que c'est le signal. Au nombre d'une dizaine environ, ils se précipitèrent dans le jardin, ivres de fureur et de vin. Le premier qui tomba fut l'abbé Pierre-Michel Guérin. Tout entier à ses prières, il ne s'était point levé, ni détourné. Un coup de sabre l'étendit. Les piques l'achevèrent. En le voyant tombé, Salins s'avança courageusement pour attendrir les massacreurs. Un coup de feu l'abattit près de son confrère.

Les assassins s'étaient divisés en deux groupes. Celui qui avait pris l'allée de la chapelle s'avançait en criant : «Où est l'archevêque d'Arles ?» Du Lau se présente. Un coup de sabre lui est asséné sur la tête ; un second lui ouvre le crâne. Le prélat porte la main à son front, sa main est abattue et un dernier coup le renverse sans connaissance. Un des forcenés piétine sur son corps, lui enfonce dans la poitrine sa pique avec tant de violence, que le fer y resta. Il s'en dédommagea en volant la montre de la victime.

Quatre jours après, le véridique et officieux Moniteur, dans le seul passage où soient racontées les journées de septembre, apprenait au monde que c'était Monseigneur Du Lau qui avait été cause de tout le mal. «Le dimanche 2, seize particuliers armés de pistolets et de poignards avaient été arrêtés. L'archevêque d'Arles et le vicaire de Saint-Ferréol de Marseille étaient du nombre. On veut les conduire de la cour du palais au comité des Quatre-Nations. Ils font résistance, et l'un d'eux tire un coup de pistolet qui blesse mortellement un citoyen. Alors ils deviennent victimes de leur propre fureur... L'indignation du peuple était à son comble. «Eh bien ! qu'ils meurent tous,» s'écrie un citoyen qui venait de s'enrôler. Que les scélérats «meurent tous !» Cette résolution subite se propage avec une activité incroyable ; le peuple se porte de toutes parts aux prisons (14).» Au bruit, au coup de feu, à la vue des morts, les prêtres des Carmes s'étaient mis à fuir dans toutes les directions. Quinze à vingt plus jeunes avaient assez aisément franchi un mur à hauteur d'appui. Mais réfléchissant que leur fuite, en rendant les brigands plus furieux, attirerait sur les autres un malheur, hélas ! déjà inévitable, plusieurs revinrent héroïquement.

L'abbé Vialar se trouvait au fond du jardin, à gauche, au moment où les égorgeurs y pénétrèrent. Il tombe à genoux au pied du mur, offrant ses jours à Dieu. Il attend. La mort ne venant pas, et l'instinct de la vie s'agitant, il se relève, examine la muraille ; l'escalade n'était point impossible. Il grimpe, il arrive au sommet. L'évêque de Saintes passait : «Venez vite, monseigneur, lui crie-t-il ; venez vite.» Le prélat pouvait l'imiter ; il était sauvé. «Mon frère ?», répondit-il. Son frère, c'est toujours le mot qui s'échappe de son cœur. Sa pensée après Dieu ne voit que lui. Dieu leur devait la grâce de ne les point séparer au dernier moment (15).

Son frère était dans la chapelle. Là s'étaient réfugiés bon nombre d'ecclésiastiques ; c'était un asile. Tous dans un profond silence, ils faisaient offrande de leur existence au Dieu de l'autel. La mort du vénérable archevêque d'Arles avait excité la joie des soldats. Ils se mirent à entonner le chant de la Carmagnole. Lapize de La Pannonie, qui avait essayé de recevoir le coup destiné à Mgr Du Lau, arrive. Quelqu'un s'écrie : «Voici les Marseillais.» — «Messieurs, répondit Gabriel Desprez, vicaire général de Paris, auparavant de Nevers, nous ne pouvons être mieux qu'au pied de la croix pour faire à Dieu le sacrifice de notre vie.» Et tous se jettent à genoux, se donnent mutuellement l'absolution. C'est dans cette position que les scélérats les trouvèrent. Leurs balles criblent ces hommes en oraison. Chaque décharge porte. Ils frappent dans le tas. Le sang, qui ruissela sur les dalles et inonda les murs de la chapelle, attesta, jusqu'à la destruction de cet édifice deux fois sacré, et la fureur des bourreaux, et la mansuétude des victimes. Là tombèrent, couvrant de leur sang les habits de leurs co-détenus, Pierre-François de Pazery, vicaire général de l'archevêque d'Arles, est ses neveux les deux frères Pazery de Chorame (16). François-Joseph de La Rochefoucauld fut atteint d'une balle qui lui brisa la cuisse. Elle était destinée à Lapize de La Pannonie. Il tomba, on le crut mort ; son agonie devait se prolonger. Dans l'enclos, la chasse aux prêtres était organisée. Au chant du Ça ira, les brigands tiraient sur les ecclésiastiques comme sur les bêtes fauves. Jeunes, vieux, infirmes, tout leur était bon. Parfois ils se donnaient le plaisir d'ajuster. Il y a de la gloire à tirer droit, et un chasseur qui vise n'est pas un assassin qui frappe. Ils forçaient quelques malheureux à fuir, qu'une balle atteignait bientôt. Jeu agréable. Le gibier humain a un attrait particulier. Combien furent atteints d'un plomb homicide !

L'hallali résonnait. La meute se précipitait à la curée. Tout à coup une voix s'entend : «Arrêtez, arrêtez ; c'est trop tôt ; ce n'est pas ainsi qu'il faut s'y prendre.»

En effet, on avait violé la consigne. Le carnage se faisait sans méthode, sans principes ; l'égorgement n'était plus administratif comme ailleurs. On s'était trop pressé. Il fallait procéder dans les formes. Maillard avec sa bande, après s'être arrêté devant la section du Luxembourg, avait remonté la rue Férou, celle de Vaugirard, et pénétré dans le couvent.

Et le commandant du poste, demeuré près des bâtiments pendant cette scène, qui avait duré un quart d'heure, cria d'une voix formidable : «Tout le monde à l'église.» Il ne fallait pas qu'un seul pût échapper ; les égorgeurs devaient avoir leur compte. Ils tenaient du reste à bien gagner les six livres que la Commune leur accordait pour «nettoyer» les prisons, purger la terre des monstres qui la souillaient. Aussitôt on cherche à obéir. Les malheureux s'acheminent vers l'église. Mais les baïonnettes qui s'acharnaient après eux se croisaient pour les empêcher d'y entrer. Ils étaient acculés dans l'étroit escalier qui y conduit : «Nous y eussions tout été tués, raconte Berthelot de Barbot (17), si, par des prières réitérées, le commandant n'eût enfin obtenu que ces assassins nous laisseraient entrer.»

Mgr de Saintes, docile à l'ordre, se rendait à l'église. À côté de lui, marchait Bardet, curé de Besançon. Ils passent à côté de Jacques-Gabriel Galais, supérieur des Robertins. Galais était monté sur un arbre d'où il lui était facile de gagner le mur et de se laisser couler dans la rue. En voyant le prélat s'avancer courageusement, il eut honte de sa pusillanimité. Se dérober au martyre quand d'illustres prélats y volaient d'eux-mêmes ! Il descend aussitôt, remet à un homme de physionomie plus honnête un assignat qu'il doit au traiteur de la maison, son portefeuille et sa montre qu'il destine au soulagement des pauvres. Puis il se livre aux exécuteurs. Quelques prêtres remirent aussi en d'autres mains pour leurs parents, leurs montres et leurs effets qui ne parvinrent jamais à leur adresse.

Et pendant ce temps, «trois cents hommes armés, raconte Mercier, faisaient l'exercice dans le jardin du Luxembourg, à deux cents pas des prêtres que l'on massacrait dans la cour des Carmes». Le quartier tout entier laissait faire. «Pour glacer la pitié, dit Edgard Quinet (18), il avait suffi que les massacres eussent l'apparence de coup d'état. Les tueurs tranquillement assis à la porte des greffes et jouant leur rôle de juges, les municipaux qui venaient inspecter l'ouvrage, les écharpes mêlées à la tuerie, les assassins qui travaillaient à la corvée des meurtres et gagnaient leur journée, cette assurance dans le sang, tout cela donnait l'idée d'une mesure administrative exécutée au nom de l'autorité. Il n'en fallait pas davantage pour ôter aux meilleurs la pensée de s'opposer à un carnage officiel. Les assassins ne furent qu'une poignée ; le reste trembla.»

Ceux d'ailleurs qui essayèrent de mettre un terme au massacre le firent inutilement. Antoine-Raphaël Petit, sous-commandant de la section du Luxembourg, courut au comité et demanda du secours ; l'Assemblée, présidée par Ceyrat, passa à l'ordre du jour. Henri Estagne, capitaine du poste Saint-Sulpice, envoya un de ses volontaires prévenir la section. Le président répondit : «Nous avons bien autre chose à penser ; il faut laisser faire ; d'ailleurs tous ceux qui sont aux Carmes sont coupables.» Plus tard, le commandant Tanche demande ce qu'il faut faire. On décide qu'il se rendra aux Carnes avec trente hommes sans armes, pour prévenir les accidents. Un membre, Bourgeois, fait observer que de tels secours sont insuffisants ; mais un autre affirme «que tout est rentré dans le calme» au couvent. Le calme y rentra, en effet ; mais quand il n'y eut plus une seule personne à tuer.

Le commissaire Viollette qu'on envoya régularisa la boucherie. Le commandant Tanche assista impassible aux «accidents» qu'il avait la mission ostensible de prévenir et l'ordre secret de laisser accomplir. Quand il revint, il raconta «que sa prudence n'a pu empêcher ces mêmes accidents ; il observe que la force serait devenue inutile dans cette occasion ; que la multitude innombrable — il n'y eut pas plus de trente égorgeurs — s'est portée à sacrifier à sa juste vengeance les plus perturbateurs qui étaient détenus dans cette maison» ; et divers citoyens «présents à cette expédition» inoffensive, attestent «toute la prudence que mon dit sieur le commandant avait apportée dans cette circonstance délicate». Et «l'assemblée, convaincue du patriotisme qui a toujours animé M. le commandant, applaudit à la prudence qu'il a employée.»

Aussi les «accidents» continuaient-ils aux Carmes ; et Tanche avait toute facilité pour montrer à la fois son patriotisme et sa prudence «dans cette circonstance délicate».

Les prêtres avaient pu enfin pénétrer dans l'église, harcelés par les coups de piques. Les premiers entrés se précipitèrent à genoux devant le sanctuaire. Les autres peu à peu se réunirent à eux, échappant à grand' peine aux coups qu'on leur lançait de toutes parts. Pierre-Louis de La Rochefoucauld arrive, cherchant l'évêque de Beauvais. Séparé de lui dans le tumulte du massacre, il ignore ce qu'il est devenu : «Où est mon frère ? demande-t-il. Je vous en supplie, ne me séparez pas de mon frère.» Et il se jette à genoux, implorant de Dieu la grâce de lui être réuni. En ce moment on apporte François-Joseph blessé. Bardet l'avertit ; il se lève, court à lui, l'embrasse, lui prodigue les marques de la plus affectueuse tendresse et les soins qui sont en son pouvoir. Derniers témoignages d'amour que le bourreau allait interrompre.

Un commissaire, les uns disent Viollette, les autres Maillard, ou quelqu'un des siens, s'établit avec une table et le registre d'écrou de la prison des Carmes auprès de la porte par laquelle on descendait au jardin, désigné désormais sous le nom Parc aux cerfs. Devant lui défileront ceux qui vont à la mort. Les gendarmes nationaux de garde se rangent en haie ; les uns devant le sanctuaire pour tenir les victimes sous leurs yeux ; les autres sont disposés dans l'intérieur de la maison, aux portes, pour empêcher le peuple de troubler les bourreaux. Les bourreaux eux ont un poste assigné ; c'est le haut et le bas de l'escalier qui aboutit à l'enclos.

À cette division régulière, à cet ordre savant dans le forfait, à ce jeu toujours uniforme et toujours le même. que la pièce se passe aux Carmes de Vaugirard, ou à l'abbaye de Saint-Germain, on reconnaît la main d'un unique et suprême ordonnateur. Les rôles ainsi distribués, on peut commencer la tragédie ; les horribles scènes du jardin n'étaient que le prologue.

Cent ecclésiastiques environ restaient à immoler. Les sicaires étaient au nombre de trente tout au plus. Le carnage de l'enclos avait commencé un peu avant quatre heures, il était environ quatre heures et quart. Pendant les préparatifs l'assassinat officiel, les détenus resserrés dans le sanctuaire, priaient.

Si quelque chose eût pu émouvoir les cœurs, c'était bien le spectacle de ces hommes, jeunes, vieux, prêtres, évêques, qui attendaient tranquilles le coup de pique final. À l'appel de leur nom, ils se levaient et s'avançaient les uns avec sérénité, les autres avec empressement, ceux-là sans daigner même quitter des yeux la page du bréviaire commencée, ceux-là murmurant quelques versets de psaumes. La plupart marchaient à une mort cruelle comme à la acte le plus indifférent. Ils n'appartenaient déjà plus à la terre.

Dans le sanctuaire on récitait les prières des agonisants ; on faisait la recommandation de l'âme : «Partez, âme chrétienne». Les hurlements de la douleur, les hurrahs frénétiques arrivaient à chaque moment aux oreilles des prisonniers. Tels jadis les premiers chrétiens dans les «carceres» de l'arène entendaient les rugissements des lions prêts à les dévorer, les applaudissements de la foule qui saluait la mort de quelques-uns de leurs frères.

Le nombre diminuait d'instant en instant. Pierre-Louis de La Rochefoucauld voyait peu à peu sortir du chœur et disparaître tous ses compagnons. Procession funèbre qui défilait sous ses yeux. Évêque, il marchait le dernier. Quelle longue agonie que ces minutes d'attente ! Il vit partir Gallais qui lui dut la gloire de périr en ce jour ; Louis Menuret, le vénérable supérieur du petit séminaire de Saint-François de Sales à Issy, ancien curé de Montélimart ; Claude-François Gagnières des Granges, ancien professeur de philosophie chez les Jésuites, homme d'une science quasi-universelle ; Urbain Lefèvre, qui, sur le point d'échapper, dit au garde sous la protection duquel on l'avait placé : «J'aime mieux aller avec les autres.» ; les deux Nativelle, Jean-Baptiste, vicaire à Saint-Martin de Longjumeau, et René, vicaire à Saint-Denis d'Argenteuil, qui, réclamés par quelques habitants de la rue de Bussy, périrent pour n'avoir point voulu prêter le serment de liberté-égalité, condition de leur délivrance ; Jean-Antoine Guillemenet, prêtre de Saint-Roch à Paris ; et son amis, le seul laïque des Carmes, Charles-Régis de Valfons, ancien officier du régiment de Champagne, qui avait voulu mourir avec lui et marcher au trépas à ses côtés comme aux heures de la promenade ; puis le général des Bénédictins de Saint-Maur, Ambroise-Augustin Chevreux, et Louis Barreau de la Touche, son neveu ; René-Julien Massey, ancien prieur de Saumur ; Apollinaris Morel, né à Prez-vers-Noréaz, ancien professeur des jeunes prêtres capucins à Fribourg ; Henri-Hippolyte Ermès, curé de Saint-Michel à Paris, docteur de Sorbonne, auteur d'excellents ouvrages ; Yves Le Guillou de Kerenrun (19), proviseur de la maison de Navarre ; André Grasset de Saint-Sauveur, né à Montréal, chanoine et prêtre de Sens ; Jean-Guillaume Mauduit, curé de Noyers ; Jean-François Burté, procureur de la maison des Cordeliers à Paris ; Jean Charton de Millou, aumônier des dames du Saint-Sacrement, «à qui il ne manquait qu'un peu de santé pour être le Bourdaloue de son siècle», dit l'abbé Barruel ; Jacques-Jules Bonneau, vicaire général de Lyon, connu par ses ouvrages ; Charles-François Legué et Jacques Friteyre-Durvé, deux des meilleurs prédicateurs de Paris ; Guillaume-Antoine Delfaut, archiprêtre de Sarlat, député à la Constituante, qui, une demi-heure avant l'entrée du bourreau, faisait répondre à ses amis : «Dites-leur que je n'ai jamais été mieux portant et si heureux.» ; Mathieu-Nicolas Villecroin, directeur des religieuses de Bellechasse ; Vincent-Joseph Le Rousseau, directeur des dames de la Visitation de la rue du Bac, qui avait été arrêté pour un autre et ne voulut jamais révéler la méprise : religieux, curés, grands vicaires, tous unis dans la même foi, montrant même zèle et même patience.

L'évêque de Saintes restait encore. La providence semblait le réserver pour le dernier, afin qu'il pût n'entrer au ciel qu'avec son frère. L'amitié qui les avait unis était «cette vraie fraternité, que nulle dissension n'a violée ; c'était celle des saints qui répandent leur sang pour suivre le Seigneur, qui méprisent les grandeurs du siècle, arrivent ensemble au royaume céleste.» Il était auprès de son frère gisant sur un mauvais matelas et endurant avec calme d'horribles souffrances. Il le consolait, il essayait de le soulager ; n'attendant plus rien pour lui-même que le trépas, il s'efforçait de croire qu'on épargnerait le malheureux. Voit-on dans les batailles les plus furieuses qu'on achève les blessés ! Pendant qu'il lui fait entendre les plus douces paroles, son nom retentit sous les voûtes de l'église. Son tour est venu. Il n'a plus qu'à mourir. Il donne à son frère le suprême baiser, l'adieu de la mort ; et ces deux hommes pleins de vie s'embrassent déjà dans le trépas. Fier et tranquille, Pierre-Louis de La Rochefoucauld s'avance, il se hâte comme s'il pouvait, par son obéissance à s'offrir aux coups racheter ce qui reste de vie à l'infortuné. Et il murmure cette touchante prière qu'une pieuse tradition nous a conservée : «Mon Dieu, soumis à vos décrets, je remets mon âme entre vos mains, et je recommande à votre clémence divine ces pauvre gens qui ne se souilleraient pas d'homicide si d'affreux artifices ne leur avaient ravi la crainte de vos jugements et l'amour de votre bonté.» Ce furent ses dernières paroles.

À la porte le commissaire lui demande encore s'il a prêté, s'il veut prêter serment, comme pour prouver bien clairement que la victime allait être immolée pour sa foi. La question était bien superflue. Et des cent vingt prêtres qui furent égorgés là, pas un ne songea à racheter sa vie par un parjure. Les Marseillais se ruèrent sur lui ; ses pieds glissaient dans le sang fumant. Les piques firent leur œuvre. Il chancelle ; c'en était fait. Ainsi périt à l'âge de quarante-huit ans, haut et puissant messire Pierre-Louis de La Rochefoucauld, chevalier, conseiller du roi en son conseil d'état, seigneur évêque de Saintes, abbé de Vauluisant, chanoine de Beauvais. Mais celui que les bourreaux avaient renversé parmi ces monceaux de corps mutilés et palpitants, celui que leur rage croyait bien avoir détruit à jamais, sortait de ces décombres humaines plus grand, plus glorieux, immortel. Tombé La Rochefoucauld et évêque il se relevait pontife et martyr.

L'immolation de l'évêque de Saintes ne sauva pas l'évêque de Beauvais. Aussitôt après on l'appelle. Il se soulève sur son lit de douleur : «Je ne refuse pas, dit-il aux sicaires qui l'entourent, je ne refuse pas de mourir comme les autres ; mais vous voyez, je ne puis marcher. Ayez, je vous prie, la charité de me soutenir vous-même, et d'aider à me porter où vous voulez que j'aille.» On le porte donc ; et à l'endroit où son frère expire, il reçoit le coup fatal. Il tombe sur son cadavre encore chaud et il étreint son corps en expirant. L'histoire des dévouements fraternels comptait un héroïsme de plus.

François-Joseph fut presque le dernier immolé. Selon Maton de La Varenne, c'est un tailleur d'habits qui eut la gloire de faire martyrs les deux évêques. Il était alors près de six heures. Le massacre avait duré deux heures environ.

Et ce soir-là, il y avait grand dîner au ministère de l'Intérieur. Roland fêtait ses amis. On devisait agréablement de «l'événement du jour». C'est le mot de madame Roland, qui continue : «Clootz prétendit prouver que c'était une mesure indispensable et salutaire.» Parmi les convives était aussi un membre du comité civil de la section des Quatre-Nations, Delaconté. Il avait signé toute la journée les fameux bons de vins et de victuailles exigés par les travailleurs des prisons, et il s'était chargé d'en proposer le remboursement au ministre de l'Intérieur. Roland lui répondit tranquillement «qu'il n'avait pas de fonds pour de semblables objets (20).» Voilà tout ce que sut faire en ces circonstances le ministre de l'Intérieur, donner à dîner et ne pas payer sur sa caisse les égorgeurs de l'évêque de Saintes et des autres. Et l'odeur tiède de leur sang répandu s'élevait de terre, et les invités de Roland humaient le fumet de ses vins.

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[Notes de bas de page.]

1.  Moniteur du 6 juin 1792 (XII, 578).

2.  Le testament de François-Joseph est un autre exemple de la charité du prélat. Il était seigneur d'une partie de sa ville épiscopale comme son frère de la sienne. Le 13 juillet 1788, fête d'inauguration d'une statue, un grêle terrible ravaga sept paroisses et la ville : le 19 août, lors du serment des échevins élus, on donna lecture de l'acte par lequel il remettait à ses vassaux et censitaires de la ville et de la banlieue, les droits seigneuriaux qui lui étaient dus pour cette année. Voir C.-L. Doyen, Histoire de la ville de Beauvais depuis le XIVè siècle (Beauvais, Moisaud, 1842).

3.  L'abbé Delettre, Histoire du diocèse de Beauvais (Beauvais, Desjardins, 1843 ; tome II, p. 351).

4.  La date exacte de l'arrestation de François-Joseph est ignorée ; le procès-verbal, s'il a été rédigé, n'existe plus. Les uns citent 11 août ; on voit que le 13 les deux frères étaient libres.

5.  Jean-Marie du Lau¹, naquit le 30 octobre 1738 à Biras dans le diocèse de Périgueux (Dordogne), d'Armand du Lau, seigneur de La Coste, et de Françoise de Salleton, fut chanoine et trésorier de Pamiers, vicaire général de Bordeaux, prieur de Gabillon et agent général du clergé de France en 1770 ; il fut sacré archevêque d'Arles le 1er octobre 1775. Voir Bernard, Monseigneur Jean-Marie du Lau, archevêque d'Arles (Arles, 1892)² ; et l'abbé Pecout, Jean-Marie du Lau, archevêque d'Arles (Périgueux, 1892)². [¹ À propos, la devise du Lau est : Vaillance mene à gloire. ² Pas en la base de données en ligne de la Bibliothèque nationale de France, sous ce titre, en 2003.]

6.  L'abbé Barruel, Histoire du clergé français pendant la révolution française (Londres, Debrett, 1793)¹. [¹ Voir aussi l'abbé Lapize de La Pannonie, Les Massacres du 2 septembre 1792 à la prison des Carmes à Paris ; Reproduction du manuscrit de l'abbé de Lapize de la Pannonie avec introduction par Mgr de Teil, Paris, Desclée de Brouwer (s. d.).]

7.  Ibid.

8.  Ibid.

9.  Moniteur du 10 novembre 1792.

10. Moniteur du 2 septembre 1792.

11. Jean-Marie Berthelet de Barbot fut chanoine de Chartres et vicaire général de Mende ; il mourut à Paris le 5 décembre 1818.

12. L'abbé Guillon, Les Martyrs de la foi pendant la révolution française,... (Paris, Mathiot, 1821 ; tome IV, p. 494), tient le fait de Mme de La Rochefoucauld, belle-sœur des deux prélats, à qui Becquerel l'avait raconté.

13. On en peut voir les preuves dans Louis Mortimer-Ternaux, Histoire de la Terreur (Paris, Calamann-Lévy, 1862-1886 ; tome III).

14. Moniteur du 6 septembre 1792 (XIII, 614). Ajoutons que, le 8, il rectifia le fait pour Mgr Du Lau «qui a péri aux Carmes avec les autres prisonniers qui y étaient détenus».

15. Jérôme-Noël Vialar fut secrétaire particulier de l'archevêque d'Albi, François-Pierre de Bernis ; l'avait accompagné à Paris où il avait député aux États généraux. Le 28 août 1792, il traversait, vêtu en laïque, la rue de Vaugirard, lorsqu'il fut reconnu par un individu : «C'est un calotin !» Aussitôt arrêté, Vialar fut conduit aux Carmes. — Après avoir, le 2 septembre, opéré l'ascension du mur, il se trouva dans une cour close de murs plus élevés encore. Il se tapit dans un réduit situé sur l'oratoire du jardin des Carmes ; et y entendit les hurlements des bourreaux, les cris d'agonie des victimes. Un bout de solive dans le mur lui permet d'y grimper ; il saute et se trouve devant un hôtel fermé par une grille, l'hôtel de Toulouse, aujourd'hui occupé par le conseil de guerre, rue du Cherche-Midi. Il escalade la grille, trouve la maison inhabitée et démeublée. Égaré, il parvient au dernier étage ; une chambre est ouverte ; un matelas gît sur le plancher. Il s'y étend, accablé de lassitude et brisé d'émotions. Il dort deux ou trois heures. À son réveil, la nuit arrivait. Il entend parler à la porte, descend, rencontre une femme, lui conte son aventure, se fait ouvrir, et va se réfugier dans une autre partie de la ville. Il y resta caché deux mois, puis la persécution sévissant encore, il s'enfuit vers Senlis, faillit y être compris dans un recrutement de 300000 hommes ordonné par la Convention, revint à Paris, et ne pouvant se procurer un passeport, déguisé en marchand colporteur, il prit une pacotille sur son dos, traversa la France, arriva en Suisse, se rendit à Rome à la fin de 1793, en partit l'an 1798 lors de l'invasion française, devint en Russie chapelain de l'ambassadeur de Naples. De retour en France au printemps de 1819, il en repartit vers la fin de juillet pour reprendre Saint-Pétersbourg ses fonctions de chapelain. Voir l'abbé Guillon, Les Martyrs de la foi... (tome I, p. 495).

16. L'un, Joseph-Thomas Pazery de Chorame, fut sous-doyen du chapitre de Blois ; l'autre, Jules-Honoré-Cyprien Pazery de Chorame, fut grand vicaire de Toulon. Ce dernier partait pour les missions étrangères, lorsque son évêque, Étienne de Castellane-Mazaugues, l'avait, à force d'instances, retenu près de lui. Il ne se doutait pas qu'on pouvait trouver en France le martyre qu'il allait chercher dans les pays sauvages.

17. Jean-Marie Berthelot de Barbot, vicaire général de Mende, entendit, le soir du 2 septembre, un des égorgeurs se plaindre au comité en son nom et au nom de ses camarades qu'on les eût trompés : on leur avait promis trois louis, on ne voulait leur en donner qu'un. Le commissaire répondit qu'ils avaient encore les prisons de Saint-Firmin, de la Conciergerie et autres, de l'ouvrage pour deux jours ; ce qui ferait le compte. L'abbé Bardet vit un travailleur des Carmes en fureur parce qu'on lui avait refusé une culotte qu'il avait cru pouvoir enlever à un défunt, disant qu'il avait bien gagné une culotte en rendant un aussi grand service à la nation ; que six francs, ce n'était pas trop pour une pareille journée. «J'en ai assez tué pour mériter une culotte de plus.»

18. Edgard Quinet, La Révolution (Paris, Lacroix et Verbœckhoven, 1865 ; tome I, p. 386).

19. [Note de l'éditeur.  Yves Le Guillou de Kerenrun, naquit en 1748 à Lézardrieux (Côte d'Armor), fut effectivement victime des Septembriseurs : mais, pas forcement aux Carmes ? Donc, l'abbé Tresvaux du Fraval, Histoire de la persécution révolutionnaire en Bretagne à la fin du dix-huitième siècle (Saint-Brieuc, Prud'homme, 1892), a écrit : «Le 3 septembre 1792, les révolutionnaires se portèrent au séminaire de Saint-Firmin,... Plus de 80 prêtres y étaient détenus, dont cinq bretons : René Andreiux,... Yves Le Guillou de Kerenrun,... René Urvoy,... Yves Le Rey,... et Yves-Jean-Pierre Rey de Kervezic... Depuis la veille, sachant que les massacres étaient commencés ailleurs, ils passèrent la nuit à se préparer à la mort, les uns par la messe, les autres par la sainte communion. On les fit sortir dans la rue, mais la populace, devant un si grand nombre de victimes, manifesta quelque hésitation ; on les fit alors rentrer dans la maison, où les bourreaux les égorgèrent ou les jetèrent par les fenêtres dans la rue et le peuple les achevait.» — Ce «Yves Le Guillou de Kerenrun» est en fait Yves-André Guillou de Kerenrun, parent du susmentionné Yves-Jean-Pierre Rey de Kervezic: né le 8 mars 1748, maître ès Paris le 5 juillet 1768, proviseur du Collège de Navarre et vice-chancelier de l'Université de Paris, arrêté le 23 août 1792 au Collège de Boncour (dépendance du Collège de Navarre), incarceré à Saint-Firmin le premier septembre, y mort le 3 ; voir l'abbé Joseph Grente, Les Martyrs de Septembre à Paris (Paris, Tequil, 1926, p. 148). Aujourd'hui, il y a une statue à son effigie dans l'église Saint-Jean-Baptiste à Lézardrieux, et aussi l'une à l'effigie de Yves Rey de Kervezic dans l'église Saint-Jacques à Perros Guirec.]

20. Henri-Alexandre Wallon, Intermédiaire des chercheurs et curieux... (Paris, 10 juin 1892), a dit : «Les massacres de septembre sont l'œuvre voulue, préméditée de la Commune et de Danton».¹ [¹ Voir aussi Henri-Alexandre Wallon, Interpellation adressée au ministre de l'Intérieur : sur l'inauguration, à Paris, de la statue de Danton, pour le 14 juillet, séance du 7 juillet 1891 (Paris, Journaux officiels, 1891).]


Tableau par Achille-Etna Michallon (1796-1822), daté 1817,
intitulé Les Carmes de la rue de Vaugirard.

Tableau par Achille-Etna Michallon, d'après le dessin de Hippolyte Destailleu tenu dans la Bibliothèque Nationale - libre de droit



«Deux victimes des Septembriseurs» :
Table des Chapitres ; Lexique ; Chapitre 29

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]