«HISTOIRE DE L'ABBAYE ROYALE DE SAINT-PIERRE DE JUMIÈGES» ; 9


CHAPITRE 9. — Guillaume III, dit de Rençon, 42e abbé (1213). — Guillaume IV, dit de Courdieu, 43e abbé (1239). — Guillaume V, dit de Fors, 44e abbé (1247). — Notes de bas de page.


GUILLAUME DE RENÇON, QUARANTE-DEUXIÈME ABBÉ (1213).

Ce qui demeure constant, c'est qu'après la démission ou la mort d'Alexandre [le quarante et unième abbé, qui mourut le 25 octobre 1213], dont le tombeau se voit encore aujourd'hui dans le chapitre, les religieux nommèrent Guillaume de Rençon pour lui succéder. Il était de Rençon même, à une demi-lieue de Saint-Wandrille ; mais il préféra le monastère de Jumièges à celui-ci, afin de s'éloigner davantage de sa famille et de pouvoir servir Dieu avec plus de facilité. Il n'y fut pas longtemps sans donner des marques de sa sagesse et du progrès qu'il faisait dans le chemin de la vertu. C'est ce qui porta Alexandre à lui confier l'administration du prieuré de Saint-Martin de Boafle, et à l'établir depuis prieur de Jumièges, où il répondit parfaitement au choix de son abbé. Son caractère était la douceur, mais une douceur éclairée, qui n'avait rien de cette faiblesse qui dégrade l'autorité et qui introduit le désordre. Il gouverna durant vingt-sept ans avec une satisfaction égale de la part des religieux et de quelques-uns même de ceux qui semblaient n'attendre que la mort d'Alexandre pour continuer leurs poursuites au sujet de leurs prétendus droits de séjour dans l'abbaye à certains jours de l'année. Mais cette satisfaction ne fut pas universelle dans le dehors, où il eut souvent des contradictions à essuyer.

À peine était-il nommé qu'il fut contraint de faire le voyage de Coutance pour défendre les intérêts de son monastère contre le doyen et les chanoines de Saint-Cande de Rouen, qui lui disputaient la dîme des terres essartées dans la forêt de la Londe, sur la paroisse d'Imfreville, près du Bourgtheroude. L'affaire avait été portée devant le pape, et il avait nommé pour juges l'évêque de Coutances et le chantre de son église. Guillaume arriva le premier et pressa ses juges d'examiner ses titres ; mais ils le refusèrent, sous prétexte que Jourdain, évêque de Lisieux, à qui était le doyenné (
1) de la collégiale de Saint-Cande, n'était pas encore arrivé. Il ne fut pas nécessaire de l'avertir que la politique avait dicté cette réponse et que l'évêque de Lisieux n'arriverait point. Il sortit donc de Coutance à l'heure même, et vint trouver l'évêque Jourdain, qui parut si satisfait de cette démarche qu'il consentit de traiter avec lui et de lui céder à perpétuité les dîmes contestées, à condition que l'abbaye de Jumièges payerait tous les ans à l'église de Saint-Cande un cierge de 2 livres, et que les nouveaux essarts, qui pourraient être faits dans la suite, ne seraient point sensés compris dans le présent accord, qu'ils scellèrent chacun de leur sceau, au mois de mars 1213 (2).

Le dessein de Guillaume n'était pas de demander autre chose à l'évêque. Sa mission était même remplie au-delà de ses espérances. Mais Jourdain ayant voulu apprendre de sa bouche ce que la renommée publiait de la charité des moines de Jumièges, il fut si touché du détail de leurs aumônes et de la dépense qu'ils faisaient dans la réception des hôtes, que l'abbé, voyant couler ses larmes, en prit occasion de lui demander un règlement pour la portion du desservant de Saint-Michel de Croupte, et de la remise du droit épiscopal, que ses prédécesseurs avaient exigé d'eux à chaque mutation. Jourdain l'avait lui-même refusé quelques années auparavant, mais dans des circonstances différentes, et principalement parce qu'il ignorait la vie austère et cachée des religieux de Jumièges et le bon usage qu'ils faisaient de leurs biens. L'admiration que lui causa le récit de l'abbé ne lui permit pas de persévérer plus longtemps dans son refus. Il le félicita sur le bonheur qu'il avait de gouverner une si sainte famille, et, pour contribuer en quelque chose à l'accroissement de leurs bonnes œuvres, il leur abandonna, par une charte dans laquelle il les comble de louanges et qu'il fit confirmer par le doyen et les chanoines de sa cathédrale, tout le droit qu'il avait coutume de prendre sur leurs dîmes de Croupte, et consentit de s'en faire payer à l'avenir sur l'autelage, ou portion du desservant, lors de son institution (3).

On n'avait pas compté à Jumièges, quand Guillaume en partit, que son retour dût être aussi prompt. La surprise fut générale en le voyant. Les moines crurent l'affaire de la Londe perdue, mais il les désabusa bientôt, en leur racontant l'extrême facilité qu'il avait trouvée dans l'évêque de Lisieux, et en leur faisant voir les deux chartes qu'il avait expédiées en leur faveur. Ils donnèrent mille bénédictions au prélat, et rendirent grâce à Dieu du nouveau bienfait dont il avait pris plaisir à les combler dans un temps ou il semblait qu'après les tentatives inutiles qu'ils avaient faites, ils devaient moins espérer que le prélat se laisserait fléchir. Guillaume reçut aussi leurs exclamations les plus sincères ; mais elles ne furent pas sans quelque mélange d'inquiétude, car, ayant appris à l'heure même que le souverain pontife, auquel il avait porté les plaintes de la communauté contre Richard d'Yvetot, qui prétendait unir la dîme des novales et des essarts de la forêt de Croix-Mare à la chapelle de Saint-Nicolas, qu'il avait fait bâtir l'année précédente, avait chargé l'abbé de la Nouë, le chantre et un chanoine de l'église cathédrale d'Évreux de terminer au plus tôt ce différend, il craignit que la preuve de capacité et de zèle qu'il venait de donner dans l'affaire d'Imfreville et de Croupte avec l'évêque de Lisieux, n'engageât ses frères à le presser de se mettre encore à la tête de celle-ci, et que la régularité ne souffrît de son absence. Dans cette pensée il voulut user de son autorité et faire tomber le choix sur un autre ; mais on était si persuadé que nul ne la manierait avec plus d'habileté que lui, que, quelques mesures qu'il eût prises, on ne voulut pas même en délibérer. Ce fut donc une nécessité pour lui de se remettre en route. Il alla trouver le seigneur d'Yvetot ; il l'amena au point qu'à l'arrivée des commissaires du pape, on termina le différent par une transaction conforme à la justice de sa cause (4).

Il rentra dans sa solitude au commencement du mois de décembre de l'année 1213, avec le dessein de n'en plus sortir, tant pour sa propre sûreté que pour entretenir, par ses exemples et par ses instructions, l'esprit de pénitence et de recueillement que la décadence des temps n'avait point encore affaibli dans son monastère. Sa retraite dura près de trois ans, pendant lesquels il ne parla qu'à ses religieux, à l'archevêque de Rouen, qui venait souvent le visiter, et à Valeran, comte de Meulant, dont on croit qu'il avait la direction. Il était caché pour toute autre compagnie, quelque respectable qu'elle fût. Le prieur et les officiers tenaient sa place et recevaient les étrangers. Mais s'il prit plaisir à se dérober à la vue des hommes, par amour pour son devoir, les plus grands seigneurs de la province mirent leur gloire à faire du bien à son abbaye en sa seule considération et pour avoir part à ses prières. Le comte Valeran commença par la remise d'un cheval, que les moines de Jumièges étaient obligés de lui donner tous les ans pour le libre passage de leurs vins à Mantes (5). Sa charte est remarquable par les expressions de très cher pére, de Seigneur et d'ami particulier, qu'il donne à l'abbé Guillaume ; elle est datée de Vatteville-sur-Seine, où il faisait sa résidence ordinaire, pour être plus à portée de recevoir ses avis. Un autre seigneur de grande piété, nomme Nicolas le Sénéchal, donna à l'abbaye, en 1216, son fief de Neuvillette, dans la paroisse du Thuit-Simer (6), à condition que les revenus qui en proviendraient seraient employés par le chantre à l'entretien des livres du chœur (7). La même année, Thomas d'Yville, dont on a déjà parlé, la gratifia de deux portions de vavassorie à Yville, où elle avait déjà quelques menues rentes, qui furent cédées à son fils, en 1230, pour son droit de séjour à Jumièges, les veilles de Noël et de Pâques (8).

Ainsi s'étaient passées les trois premières années du gouvernement de l'abbé de Guillaume, lorsqu'en 1216, l'aumônier de l'abbaye vint lui annoncer que Geoffroy de Monthiart (9) leur disputait les deux parts des émoluments du moulin de l'Aunay sur la rivière des Vieux, sous Écalles (10), et prétendait avoir droit de panage dans les bois de Jumièges. Guillaume ne perdit point de temps. La crainte d'occasionner par sa faute un procès, qu'une sortie de quelques jours pouvait empêcher, l'emporta sur l'amour de la retraite, qu'il avait résolu de ne point quitter. Il partit avec son religieux, et alla trouver Geoffroy, qui vint à sa rencontre et se regarda dès lors comme vaincu. On ne laissa pas néanmoins de disputer longtemps, parce que Geoffroy voulut couvrir son mauvais procédé de quelque lueur de justice, mais l'abbé le pressa par de si bonnes raisons, qu'il le mit dans l'impossibilité d'y répondre, et le força d'avouer qu'il avait agi par passion et par avarice. Il était prêt d'en passer déclaration ; mais, comme il restait quelques articles qui pouvaient devenir la matière d'une nouvelle contestation, ils jugèrent à propos, l'un et l'autre, de prendre des arbitres pour les régler et de n'en faire qu'un seul acte. On choisit l'abbé de Saint-Wandrille, Guillaume de Durescu (11), et Gautier de Villers, bailli de Caux (12), qui, après avoir entendu les plus anciens du lieu, rendirent une sentence où il fut premièrement stipulé que l'abbé et les religieux de Jumièges auraient les deux tiers de la moute de tous grains au moulin de l'Aunay, et le seigneur de Monthiart un tiers ; 2° que les réparations seraient faites à l'avenir aux dépens de l'abbaye, mais que Geoffroy serait obligé de faire conduire le bois et les meules depuis le port de Duclair jusqu'au l'Aunay, et de payer en outre un tiers du prix des meules ; 3° que l'aumônier aurait deux jours libres dans la semaine, savoir, le dimanche et le jeudi, pour faire moudre les grains destinés au pain des pauvres. Quant au droit de panage, les mêmes arbitres ordonnèrent que le seigneur de Monthiart en jouirait, en payant comme les autres (13).

On voit, par le troisième article de cette sentence, que les aumônes qu'on distribuait à Jumièges étaient considérables, puisqu'on occupait un moulin à eau deux jours de la semaine, pour satisfaire seulement celles qui se faisaient en pain, ce qui pouvait monter à 48 ou 50 boisseaux de grains par semaine, qui produisaient, à la mesure de Duclair, 200, 300 ou 400 cent livres pesant, dont l'aumônier faisait la distribution le lundi, le mercredi, le vendredi et le samedi de chaque semaine. Il était encore chargé de l'aumône générale du 16 décembre, jour de l'anniversaire du duc Guillaume Longue-Épée, et cette aumône montait, année commune, à 120 boisseaux de froment (14). La suite de cette histoire nous fera connaître que la charité des moines, bien loin de s'être refroidie en ce point, n'a fait qu'augmenter.

La même année 1316, la persécution fut ouverte contre les religieux du prieuré de Montaterre, dépendant de l'abbaye. Un gentilhomme, nommé Robert de la Tourette, leur défendit la pêche dans la rivière d'Aqueterre (15), dont ils avaient joui jusqu'alors. L'avantage qu'ils en retiraient surtout depuis l'augmentation de trois religieux en 1208, était trop grande pour en souffrir la privation avec patience. Ils poursuivirent leur droit devant le juge du lieu ; on peut dire même qu'ils l'établirent. Mais le juge n'osa prononcer, et il fallut encore que Guillaume fit le voyage de Montaterre. La persécution cessa à son arrivée. Le seigneur de la Tourette l'a la voir au prieuré, et reconnut, en présence de son chapelain et du maire de Pléville, que le droit de pêche appartenait aux seuls religieux de Jumièges, dans l'enceinte de Saint-Léonard (16) et sur la rivière d'Aqueterre, depuis leur moulin de Leuret et la pointe de l'île Saint-Loup jusqu'au pont de pierre ; l'acte est daté du mois d'octobre 1217 (17).

Le pacifique voyageur se flattait de quelque repos à son retour, et ses espérances étaient d'autant mieux fondées, qu'avant son départ plusieurs seigneurs avaient fait des donations à son monastère, tant à Varengeville qu'à Quillebeuf ; mais la Providence ne permit pas que son séjour fût si tranquille ni si long qu'il l'avait espéré (18). Guillaume Leprévot et Geoffroy de Hotot l'inquiétèrent au sujet du patronage des églises d'Oisy et de Hotot-l'Auvray, qu'ils prétendaient leur appartenir. On plaida près de dix mois à l'archevêché de Rouen, et ce fut toujours l'abbé qui parut pour faire face à tout. Geoffroy céda le premier (19), comme l'on voit par la charte de l'archevêque Robert, en date du 14 juin 1218. Guillaume Leprévôt, n'ayant pas de meilleures raisons pour prouver son droit sur l'église d'Oisy, se fit honneur de l'imiter, et se désista de ses prétentions le 4 septembre suivant (20).

On rapporte à cette même année, et au procès dont nous venons de parler, la construction de la chapelle de Saint-Filibert, à Rouen, par l'abbé Guillaume, pour la commodité des religieux de Jumièges, quand leurs affaires les appelleraient à Rouen. Il l'érigea à côté de l'hôtel de la Poterne, du consentement des religieux de Saint-Lô, curés du territoire, à condition que les bourgeois du quartier continueraient de faire la pâque dans leur église, et que les offrandes leur appartiendraient comme curés, à la réserve des oblations qui pourraient être faites par les locataires de l'hôtel et maisons dépendantes de l'abbaye. La permission est du mois de mars 1218, et fut confirmée dans le même mois par l'archevêque Robert, et par Hugues Veret, évêque de Coutances, qui n'avait pas encore abandonné ses droits sur l'église de Saint-Lô, quoiqu'elle n'eût été cédée à l'un de ses prédécesseurs que par manière de refuge dans le temps que les Normands ravageaient le Cotentin. Cette chapelle n'a jamais eu aucun titre et ne peut être regardée que comme un oratoire de dévotion, que les religieux de Jumièges ont même abandonné (21) depuis que l'abbaye de Saint-Ouen leur a été ouverte, par leur commune réunion, à la congrégation de Saint-Maur (22).

Une réflexion, qui ne fait pas peu d'honneur à nos moines, trouve naturellement ici sa place ; c'est qu'ils étaient aussi recueillis dans leurs voyages, aussi dévots, aussi fervents, qu'ils l'étaient en effet dans le cloître au milieu de leurs frères. On ne les voyait dans les maisons séculières que pour les intérêts de la leur ; ils n'y passaient que le temps nécessaire, et jamais celui de l'office divin, qu'ils récitaient dans l'oratoire de Saint-Filibert aux heures de la communauté. La prière, la méditation, la lecture, la célébration des saints mystères avaient aussi leurs heures réglées. Ils ne mangeaient point en ville, et n'invitaient personne à manger avec eux. Leur repas était simple et frugal ; 2 sols 6 deniers, valant à peu près, de notre monnaie courante, 3 livres 15 sols, fournissaient chaque jour à la dépense d'un religieux, d'un domestique et de deux chevaux (23). Aussi revenaient-ils le cœur aussi détaché du monde que s'ils ne l'eussent pas vu, et l'esprit aussi uni à Dieu que s'ils eussent passé le temps dans une oraison continuelle.

Une vie si pure et si dégagée des sens les fit recevoir partout où leurs affaires les demandaient, avec des témoignages particuliers d'estime et de vénération. Les juges étaient si prévenus en leur faveur, qu'en quelque tribunal qu'on les appelât, ils étaient sûrs de gagner leur procès, parce qu'on savait que l'équité ne leur permettait pas d'en soutenir un mal fondé. Leurs adversaires perdirent courage et se lassèrent de les inquiéter, surtout depuis qu'en 1220 l'Échiquier fut tenu à Jumièges (24). Plusieurs seigneurs leur firent même du bien, en considération de leur piété, soit en leur remettant des droits injustement prétendus ou en les comblant de nouveaux bienfaits. Guillaume de Tourville et Richard Desbus, seigneurs de Flancourt, furent du nombre des premiers. L'un renonça, en présence de l'archevêque de Rouen, au patronage de Saint-Martin de Tourville ; l'autre fit remise de 12 pains, d'un setier de vin, de 3 galons de cervoise, d'un mouton, d'une charretée de paille, et des privilèges et immunités qu'il pouvait avoir et prétendre dans les ports et marcher de Jumièges à cause de la dîme de Flancourt, que ses auteurs avaient donnés à l'abbaye (25). Guillaume de Mouri leur donna, en 1219, son clos et sa grange, proche l'église de Foligny, à condition qu'Alberede, sa belle-mère, en aurait l'usufruit sa vie durant (26). Le 3 janvier 1221, Robert III, comte de Dreux et seigneur de Saint-Valeri, ratifia à Fermencourt la transaction de 1158, entre eux et son aïeul, au sujet des partages de Bû-la-Vieville, au diocèse de Chartres, et leur permit de prendre chaque semaine, pendant dix mois de l'année, dans sa forêt de Crotte (27), 6 charretées de bois mort pour leur chauffage à Bû, et le bois à bâtir autant de fois que leur manoir prioral aurait besoin de réparations ou de réédifications (28).

L'exemple d'un si bon père n'empêcha pas le fils d'usurper en 1234 une partie des droits de l'abbaye dans la seigneurie de Bû. Les religieux s'y étant opposés, et ne pouvant fléchir son opiniâtreté, eurent recours à l'archevêque de Reims, exécuteur testamentaire de Robert III, et en obtinrent une reconnaissance. Dès la même année, le comte parut y acquiescer, et l'on avait tout lieu de croire que les religieux de Bû jouiraient paisiblement de leurs droits ; mais le prélat étant venu à mourir, le comte, prévenu par quelques personnes mal intentionnées, leur disputa de nouveau le droit de justice, et forma tant d'empêchements et de difficultés, que le procès dura jusqu'en 1265, qui fut terminé par une transaction, qui a servi de règle jusqu'à la fin du XVIIe siècle, que M. de Bellebat s'inscrivit en faux contre la première transaction. Comme nous l'observerons en son temps (29).

Pendant le repos que les ennemis de l'abbaye donnèrent aux religieux de Jumièges, une femme de grande piété, nommée Dreux de la Vilette, se trouvant logement après la mort de son mari, obtint d'eux, en 1221, une place vague au Vieux-Verneuil, pour y en bâtir un à son gré. Leur charité ne fut pas sans récompense. La pieuse veuve, y ayant passé environ 17 ans, voulut reconnaître le service qu'ils lui avaient rendu, et de peur qu'après sa mort ses parents ne prétendissent à la possession d'un bien qui ne leur appartenait qu'en partie, elle en fit don à l'abbé et aux religieux de Jumièges, qui y rentrèrent au mois de novembre de l'année 1238 (30). En 1222 ils firent quelques donations aux prémontrés de Silly, que l'évêque Gervais leur avait recommandés (31). On voit encore, dans un acte de l'année précédente, qu'ils inféodèrent leurs eaux de Longueville, qui sont de la même étendue que la seigneurie, à un Odon de Giverny, qui s'obligea de les tenir féodalement, moyennant 50 sols de rente, et à condition de ne vendre, ni engager, ni donner le droit de pêche, en tout ou en partie, qu'à ses enfants ou aux religieux, auxquels il est en effet revenu, sans que nous sachions ni le temps ni la manière.

Deux ans après l'inféodation des eaux de Longueville, Roger de Salmonville, abbé de Saint-Evroult, fit une association de prières avec eux. Il y en avait eu une du temps du bienheureux Thierry de Matonville, religieux de Jumièges et restaurateur de la discipline monastique dans l'abbaye de Saint-Evroult ; mais les religieux de Jumièges rejetèrent cette société comme indigne d'eux, depuis qu'en 1057 l'indocilité de quelques moines de Saint-Evroult força le saint abbé à se démettre de sa charge et à faire le voyage d'outremer, où il mourut l'année suivante (32). On remarque l'estime que Roger faisait de la communauté de Jumièges, par la dénomination de sainte communauté qu'il lui donne en sa lettre, où, après avoir attribué à ses péchés et à ceux de ses frères l'infraction du premier traité, il prie l'abbé Guillaume d'agréer celui qu'il lui envoie au nom de sa communauté, dans la forme suivante (33) :

«Les religieux de Jumièges seront reçus à Saint-Evroult et traités en toutes choses comme ceux de la maison. Ils auront voix au chapitre, conserveront leur rang de profession et célébreront la messe conventuelle à leur tour, quand ils seront envoiés par l'abbé. Celui qui viendra sans obédience, s'il est à cheval, sera reçu comme dessus ; il ne sera point admis au chapitre qu'on n'ait sçu auparavant le sujet de sa disgrâce ; mais il aura la liberté de rester dans la communauté jusqu'à ce que, par sa médiation, il soit rentré en grâce avec son abbé et avec ses frères. L'abbé de Jumièges viendra tous les ans, ou au moins une fois en deux ans, faire la visite de Saint Evroult, et après s'être informé de l'état présent des religieux, il pourra ordonner et corriger ce que la prudence lui suggèrera pour l'avantage du chef et des membres, qui s'obligent à le recevoir solennellement et en corps la première fois qu'il les visitera, lui et ses successeurs, pourvu qu'ils soient bénis».

Roger ne demandait pour tout cela que le renouvellement de la première association, dans laquelle il était marqué qu'un religieux de l'une ou l'autre communauté étant décédé, on dirait pour lui l'office des morts, avec une messe solennelle, et qu'on donnerait pendant un mois une portion de religieux aux pauvres. Mais l'abbé Guillaume ne voulut point y entendre, et cette société n'eut lieu que près de soixante ans après.

Un gentilhomme, que nous ne connaissons que sous le nom de Martin, fils de Gautier, fit remise, cette même année, à l'abbaye de Jumièges, d'un service de cheval, auquel les religieux de Boafle étaient tenus envers lui, à chaque mutation de prieur (34) ; il la fit à la sollicitation de l'abbé, qui lui céda un quartier de vigne en dédommagement, avec un pré dans la paroisse de Boafle, près de sa maison. L'année suivante, Raoul du Ménil-Vacé confirma à l'abbaye la possession des dîmes sur son fief, dans la paroisse de Saint-Paër (35). Ce pourrait bien être le fief du Menil-Varin, qui se serait insensiblement formé de celui du Mesnil-Vacé. Il lui donna le même droit dans toute l'étendue des trois autres fiefs, Montfort, Camelland et Alagaiteor ; mais ces fiefs nous sont inconnus (36). Guillaume Lordel lui donna aussi une terre à Saint-Vaast-Dieppedalle, et Emmeline Gastinel au Vieux-Vernenil.

Roger Torel, seigneur de la Bucaille, fit, cette année 1224, une entreprise contre l'abbaye, qui aurait été une matière de procès, si l'abbé Guillaume n'avait mieux aimer prendre la voie d'accommodement. Nous avons déjà remarqué que le pape Alexandre III avait confirmé à l'abbaye, en 1163, la jouissance de la chapelle de Saint-Nicolas, au hameau de la Bucaille (37), pour être desservie en toute honneur et profit par les religieux de Jumièges, qui l'avaient fait bâtir pour la commodité d'une partie des habitants de Gusiniers. Les religieux étaient donc libres de n'y dire la messe que quand il leur plaisait. Cependant Roger Torel, qui faisait sa résidence ordinaire à la Bucaille, et qui se considérait comme bienfaiteur de l'abbaye, parce qu'il lui avait donné environ 20 acres de terre avec le bois Rochard et quelques rentes en argent, les voulut astreindre à célébrer tous les jours, ou à lui abandonner la chapelle pour être unie à son fiel. Sur leur refus, il nomma un chapelain. Ses religieux s'en plaignirent amèrement à l'archevêque, et firent d'abord quelques poursuites, mais l'oncle de Roger, qui était religieux de Jumièges, s'employa avec tant de zèle auprès de l'abbé et de son neveu, que toute la procédure fut arrêtée et le chapelain remercié (38). On convint ensuite à l'amiable que les religieux de Jumièges, qui demeureraient à Guisiniers pour la règle de leurs biens, diraient la messe dans la chapelle de la Bucaille, alternativement avec le curé, le dimanche, le mercredi et le vendredi de chaque semaine, à une heure convenable, excepté les jours de Noël, Pâques, Pentecôte et les fêtes de Saint-Pierre, de la Dédicace, de l'église de Jumièges et de la Toussaint ; que les religieux fourniraient le livre pour la messe, et le seigneur de la Bucaille le calice avec les ornements nécessaires, sans autres revenus ou autres rétributions, pour le curé ou les religieux, que les oblations par moitié. Quant aux habitants du hameau, ils sont déclarés paroissiens de Guisiniers, et, en cette qualité, obligés d'y faire à la vie et à la mort les devoirs de paroissien. L'acte est daté de Jumièges, le 23 novembre 1224.

Peu de temps après, les religieux de Jumièges eurent une contestation avec ceux de Marmoutier, touchant la dîme des novales (39) de la forêt du Routoir, située dans leur censive, entre Dame-Marie et Belesme. N'ayant pu convenir entre eux, ils firent un compromis. L'affaire fut abandonnée, sous peine de 10 marcs d'amende pour les contrevenants, à la décision de Garin, abbé de Josaphat (40) et de Royer, doyen de l'église collégiale de Saint-Maurice de Chartres, qui ordonnèrent, au mois de décembre 1226, sous la même peine, qu'à l'avenir les dîmes du Routoir seraient partagées également (41). Ils n'auraient pas jugé de la sorte, dans l'incertitude où ils déclarent eux-mêmes qu'ils étaient du droit des parties, si le pape Honorius III avait répondu plus tôt à la demande de l'abbé Guillaume au sujet des novales, dans les lieux où l'abbaye était en possession de percevoir la dîme. Le pape les lui adjugeait sans contredit, mais parce que la sentence arbitrale était déjà rendue, la réponse du pape demeura sans effet. Elle est du 22 décembre 1226, l'onzième année du pontificat d'Honorius (42).

À quelques temps de là, le pape donna aux religieux de Jumièges de nouvelles marques de sa protection, par une bulle qu'il leur accorda, le 10 février 1227, contre ceux qui prétendaient avoir droit de procuration (43) ou de gîte dans l'abbaye et dans les terres qui en dépendaient. Cette bulle est la dernière qu'ils obtinrent d'Honorius. Il mourut le 18 mars de la même année, après avoir tenu le Saint-Siège dix ans huit mois. Le même jour, fut élu le cardinal Hugolin, évêque d'Ostie (44). Il prit le nom de Grégoire IX et ne les honora pas moins de sa bienveillance que n'avait fait son prédécesseur. Il leur en donna des preuves authentiques, dès la première année de son pontificat, par deux brefs datés de Rome, le 14 mai 1227, pour les maintenir dans le privilège de ne payer aucunes pensions, conformément aux décrets du Concile de Latran, ni dîmes de leurs jardins et bestiaux dans les métairies de leur dépendance (45).

Une protection si marquée acheva de rabattre la fierté de quelques gentilshommes, qu'on n'avait encore pu résoudre à renoncer à leur prétendu droit de procuration dans l'abbaye, à la fête de Saint-Pierre. Hugues Poignant fut le premier qui se désista, et son exemple attira tous les autres. Telle fut la fin des droits de gîte dans l'abbaye de Jumièges, dont la bizarrerie avait souvent causé bien du chagrin à l'abbé Guillaume et à ses prédécesseurs.

La bulle de Grégoire IX pour l'exemption des pensions n'eut pas sitôt son effet. Le pape même se relâcha en faveur d'un ecclésiastique de Saint-André de Rome, et lui fit donner une pension de 25 marcs d'argent sur la cure de Wynterbournestoch, en Angleterre, dépendante de l'abbaye de Jumièges, à cause du prieuré d'Helling. Grand nombre de clercs, à son exemple, eurent recours au Saint-Siège pour se maintenir dans les bénéfices dont le pape Honorius les avait pourvus, et, ne pouvant réussir, ni à s'y conserver, ni à obtenir des pensions, il cherchèrent à s'en venger en disputant le patronage de ces bénéfices à l'abbé et aux religieux de Jumièges, qu'ils se promettaient de fatiguer par la longueur des voyages et les dépenses excessives qu'ils leur faisaient faire en les traduisant dans les tribunaux les plus éloignés ; en effet, l'abbé Guillaume se lassa de ces difficultés, mais, sans abandonner les droits de son abbaye, il recourut au pape et en obtint une bulle par laquelle le Saint-Père défendait à tous clercs et laïques, nonobstant toutes lettres apostoliques, d'assigner les religieux de Jumièges plus de deux dietes (46) ou journées de leur monastère (47). La bulle est datée de Rieti, le 6 des calendes de mars, la cinquième année de son pontificat, c'est-à-dire le 24 février 1232.

L'an 1233. — L'année suivante, l'archevêque de Nicée vint en Normandie et fit quelque séjour dans l'abbaye de Jumièges, où il fut reçu avec beaucoup d'honneur. Il officia pontificalement le dimanche de la Quinquagésime, 5 mars, et bénit une cloche, à laquelle il donna le nom de Marie (48). Cependant Guillaume de Rençon ne pensait plus qu'à achever course en paix, depuis que la tranquillité lui avait été rendue par la dernière bulle de Grégoire IX ; mais, dès le mois de juin de la même année 1233, le curé de Croix-Mare lui suscita un procès à l'archevêque de Rouen, pour la dîme du lin, du chanvre et des fèves, qu'il prétendait lui appartenir à droit de clocher. On plaida l'affaire pendant plusieurs audiences, et l'archevêque la termina, au mois de décembre suivant, à la satisfaction de l'abbé et des religieux.

Presqu'en même temps, le comte de Dreux, sans avoir égard à la transaction de 1158, renouvelée et ratifiée par son père en 1221, entra sur les terres du prieuré du Bû, et ravagea tout le pays pour forcer les moines d'en sortir. À cette nouvelle, Guillaume se rendit auprès de lui pour accommoder tous les différends qui pourraient être entre eux au sujet de cette seigneurie ; mais, n'ayant pu en venir à bout, il reprit la route de Jumièges, bien résolu de renoncer au soin des affaires temporelles et d'élire un procureur ad lites, sous prétexte que son grand âge ne lui permettait plus d'en faire les fonctions. Il tint une assemblée de toute la communauté pour lui faire part de son dessein, et se plaignit avec douceur de n'avoir pu trouver personne jusque-là qui voulut partager avec lui le poids d'une multitude d'affaires dont il était accablé depuis son entrée dans le gouvernement. Il remit ensuite la procuration qu'on lui avait donnée, et voulut en même temps procéder à l'élection d'un nouveau procureur ; mais ses remontrances, comme ses plaintes, furent inutiles ; on lui représenta qu'on avait besoin qu'il agit en personne, et on le pria avec tant d'instances, qu'il ne put s'y refuser. Un second voyage qu'il fit à Dreux, l'an 1234, procura la paix à ses religieux de Bû par la médiation de l'archevêque de Reims, dont la mort leur occasionna bientôt après de nouveaux troubles, ainsi que nous l'avons remarqué et que nous l'observerons encore dans la suite.

Cependant les religieux de Jumièges, voyant que leur abbé vieillissait, l'obligèrent de prendre un domestique de plus pour l'accompagner dans ses voyages et pour coucher dans sa chambre. Plusieurs jeunes gens du petit peuple vinrent lui offrir leurs services ; mais Guillaume voulut avoir un homme de compagnie avec lequel il pût manger lorsqu'il serait seul, et qui lui fît honneur dans l'occasion. C'est ce qu'il nous fait lui-même entrevoir dans l'accord qu'il fit, an mois de mai de l'année 1235, avec un des plus apparents de Jumièges, qu'il fit son écuyer, dignité qui avait alors beaucoup de rapport avec celle de maréchal des logis dans une compagnie réglée, comme il est aisé d'en juger par le pouvoir qu'on lui donne de faire seul, en temps de guerre, la levée des soldats que l'abbaye devait au roi pour la presqu'île de Jumièges et les fiefs de sa dépendance (49). Mais ce qui prouve mieux la conformité de sa charge avec celle de maréchal des logis, c'est l'obligation même où il était de former aux exercices militaires les nouveaux soldats qu'il enrôlait, et d'apprendre aux vassaux des trois paroisses de Jumièges, d'Yainville et du Mesnil, à monter à cheval et à combattre à pied, de les conduire à l'armée, et de fournir à leur dépense pendant les quarante jours que durait le service en temps de paix ; il résidait dans la péninsule et n'en pouvait sortir sans permission de l'abbé ; il devait le servir à table, quand il donnait à manger à un comte, à un archevêque ou à un évêque, mais il mangeait avec lui dans les voyages. Si l'abbé avait un présent à faire au roi ou à quelque seigneur de la première distinction, il l'envoyait par son écuyer, qu'on nomme aussi maréchal, et celui-ci mettait son fils à sa place pour veiller sur l'écurie et faire distribuer le foin et l'avoine. Il était entretenu dans l'abbaye et nourri comme les religieux ; mais, dans les jours de Noël, de Carnaval, de Pâques et de Saint-Pierre, on faisait acheter de la viande pour lui et son domestique ce qui prouve que la communauté faisait encore maigre toute l'année. On lui donnait d'appointements 5 mines de blés et 42 deniers d'argent, avec le profit des vieux équipages, le panage pour ses porcs dans les bois de Jumièges, et le droit de franchise dans tous les ports, marchés et foires de l'abbaye.

Les bons offices et les secours empressés que les religieux de Jumièges recevaient continuellement du nouvel écuyer lui firent une si grande réputation parmi eux, qu'ils lui confièrent bientôt tout le soin de leur maison, sous la conduite du chapelain de l'abbé ; et avec raison, car on ne vit jamais les affaires expédiées avec plus de célérité que quand il s'en mêla. L'abbaye lui est redevable de plusieurs retraits et cessions de biens aliénés ou usurpés, et même de quelques donations qui lui furent faites, à sa recommandation, dans les paroisses de Duclair, de Saint-Étienne-sous-Bailleul, de Saint-Paër et autres lieux (50). Il obliga Guillaume de la Houssaie à renoncer, en faveur des religieux, au droit d'héritage, qu'il prétendait sur les bateaux, chargés ou vidés, depuis Yville jusqu'au port de Jumièges (51). Il tira de Pierre de Briône, seigneur du Lendin, une déclaration comme il n'avait aucun droit de quai sur la rivière, et fit détruire celui qu'il y avait bâti au-dessous de son château ; ce qui servit beaucoup au procès de 1687 contre la dame Angélique Fabert, marquise de la Mailleraye, et épouse non commune en biens de Messire François d'Harcourt, marquis de Beuvron, qui soutenait avoir une extension de fief dans Jumièges an hameau de Heurteauville. Mais rien ne prouve mieux son intelligence et son habileté dans les affaires temporelles, que le silence de touts les titres de l'abbaye sur l'abbé Guillaume, durant l'espace de cinq ans qui lui restèrent encore à vivre depuis qu'il l'eût choisi pour son écuyer. Il fallait qu'il s'en rapportât bien à lui pour être demeuré tout ce temps dans l'inaction, si ce n'est qu'en 1238 il obtint du pape Grégoire IX une bulle de confirmation de tous les biens de l'abbaye et la protection du Saint-Siège pour son monastère ; il y termina heureusement ses jours le 6 mai 1239, et fut enterré dans la partie supérieure du chapitre, au-dessous de la chaire abbatiale.

Guillaume fut sans contredit un des plus grands supérieurs qui eût gouverné l'abbaye de Jumièges depuis S. Gontard, et ce n'est point porter trop loin son éloge que de dire qu'il fut aussi grand serviteur de Dieu qu'il nous a paru zélé pour les intérêts de sa maison. Fidèle observateur de la règle, il jeûnait en compagnie avec la même rigueur que dans le cloître ; il ne portait pas de linge, et ne voulut jamais permettre à ses religieux d'en porter ; quoique sa manse fut séparée, il n'en touchait point le revenu, et, chaque fois qu'il sortait, il demandait de l'argent au cellérier. Dans la maison, il s'appliquait à la prière et à la lecture, sans jamais se dispenser des divins offices, auxquels il assistait avec une modestie et une attention que rien ne pouvait distraire. Les jours de fêtes et de dimanches, ce qui lui restait de temps après les offices, il l'employait à faire de pieuses exhortations à ses religieux, sur le mystère du jour ou sur les vertus du saint dont on faisait la fête ; et, ces jours-là, jamais il ne recevait de visites, de quelque qualité que fussent les hôtes qui survenaient dans le cours de la semaine ; il ne souffrait point qu'on servît gras à sa table, quoiqu'elle fût alors séparée de la communauté. Il évitait dans les repas les folles dépenses, autant qu'il pouvait, se contentant de faire servir honnêtement et proprement. Il mourut âgé d'environ soixante-quinze ans, dont il en avait passé huit au prieuré de Saint-Martin de Boafle, dix dans la charge de grand-prieur de Jumièges, et près de vingt-sept dans les fonctions d'abbé (52).


GUILLAUME DE COURDIEU, QUARANTE-TROISIÈME ABBÉ (1239).

Pour lui succéder, on élut Guillaume de Courdieu, moine du Bec et abbé de Saint-Taurin d'Évreux. Nous n'avons aucune connaissance du temps de son élection, et nous ne nous persuadons pas aisément qu'elle ait précédé le mois de juillet, vu l'omission de son nom dans un contrat d'acquisition, faite dans le même mois par les religieux de Jumièges sur Jean de la Londe (53), d'une maison, masure, jardin et vigne à Saint-Pierre-d'Autez ; ou Guillaume ne prit pas aussitôt possession qu'il fut élu. Nous ne nous persuadons pas plus aisément qu'elle doive être reculée jusqu'en 1240, vu la remise qui lui fut faite, par Guillaume le Tailland et sa femme, au mois de novembre 1200, de 20 sols de rente et d'un demi-muid de vin blanc, sur les vignes de l'abbaye à Metreville (54). Quoi qu'il en soit, dix mois après cette remise, l'abbé Guillaume ayant été à Rouen pour faire sa profession d'obéissance à l'archevêque, Pierre de Colmieux se plaignit au prélat que son archidiacre eût entrepris de faire la visite des églises de Saint-Valentin de Jumièges, de Saint-André d'Yainville et de Saint-Filibert du Mesnil, et exigé des curés un droit de procuration dont ils avaient toujours été exempts, suivant l'ancienne liberté de l'abbaye et, la coutume observée jusqu'alors. Il soutint avec force que ces trois églises et leurs pasteurs, après Dieu, n'avaient d'autres supérieurs que l'abbé de Jumièges (55), le pape, ou l'archevêque, en certains cas ou par commission du souverain pontife. Mais ces remontrances, quelque raisonnables qu'elles fussent, n'eurent aucun effet. L'archevêque prit la défense de son archidiacre et de ses propres droits, qu'il crut lésés par ces sortes d'exemptions. Il cita néanmoins l'archidiacre devant lui, et, pour donner quelque satisfaction à l'abbé, il déclara, par une sentence du mois de septembre 1240, que les curés de Jumièges, d'Yainville et du Mesnil seraient exempts à l'avenir du droit de gîte prétendu par l'archidiacre, mais que Jumièges lui payerait 20 sols, Yainville 12 et le Mesnil 8 par chaque visite (56). Nous ne voyons pas qu'il y ait eu appel de cette sentence, ni que les religieux se soient mis en peine de maintenir plus longtemps leur exemption, à laquelle ils avaient eux-mêmes donné atteinte, dès l'année 1232, en se soumettant à l'interdit que l'archevêque Maurice avait mis sur toutes les églises de son diocèse, pour avoir main levée de la saisie que le roi avait fait faire des domaines de son archevêché (57). Ainsi les curés de Jumièges, d'Yainville et du Mesnil sont demeurés, comme les autres, soumis à l'autorité immédiate, à la visite et à la correction de l'archevêque ou de ses vicaires généraux, avec cette différence qu'ils ne payent point le déport.

En Angleterre, les moines du prieuré d'Helling, dépendant de l'abbaye de Jumièges, portèrent aussi leurs plaintes à Gosselin, évêque de Bath-sur-l'Avon, dans le comté de Somerset, contre un clerc romain que le pape avait pourvu de la cure de Chewton, et qui prétendait en cette qualité que les dîmes de la paroisse lui appartenaient en totalité, au préjudice des patrons. L'évêque, qui n'aimait pas les prêtres romains, parce qu'il y en avait trop dans le royaume et que, n'entendant point la langue du pays, le soin des âmes et la prédication étaient négligés, écouta favorablement les moines, et leur accorda la totalité des dîmes (58), à condition qu'ils payeraient une pension honnête au desservant, et qu'ils feraient ratifier cette clause par l'abbé et les religieux de Jumièges (59), ce qui fut exécuté, le 1er mars 1241, par l'abbé Guillaume et toute la communauté, sous l'obligation de tous les biens qu'ils possédaient en Angleterre. Mais, douze ans après, l'évêque de Bath, voyant que la cure était desservie par un anglais, dérogea à ce règlement, et lui adjugea un tiers des dîmes.

L'année suivante, le 1er mai 1242, Guillaume profita de la bonne volonté de Gautier, curé de Guisiniers, pour annuler la transaction de 1224, entre eux et Roger Torel, au sujet des oblations de la chapelle de Saint-Nicolas de la Bucaille, qu'ils partageaient par moitié. Il est porté dans l'acte que Gautier n'y pourra rien prétendre à l'avenir, et que l'abandon qu'il en fait à l'abbé et aux religieux de Jumièges ne préjudiciera point à leurs droits sur les offrandes des fidèles dans sa propre église (60). Il n'eut pas si bon marché de Henri de Poissy, qui lui avait intenté procès à l'Échiquier de Normandie, de concert avec Geoffroy de Monthiart, pourr quelques usages dans les bois de Crenne, entre Jouy et la Ronce (61), où ils prétendaient avoir la liberté d'abattre le bois sec et de prendre tous les arbres dont ils pouvaient avoir besoin pour bâtir. Ils furent l'un et l'autre condamnés à l'Échiquier du 26 mars 1242 ; mais Geoffroy de Monthiart fut le seul qui se soumit à la décision des assises (62). Il fallut se résoudre, pour le bien de la paix, à donner 40 livres à Henri de Poissy, par forme de rachat de son prétendu droit, auquel il renonça le 12 mai suivant, en présence du bailli de Rouen et de Geoffroy (63) et Thibauld de la Chapelle (64). Ce ne fut pas le dernier différend que Guillaume fut obligé d'avoir au sujet de ces bois. Nicolas de Hotot lui en disputa la propriété dans le même temps, et prétendit y rentrer au droit de sa femme ; mais, ayant examiné les chartes de donation de Robert Desvaux et de Heudebon de Beaumont, il promit de se désister, moyennant une somme de 100 livres, monnaie de Tours, qu'on paya, dès le mois de juillet, pour avoir le consentement de ses héritiers (65).

À peu près dans le même temps, Guillaume eut à combattre l'indocilité des habitants de La Mare (66) et de Quillebeuf, qui refusaient de lui donner l'esturgeon et autre poisson royal qu'ils prenaient dans la rivière de Seine (67), parce qu'il les avait privés de leurs usages dans les bois de Trouville-la-Haulle (68), dont ils voulaient jouir sans payer aucun droit. Il ne leur opposa que la patience et quelques personnes de piété pour les exhorter à lui faire satisfaction ; mais sa douceur ne servît qu'a la regarder comme une marque de faiblesse, et, persuadés qu'il se défiait de sa cause, ils osèrent le citer aux assises prochaines, pour s'y voir condamner à les rétablir dans leurs droits et à renoncer publiquement à celui dont ils avaient déjà commencé à le dépouiller. Les choses amenées à ce point, Guillaume se sut gré de sa modération, qui lui assurait la victoire sans aigrir ces mutins, qui ne pourraient s'en prendre qu'à eux de leur condamnation. Les assises se tinrent au Pont-Audemer, le lendemain de la Pentecôte 1244. Vingt-six juges s'y trouvèrent avec le bailli de Rouen. Les titres de l'abbaye furent lus dans l'assemblee et l'on demanda aux habitants de La Mare et de Quillebeuf ce qu'ils avaient à y repondre : mais cette lecture les avait tellement surpris, que, ne pouvant rien y opposer, ils aimèrent mieux passer condamnation et promettte d'obéir (69). Nous verrons bientôt qu'ils ne se souvinrent pas longtemps de leurs promesses.

Depuis l'échange du Pont-de-l'Arche pour la seigneurie de Conteville, avec Philippe-Auguste, les religieux de Jumièges avaient acheté de Thomas Dubuisson un manoir et quelques terres à leur bienséance (70). Ces biens étaient situés dans l'étendue de leur seigneurie et en relevaient ; mais, comme ils n'avaient point fait confirmer cet échange après la mort du roi Philippe, les receveurs du Domaine les inquiétèrent pour le treizième de ces nouveaux acquêts. Quoique cette formalité ne parût pas nécessaire, l'abbé, qu'une longue expérience dans les affaires rendait plus clairvoyant, ne crut pas devoir la négliger. Le séjour de S. Louis à Évreux lui parut une occasion favorable ; il se rendit auprès de lui, et, dès la première audience que le saint roi lui accorda, il en obtint la confirmation qu'il demandait et l'envoya promptement à Jumièges pour être signifiée aux receveurs du Domaine, avec ordre de la part de Sa Majesté de cesser toute poursuite (71). Celle-ci passa au mois de juillet de l'an 1246.

Guillaume profita en bon pasteur de la nécessité dans laquelle on l'avait mis de sortir de son monastère, pour visiter les prieurés de sa dépendance, comme il avait fait, trois ans auparavant, à l'occasion du voyage de Montivilliers, où il avait été délégué avec Odon, abbé de Saint-Denis (72), pour y mettre la réforme. Il commença le cours de ses visites par les prieurés de Bû, de Boafle, de Genesville, de Longueville et de Jouy, prêchant partout l'exacte observance de la règle et la fuite des séculiers ; ce qui fait raisonnablement conjecturer que, dans l'abbaye même, il se consacrait volontiers à cette partie de son ministère, comme la plus propre à entretenir l'esprit de piété dans les plus zélés et à exciter la ferveur dans les plus lâches. Il fit ensuite la visite de Montaterre, de Dame-Marie, d'où il partit au mois de novembre de la même année 1246, pour se rendre à Croupte, au diocèse de Lisieux. On trouve au moins qu'il y était en ce temps-là, et on le démontre par la cession qu'il y fit à Pierre Prévôt de 18 charretées de bois tous les ans dans la forêt du prieuré. Nous n'avons aucune connaissance plus particulière des actions de sa vie. Nous savons seulement qu'étant de retour à Jumièges, il écrivit à Lyon au pape Innocent IV, pour le prier de nommer des commissaires devant lesquels il pût poursuivre le retrait de plusieurs fiefs, terres et manoirs aliénés de son abbaye, tant par lui que par ses prédécesseurs, pour cause de subventions. Ce qu'il faut entendre, non seulement de la taxe imposée sur le clergé séculier et régulier pour le voyage de la Terre-Sainte, auquel S. Louis était résolu, mais aussi des levées de deniers faites par les papes et les ducs de Normandie à la fin du siècle précédent. Innocent IV répondit à sa requête par une bulle du 20 avril 1247, adressée aux abbés de Saint-Taurin d'Évreux et de Notre-Dame d'Yvri (73) ; mais l'abbé Guillaume étant mort le 7 de novembre suivant, la commission demeura sans effet.


GUILLAUME DE FORS, QUARANTE-QUATRIÈME ABBÉ (1247).

La grande affaire des religieux fut alors, non d'intenter des procès pour rentrer dans leurs biens, mais de se donner un chef pacifique et éclairé dans les voies du Seigneur, pour les y conduire eux-mêmes, selon leurs engagements et le désir sincère qu'ils avaient de les remplir. Ils agirent sur ce plan et élurent celui de leurs confrères qui leur parut avoir plus d'éloignement pour les affaires contentieuses, plus de douceur et de lumières pour gagner les cœurs, et plus de vertu pour en exiger la pratique. Cet homme selon leur cœur fut Guillaume de Fors, de la ville de Rouen, qui avait exercé parmi eux la charge de prieur, et qui s'en était démis par humilité à la mort de l'abbé Guillaume de Rençon.

Dieu l'avait préparé à cette importante place par une démission si généreuse, par un grand amour pour l'étude de l'Écriture sainte, par l'édification de ses mœurs, et par un zèle ardent pour l'office divin. On sait que de son temps l'imprimerie n'était pas en usage. Il commença l'exercice de son ministère par exhorter ses religieux à renouveler les bréviaires et les psautiers du chœur, et à copier des livres, à l'exemple de leurs pères, auxquels ils ne pouvaient disconvenir qu'ils étaient redevables de plusieurs Bibles et de tous les ouvrages de S. Augustin, de S. Jérôme, d'Origène, de S. Ambroise, de S. Grégoire, de S. Anselme et de S. Bernard, qu'ils avaient entre les mains et qui faisaient leur consolation. L'abbé leur demandait des choses si raisonnables, qu'il n'y eut pas moyen de s'en défendre. À peine eut-il cessé de parler, que, dans l'assemblée même, on lui demanda à l'envi d'être incessamment mis en action, chacun promettant de s'occuper sans relâche à la portion d'ouvrage qui lui serait donnée. Ils poussèrent en effet le travail avec tant de vigueur, qu'en moins de quatre ans on voit augmenter la bibliothèque de Jumièges d'un grand nombre d'excellents manuscrits et renouveler tous les livres de chœur. L'un eut en partage le commentaire de Pierre Lombard sur les Psaumes, qu'il copia sur un exemplaire que l'abbé de Saint-Laurent de Blois avait prêté à Guillaume de Fors, lorsqu'il n'était encore que prieur (
74). Un autre fut chargé du commentaire sur Isaïe (75). Un autre copia le commentaire sur S. Luc et S. Jean (76). Un autre celui du cardinal Hugues sur S. Luc (77). Le même esprit qui les avait portés à ce travail engagea le grand chantre, frère Nicolas de Restimare, à transcrire le Cloître de l'âme, par Hugues de Saint Victor (78), et le Sermon de la conversion de S. Paul, par Pierre de Blois (79). Trois autres entreprirent de copier le glossaire de Papias, intitulé Elementarium doctrinæ rudimentum, en trois gros volumes in-folio (80), et en vinrent heureusement à bout, malgré la longueur et la sécheresse d'une tâche si fatigante.

En attendant que ces ouvrages fussent achevés, l'abbé Guillaume acheta un commentaire sur les quatre évangiles (81) ; un autre sur Jérémie (82) ; un troisième sur les Paralipomenes, Esdras et Job (83) ; un quatrième sur les Actes des Apôtres, les Épîtres canoniques et l'Apocalypse (84), et un cinquième sur les Cantiques et l'Évangile selon S. Jean (85), avec la glose de Pierre Lombard, sur les Épîtres de S. Paul (86), et une concordance de la Bible (87), imprimée à Bâle en 1616.

Vers le même temps, Maître Gautier Cloet, curé de Rouge Moutier près de Routot, se retira à Jumièges, et y fit présent de plusieurs manuscrits, que nous nous contenterons d'indiquer légèrement : 1° les sentences de Pierre Lombard (88); 2° un commentaire in-folio du même auteur sur les Psaumes (89) ; 3° sur Job (90) ; 4° sur Ézéchiel, Daniel, et les petits Prophètes (91) ; 5° sur Isaïe et Jérémie (92) ; 6° sur les Livres de Salomon (93). Il mourut le 1er janvier 1249 ; on garda à sa sépulture les mêmes cérémonies qu'on avait coutume d'observer à celles des religieux, quand ils mouraient l'après-midi. L'abbé envoya le soir ceux de son côté veiller auprès du corps, jusqu'à matines, et ceux du côté du prieur, depuis matines jusqu'à l'inhumation, qui se fit dans la chapelle de la Vierge, après la messe matutinale.

Sous ces entrefaites, les vicaires généraux de l'archevêché de Rouen, dont le siége vaquait, depuis le 3 mai 1247, ayant appris l'élection de Guillaume de Fors, lui écrivirent de se rendre auprès d'eux pour leur promettre obéissance et à l'archevêque qu'ils devaient élire. Ce fut pour lui une nécessité de faire le voyage de Rouen. Il y arriva vers la fin de novembre de la même année. Les vicaires généraux triomphaient en secret de sa soumission à leurs ordres et se regardaient déjà comme supérieurs immédiats de l'abbaye pendant la vacance du siège archiépiscopal. Ils dressèrent une formule de serment, dans laquelle ils n'eurent garde de s'oublier ; mais l'abbé se garda bien lui-même d'y souscrire, malgré leurs vains raisonnements, et il fallut, malgré eux, se contenter du serment ordinaire à l'archevêque futur, tel qu'il se trouve encore aujourd'hui dans les archives de l'archevêché.

Les chanoines s'assemblèrent en chapitre au commencement de l'année suivante, 1248, et élurent pour leur archevêque Eudes Rigaud, religieux de Saint-François, qui fit son entrée dans Rouen le premier dimanche d'après Pâques, 26 avril 1248. L'abbé de Jumièges l'alla saluer, un mois après ou environ, et l'engagea à appuyer sa demande auprès du roi pour l'exemption du droit de régale. De retour à Jumièges, il lui envoya demander la permission d'ériger une chapelle domestique dans le manoir de Hauville, pour la commodité des religieux qui y faisaient leur résidence dans le cours de la semaine, à quoi l'archevêque consentit volontiers, à condition qu'on n'y recevrait point d'offrandes au préjudice du curé, et qu'on n'y admettrait personne à la participation des sacrements. La permission est du 22 juillet 1248 (94).

Il s'était élevé depuis quelques années une dispute, entre les baillis de Caudebec et de Pont-Audemer, au sujet du port de Courval (95), sur la rivière de Seine, que l'un et l'autre soutenait être du ressort de leur bailliage. Les moines de Jumièges s'étaient plaints au roi de cette querelle, dont ils prétendaient que l'objet était de les dépouiller de leur juridiction sur ce lieu. Le roi prit leurs intérêts, et avant que de partir pour la Terre-Sainte, il donna ordre à Jean de Meulant, bailli de Verneuil, d'examiner cette affaire et d'en faire son rapport à la reine-mère, qu'il laissait pour gouverner le royaume en son absence (96). Jean de Meulant n'épargna rien pour remplir fidèlement sa commission. Il entendit jusqu'à soixante-six témoins, presque tous nobles, et fit tenir leurs dépositions à la reine, qui renvoya l'affaire à l'Échiquier de Normandie, pour y être décidée sans appel (97). Elle fut portée à l'Échiquier de septembre et jugée définitivement par une sentence de 1248, qui déclare que vu les dépositions des témoins, le port de Courval est du domaine des religieux et du baillage de Pont-Audemer ; mais que le bailli ne pourra y exercer la haute justice, ce droit appartenant tellement à l'abbé de Jumièges, qu'il pourra, s'il le juge à propos, revendiquer les voleurs qui y auraient été arrêtés, même après la sentence du bailli (98).

L'arrêt de l'Échiquier fut suivi de bien près de la mort de l'abbé Guillaume. Elle arriva le 4 octobre de la même année 1248, quoi qu'en dise l'auteur de Gallia christiana (99), qui lui donne encore plus de douze ans de vie. Le lieu de sa sépulture ne nous est pas exactement connu, mais on peut conjecturer avec vraisemblance qu'il fut enterré dans l'église de Saint-Michel, qui était une maladrerie entre les paroisses de Saint-Valentin de Jumièges et de Saint-André d'Yaiville, sur le chemin de Jumièges à Duclair (100). Ce qui appuie cette conjecture et la rend vraisemblable, c'est que sa charité pour les malades et les lépreux s'étendit à toutes leurs nécessités durant sa vie ; qu'il avait quitté le priorat pour les servir, et que l'on trouva dans leur église le corps entier d'un abbé de Jumièges, lorsqu'au milieu du XIVe siècle, cette même église ; dont la dédicace est marquée au 29 novembre dans le martyrologe de l'abbaye, fut transférée, avec la léproserie, à l'extrémité du bois, comme nous le dirons en son lieu. Les tombeaux de ses prédécesseurs nous sont connus ; ses successeurs ont tous été enterrés dans l'abbaye, jusqu'à la destruction de l'église de Saint-Michel. Quel autre abbé que Guillaume de Fors peut donc avoir été inhumé dans cette église ?

Nous n'avons raconté que peu d'actions particulières de la vie de ce saint homme, parce que les monuments de l'abbaye de Jumièges ne nous ont rien appris de plus que ce que nous en avons rapporté. On peut dire néanmoins que son humilité, sa douceur, ses lumières, son amour pour l'étude, son zèle pour le renouvellement des livres du chœur, pour l'augmentation de la bibliothèque et pour le maintien de la régularité, son caractère tendre et bienfaisant, sa fermeté dans les occasions, ses discours fréquents et pleins d'onction à ses religieux, ses exhortations aux malades, et la décence de ses mœurs, le rendirent un des plus saints personnages de son siècle. Voici comment en parle un copiste de son temps, à la fin d'un commentaire sur Job (101), que Guillaume de Fors avait acheté n'étant encore que prieur :

Corde : caritatem non simulat.
Ore : veritatem humiliter annuntiat.
Opere : alios bonis exemplis ædificat.

_____________________________________

[Notes de bas de page : * = originale ; † = par l'abbé Loth.]

1†.  Doyenné de la collégiale de Saint-Cande : on sait que l'église Saint-Cande, bien qu'enclavée dans la ville de Rouen, était le chef-lieu d'un doyenné exempt de la juridiction de l'archevêque et dépendant de l'évêché de Lisieux ; cf., Amable-Pierre Floquet, Anecdotes normandes, Rouen, Le Grand, 1838.

2*.  Archives de Jumièges et Cartulaire de Jumièges, c. 231.

3*.  Cartulaire, c. 168, 169 et 170.

4*.  Cartulaire, c. 38.

5*.  Cartulaire, c. 5.

6†.  Thuit-Simer : canton d'Amfreville, arrondissement de Louviers (Eure).

7*.  Archives et Cartulaire, c. 195.

8*.  Archives et Cartulaire, c. 217.

9†.  Geoffroy De Monthiart : figure parmi les tenant-fief de l'abbé de Jumièges, dans le Registre de Philippe-Auguste ; voir Congrégation de Saint-Maur, Scriptores rerum Gallicarum et Francicarum¹, Paris, t. XIII, p. 615 G. [¹ «Recueil des historiens des Gaules et de la France».]

10†. Villers-Écalles, canton de Duclair.

11†. Guillaume de Durescu : seigneur du Mesnil Durescu ; il figure à ce titre au Registre de Philippe-Auguste ; Congrégation de Saint-Maur, op. cit., XXIII, 615 et 524.

12†. Gautier de Villers : était bailli de Caux en 1258 et encore en 1269 ; Gilles-André de La Roque, Histoire généalogique de la maison de Harcourt, Paris, Cramoisy, 1662, t. II, 1130 ; Congrégation de Saint-Maur, op. cit., t. XXII, passim.

Cette famille fournit, du reste, deux grande ballis du Cotentin, Luc (1248-1252) et Nicolas (1292-1294), et un bailli de Caen, Gautier (1276), le même, peut-être, que le bailli de Caux susnommé ; voir Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XIX, 77 ; t. XXV, 129-133 ; t. XV, 207.

Pierre de Villers et Gautier son frère figurent au Registre des fiefs de Philippe-Auguste pour le fief de Villers-la-Chaussée, relevant de Péronne ; Congrégation de Saint-Maur, op. cit., t. XXIII, 647 J.

13*. Archives et Petit Cartulaire de Jumièges, c. 146 et 152.

14*. Archives et Petit Cartulaire, c. 146 et 152.

15†. Aquetherre : cette rivière a changé de nom ; ce peut être la Nonnette, le Thérin ou le Thérinet, petits affluents de l'Oise.

16†. Saint-Léonard : commune du canton et de l'arrondissement de Senlis (Oise).

17*. Archives et Cartulaire, c. 1.

18*. Cartulaire, c. 410 et 494.

19*. Cartulaire, c. 344.

20*. Cartulaire, c. 156.

21†. Sur le territoire de Saint-Lô : les dernières traces de cet oratoire et de l'hôtel des religieux ont disparu récemment, par suite des travaux d'agrandissement du musée de Rouen.

22†. Congrégation de Saint-Maur : dès le premier chapitre général (1618) pour Jumièges, mais seulement en 1660 pour Saint-Ouen ; voir l'abbé Eugène-Paul Sauvage, L'École de Bonne-Nouvelle, Rouen, Lanctin, 1872, p. 1.

23*. Archives.

24*. Congrégation de Saint-Maur, Gallia christiana, Paris, 1759, t. XI, p. 425.

25*. Archives.

26*. Cartulaire, c. 192.

27†. Forêt de Crotte : c'est-à-dire la forêt de Dreux ; notre auteur traduit un peu trop littéralement le nom de cette forêt en latin, foresta Crotensis (1135) ; on l'appelait plus fréquemment la forêt de Crotais ou de Crotois, et le bois de Bû en faisait partie ; cf., Lucien Merlet, Dictionnaire topographique d'Eure-et-Loir, Paris, Société Archéologique d'Eure et Loir, 1861, voir DREUX.

28*. Archives.

29*. Archives.

31*. Archives.

31*. Cartulaire de Silly.

32†. Voir plus haut, «Robert II, vingt-huitième abbé» au chapitre 4 et «Robert III, trentième abbé» au chapitre 5.

33*. Archives.

34*. Archives.

35*. Archives.

36*. Archives.

37†. Bucaille : hameau de Guisiniers ; c'était jadis un fief relevant de Château-Gaillard ; cf., Merlet, op. cit., voir BUCAILLE.

38*. Archives.

39†. Dîme des novales : on appelait ainsi les terres nouvellement défrichées et labourées qu'on avait mises en valeur et semées.

40†. Josephat : abbaye bénédictine, à une lieue de Chartres, fondée en 1117.

41*. Archives.

42*. Archives.

43†. Droit de procuration : permettait de prendre repas ; c'est une extension du droit de gîte.

44†. Élection du cardinal Hugolin à la papauté : c'est le 19 mars 1227 que les cardinaux assemblèrent pour l'élection du successeur d'Honorius III. Leur choix tomba d'abord sur Conrad, cardinal-évêque de Porto ; mais, sur son refus persévérant, ils élurent le cardinal Hugolin, qui fut couronné le 21 mars.

45*. Archives.

46†. Diète : dans le style de la chancellerie romain, signifie le chemin qu'on peut faire en un jour, c'est-à-dire 10 lieues (en latin, diœta).

47*. Archives.

48*. Cartulaire, c. 538.

49*. Archives.

50*. Archives.

51*. Archives.

52*. Archives et Cartulaire, c. 66.

53*. Archives et Cartulaire, c. 33.

54*. Archives et Cartulaire, c. 34.

55*. Archives de l'archevêché de Rouen.

56*. Archives.

57†. Domaines de l'archevêché de Rouen : l'origine de ce conflit entre le pouvoir royal et l'archevêque de Rouen remonte à 1227. La reine Blanche de Castille, alors régente du royaume, avait confisqué le temporel de Thibaut, archevêque de Rouen, à cause des droits féodaux que Thibaut prétendait exercer au Vaudreuil. Thibaut répondit à l'acte de la régente en jetant l'interdit sur tout son diocèse. Thibaut mourut deux ans après, et Maurice, qui lui succéda, continua la lutte engagée par son prédécesseur. Cette fatale dissension prit terme en 1235, à l'époque où Louis IX, arrivé à sa majorité, prit en mains les rênes du gouvernement.

58*. Archives.

59*. Archives.

60*. Archives.

61†. La Ronce : hameau et fief situés à Fontaine-sous-Jouy, commune du canton d'Évreux-Sud.

62*. Cartulaire, c. 524.

63†. Geoffroy de la Chapelle : bailli de Caux dès 1227 et encore en 1234.

64*. Cartulaire, c. 524.

65*. Cartulaire, c. 107.

66†. La Mare : hameau de Sainte-Opportune, près Vieux-Port, où il y avait jadis un fief et un petit lac ; cf., Ernest-Poret de Blosseville, Dictionnaire topographique du département de l'Eure, Paris, Impr. nationale, 1877.

67†. Pêche dans la rivière de Seine : voir Charles de Beaurepaire, De la Vicomté de l'Eau de Rouen, Évreux, Hérissey, 1856.

68†. Trouville-la-Haulle : commune du canton to Quillebeuf, arrondissement de Pont-Audemar (Eure).

C'était le chef-lieu d'une vaste baronnie appartenant aux moines de Jumièges et s'étendant sur Quillebeuf, Saint-Aubin et Vieux-Port, avec tous droits seigneuriaux sur la rivière de Seine jusqu'au fil de l'eau, c'est-à-dire sur la moitié de sa largeur, depuis la Croix-de-la-Devise jusqu'au Val-des-Essarts, entre le Marais-Vernier et Saint-Aubin-sur-Quillebeuf.

69*. Cartulaire, c. 541.

70*. Cartulaire, c. 252.

71*. Archives et Cartulaire, c. 257.

72*. Congrégation de Saint-Maur, ibid., Paris, 1759, t. XI, pp. 196 et 283.

73*. Archives.

74†. Manuscrit de Jumièges, sous la lettre B, num. 21, 23 ; Bibliothèque muncipale de Rouen, cat. 119 et 120, ms. A 141, 106.

75†. Manuscrit, sous la lettre B, 33 ; non retrouvé jusqu'à ce jour.

76†. Manuscrit, sous la lettre B, 41 ; Bibliothèque de Rouen, cat. 202, ms. A 168.

77†. Manuscrit, sous la lettre B, 64 ; Bibliothèque de Rouen, cat. 199, ms. A 257.

78†. Manuscrit, sous la lettre C, 58 ; non retrouvé jusqu'à ce jour.

79†. Manuscrit, sous la lettre C, 58 ; non retrouvé jusqu'à ce jour.

80†. Manuscrit, sous la lettre I, 1, 2, 3 ; Bibliothèque de Rouen, cat. O et 2.

81†. Manuscrit, sous la lettre B, 36 ; Bibliothèque de Rouen, cat. 171, ms. A 80.

82†. Manuscrit, sous la lettre B, 34 ; Bibliothèque de Rouen, cat. 155, ms. A 179.

83†. Manuscrit, sous la lettre B, 16 ; Bibliothèque de Rouen, cat. 84, ms. A 189.

84†. Manuscrit, sous la lettre B, 42 ; Bibliothèque de Rouen, cat. 236, ms. A 130.

85†. Manuscrit, sous la lettre B, 61 ; Bibliothèque de Rouen, cat. 142, ms. A 258.

86†. Manuscrit, sous la lettre B, 45 ; Bibliothèque de Rouen, cat. 219, ms. A 97.

87†. Manuscrit, sous la lettre A, 8 ; Bibliothèque de Rouen, cat. 243, ms. A 239. Nous soupçonnons ici une confusion dans le catalogue des mss. de la Bibliothèque de Rouen ; c'est à une autre concordance portée sous le n° 244 que les rédacteurs de ce catalogue ont attribué la mention : «Imprimée à Bâle, chez Proben.» Le ms. 244 ne pourrait être tout au plus que la copie du ms. 243, car il est plus jeune d'un siècle.

88†. Manuscrit, sous la lettre E, 3 ; Bibliothèque de Rouen, cat. 464.

89†. Manuscrit, sous la lettre B, 19; Bibliothèque de Rouen, cat. 117, ms. A 61, ou cat. 98, ms. A 236 (?).

90†. Manuscrit, sous la lettre B, 18 ; Bibliothèque de Rouen, cat. 86, ms. A 78.

91†. Manuscrit, sous la lettre B, 32 ; Bibliothèque de Rouen, cat. 158, ms. A 109.

92†. Manuscrit, sous la lettre B, 31 ; Bibliothèque de Rouen, cat. 150, ms. A 86.

93†. Manuscrit, sous la lettre B, 29 ; Bibliothèque de Rouen, cat. 126, ms. A 162.

94*. Archives.

95†. Port de Courval : aujourd'hui Vieux-Port ; voir Blosseville, op. cit., p. 128, note 7.

96†. L'absence du roi du royaume : il s'agit de la croisade de 1248. François-Eudes de Mézeray, Histoire de France, Paris, 1830, t. II, p. 242, dit : «Tous les Français ayant fait serment de garder fidélité aux enfants du Roy, s'il lui arrivait quelque disgrâce en ce voyage, la Reine Blanche fut chargée de l'administration durant son absence.»

97*. Cartulaire, c. 524.

98*. Cartulaire, c. 531.

99*. Congrégation de Saint-Maur, ibid., t. XI, p. 196.

100†. La maladrerie entre les deux paroisses de Saint-Valentin de Jumièges et de Saint-André d'Yainville : les Grands-Rôles de l'Échiquier constatent l'existence de cette léproserie, pour l'entretien de laquelle avait été établie une foire qui rapportait aux lépreux 5 livres de rente annuelle ; cf., Amédée-Louis Léchaudé d'Anisy, Reserches sur les léproseries et maladreries, Caen, 1847 [extrait des Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XVII].

101†. Manuscrit, sous la lettre B, 17 ; Bibliothèque de Rouen, cat. 86, ms. A 78.


«Histoire de l'abbaye royale de Saint-Pierre de Jumièges» :
Table des Chapitres ; Lexique ; Chapitre 10

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]