«HISTOIRE DE L'ABBAYE ROYALE DE SAINT-PIERRE DE JUMIÈGES» ; 12


CHAPITRE 12. — Jean II, dit de Boiracher, 53e abbé (1350). — Pierre II, dit de Mauroy, 54e abbé (1362). — Jean III, dit de Saint Denis, 55e abbé (1364). — Jean IV, dit de Fors, 56e abbé (1377). — Geoffroy III, dit Harenc, 57e abbé (1389). — Notes de bas de page.


JEAN DE BOIRACHER, CINQUANTE-TROISIÈME ABBÉ (1350).

Jean de Boiracher succéda à Guillaume Gemblet [le cinquante-deuxième abbé, qui mourut le 16 septembre 1349] ; il était originaire du bourg de Duclair, à cinq quarts de lieue de l'abbaye de Jumièges, où il fit profession dès sa plus tendre jeunesse. Il y vivait dans une édifiante régularité de mœurs, malgré les occasions de relâchement que la guerre entre Edward et le roi Philippe fournissait à ses confrères, lorsque le peuple le demanda pour remplir le siège abbatial vacant. Nous ne voyons pas au moins d'autre manière plus naturelle d'expliquer le second vers de son épitaphe, où il est qualifié du nom de prélat par la vocation du peuple, quondam prælatus fuit hic a plebe vocatus, si ce n'est qu'il eût été demandé pour quelqu'évêché ou abbaye, dont il n'aurait pas voulu.

Son élection ne fut pas moins pour cela l'ouvrage des religieux de Jumièges. Toutes les voix se réunirent en sa faveur, et Jean de Marigny, archevêque de Rouen, lui donna la bénédiction abbatiale le 7 avril 1350, après lui avoir fait prêter obédience selon la forme ordinaire. La même année, le nouvel abbé députa un de ses religieux vers le pape Clément VI pour lui demander l'union de l'église Saint-Paër à la mense abbatiale, appuyant particulièrement sa demande sur ce que les temps orageux de la France et le long séjour des princes et des barons dans son abbaye le mettait hors d'état de soutenir sa dignité avec honneur et de satisfaire à ce qu'il devait à ses religieux.

Le pape reçut favorablement l'envoyé et la requête de l'abbé Jean à Avignon. Il le garda quinze jours auprès de lui, et, après l'avoir comblé de présents, il le renvoya avec une bulle datée du 2 janvier 1351, par laquelle il unit l'église paroissiale de Saint-Paër-sur-Duclair à la mense abbatiale de Jumièges, nonobstant toute réserve générale ou particulière de la dite église, pour être possédée en tous fruits et revenus par l'abbé Jean et ses successeurs, à la mort du prêtre qui en était alors pourvu (
1). Par la même bulle, le pape défend à l'évêque diocésain de s'opposer en quelque manière que ce soit, à la prise de possession, lui permettant seulement de régler sincèrement, et selon la conscience, la portion du vicaire perpétuel, qui lui sera présenté par l'abbé à chaque mutation. Jean de Boiracher, ayant reçu cette bulle, prit possession le 26 juin de la même année 1351 ; mais ce ne fut pas sans opposition, comme il paraît par un acte des grands vicaires de l'archevêque, daté du 30 du même mois, portant ordre aux opposants de se conformer à la bulle de Clément VI, qui fut depuis confirmée par Innocent VI, la troisième année de son pontificat. Cette dernière bulle mit fin à tous les obstacles (2). La cure de Saint-Paër fut partagée en deux portions, à cause de la réunion de l'église de Trubleville qui venait d'être détruite ; et l'abbé de Jumièges jouit encore de la première portion qui est exempte du droit de déport. Cependant, la France avait changé de roi par la mort de Philippe-le-Bel et le couronnement de Jean II, son fils aîné, duc de Normandie ; mais son règne ne fit qu'augmenter les malheurs de l'État. Pressé par la guerre des Anglais, il chargea son peuple d'impositions, et n'épargna pas même le clergé. L'abbaye de Jumièges paya pendant quatre ans, pour sa part, le sixième denier pour livre de tous les revenus, suivant l'accord des prélats de Normandie assemblés à Paris le 6 février 1351. Ce terme expiré, elle contribua à l'entretien de 3,000 hommes, que la province avait accordés pour trois mois au prince Charles, que le roi Jean, son père, avait envoyé en Normandie en qualité de lieutenant. Personne n'ignore le motif des assemblées générales et particulières des trois ordres du royaume. Jamais elles ne furent plus fréquentes que sous le règne de ce prince, et il y fut toujours question de subsides. M. Claude Fleury parle d'un décime levé sur tout le clergé de France en 1356, dans laquelle il est vraisemblable que les religieux de Jumièges ne furent pas épargnés, quoique nos manuscrits n'en fassent pas mention.

Cette même année, le roi de Navarre fut arrêté à Rouen et conduit sous bonne garde au Châtelet de Paris, pour avoir sollicité le Dauphin à quitter la Cour de France et à se retirer à celle de l'empereur, sous prétexte que son père ne l'aimait pas, ne l'ayant encore pourvu d'aucun gouvernement, quoiqu'il fût âgé de plus de dix-huit ans. Le coup était heureux et eût été sans conséquence, si le roi Jean avait pu se rendre maître de toutes les places qui tenaient pour le rebelle ; mais Philippe, frère du roi de Navarre, donna promptement avis de la prise de son frère à toutes les villes qui lui appartenaient, et, soutenu par Geoffroy de Harcourt, il se jeta dans le Cotentin, et s'y cantonna si bien, qu'en ayant fait le rendez-vous des partisans de son frère, il ne fut pas possible aux Français d'y pénétrer. Cependant la ville d'Évreux fut prise et le château d'Anet confisqué au profit du roi Jean. Anet était alors une châtellenie qui avait le degré d'élévation au-dessus de la seigneurie du prieuré de Bû, dépendant de l'abbaye de Jumièges. Mais à peine fut-il en la main du roi, en vertu de la forfaiture du roi de Navarre, que le comte de Dreux, qui en fut fait gouverneur, voulant profiter de l'occasion pour se faire reconnaître, fit saisir le temporel du prieuré avec tant de rigueur, qu'il ne fallut pas moins que les ordres du roi pour l'obliger à renoncer à son entreprise. La lettre est datée de Chartres, le 26 août 1356, et le lundi, 19 septembre suivant, le roi Jean fut pris à la bataille de Poitiers, et mené en Angleterre par le prince de Galles (3).

Sa défaite fut suivie de la liberté du roi de Navarre, qui déclara la guerre au Dauphin, attira une infinité de maux à l'abbaye de Jumièges, dont les moindres furent le ravage de presque tous ses biens du côté de Mantes et de Meulan. On n'entendait parler partout que de brigandage et d'incendies de la part des Navarrois. L'abbaye même ne put être longtemps à couvert de leur fureur et de l'envie démesurée qu'ils avaient de s'enrichir par le butin. Elle fut surprise et investie, en 1358, par un parti de 800 hommes qui la pillèrent pendant six jours entiers, sans se laisser toucher par les exhortations des moines, qui les conjuraient de ne pas les réduire au moins à la dernière misère (4). Plusieurs religieux timides abandonnèrent la maison, et l'abbé même se retira à Rouen, laissant le soin de son troupeau à celui d'entre eux qui voudrait s'en charger. Une lâcheté de cette nature dut étrangement surprendre tout ce qu'il y avait à Jumièges de serviteurs de Dieu sincèrement attachés aux intérêts de la religion ; mais leur fermeté fut sans fruit pour le plus grand nombre, et le monastère demeura presque désert. Les prieurs, les officiers et les anciens suivirent l'exemple de l'abbé ; il n'y eut que les jeunes qui voyant qu'on n'en voulait qu'à leurs biens, résolurent de soutenir la régularité sans rien relâcher de leur première ferveur. L'abbé leur donna un commissaire pour les gouverner en son absence ; mais il le révoqua l'année suivante après le traité de Vernon entre le Dauphin et le roi de Navarre, pour rétablir Dom Jean de Norville et Dom Jean de Bordettes maîtres d'ordre dans leurs charges de premier et tiers prieur, qu'ils avaient quittées pour l'accompagner dans sa fuite. C'était sans doute commettre une injustice à l'égard de ce bon religieux ; mais Jean de Boiracher crut devoir en user ainsi, pour se maintenir lui-même dans la première dignité, dont il avait si lâchement trahi la principale fonction, et pour ménager ses fidèles compagnons, que la petite communauté de Jumièges n'aurait peut-être pas voulu recevoir sans quelque satisfaction. La lettre de l'abbé en faveur des fugitifs est adressée tous les frères et porte, outre la révocation du commissaire, que, ne pouvant pas se rendre sitôt à Jumièges, quoique les troubles parussent apaisés, il leur renvoya ceux qui l'avaient suivi, les suppliant et leur enjoignant même, en vertu de la sainte obéissance, de les recevoir et d'obéir aux deux prieurs comme membres à leur chef, en tout ce qui regarde la religion et l'observance régulière à laquelle il les exhorte par un assez long discours daté de Rouen, le 8 octobre 1359.

Depuis ce jour, jusqu'au. mois de mars 1361, les mémoires de l'abbaye gardent un profond silence sur le sujet de l'abbé Jean, soit qu'il n'ait rien fait durant tout ce temps qui mérite attention, soit qu'on ait ignoré ce qu'il aurait pu faire à Rouen, où il semble qu'il demeurait toujours depuis le commencement de la guerre entre la France et la Navarre. Au reste, s'il fit mal d'abandonner son monastère en un temps où il n'y avait rien à craindre pour sa personne, il fit encore mieux de ne pas y revenir, lorsqu'on eût pu l'arrêter en route au préjudice de ses frères, qui n'étaient pas en état de payer rançon.

En effet, après l'irruption des Navarrois, en 1358, les religieux de Jumièges avaient tellement négligé la culture de leurs terres, pour ne pas avoir le chagrin de les voir moissonner par leurs ennemis, qu'ils manquaient même du nécessaire. Cette fâcheuse extrémité les réveilla enfin. Ils labourèrent et ensemencèrent leurs terres au bout de deux ans ; mais la semence qu'il fallut prendre sur leurs modiques provisions ayant diminue leurs vivres, la mortalité se mit parmi eux et fut si grande, qu'il en mourut jusqu'à treize, outre un grand nombre de domestiques (5).

Il est vraisemblable que, dans une si triste désolation, on chercha le moyen d'en instruire l'abbé Jean, et de lui faire sentir la nécessité de son retour. Au moins voyons-nous qu'il servit les malades avec beaucoup de charité, et que, quand la mortalité fut ralentie, il offrit le sacrifice pour tous ceux qui étaient morts. Il n'en demeura pas encore là ; comme l'abbaye était en société avec trente et un monastères de l'ordre. Il envoya un domestique porter leur cédule dans tous ces lieux, afin qu'on y contribuât, par les prières dont on était convenu dans les lettres d'association, au soulagement de leurs âmes. Mais les chemins étaient si peu sûrs, que le porteur du billet, malgré l'intérêt de 5 sols qu'on lui donnait dans chaque monastère, n'osa passer Saint-Wandrille, où il assista au service qu'on y fit pour ses maîtres, le dernier jour de mars 1361. Jean de Boiracher ne survécut pas longtemps à ses confrères; la mort l'ayant enlevé le 29 août 1362, il fut enterré dans la chapelle de Saint-Étienne, et l'on mit cette épitaphe sur son tombeau :

Joannes de Duclaro jacet hic sub pulvere raro.
Quondam prælatus fuit hic a plebe vocatus.
Annis millenis trecentenis duodenis
Cum quinquagenis, hunc dicito solvi pœnis
Attendas quarto migrasse calendas
Septembris veri Deus illius miserere.
Amen.


PIERRE II, DIT DE MAUROY, CINQUANTE-QUATRIÈME ABBÉ (1362).

Pierre de Mauroy succéda à Jean de Boiracher, et prêta serment la même année, 1362, à Philippe d'Alençon, archevêque de Rouen. Nous ne savons autre chose de lui, quoique sa mort ne soit arrivée que deux ans après son élection. Le lieu de sa sépulture ne nous est pas plus connu.


JEAN III, DIT DE SAINT-DENIS OU PAPILLON, CINQUANTE-CINQUIÈME ABBÉ (1364).

Les religieux de Jumièges furent plus d'un mois à convenir d'un successeur. Il se trouvait encore parmi eux plusieurs sujets de mérite, mais on n'en put élire aucun. Le sort tomba sur un étranger, nommé Jean de Saint-Denis ou Papillon, docteur en droit canon de la Faculté de Paris. On prétend qu'il avait été religieux de Saint-Laumer de Blois, abbé de Saint-Eloi de Noyon, et de Conches, au diocèse d'Évreux ; mais, comme les catalogues de ces deux premières abbayes n'en font aucune mention, nous croirions plutôt qu'il y aurait été reçu simplement pour s'instruire des observances régulières, selon l'usage de ces temps-là, ou pour y enseigner le droit canon, qu'il avait lui-même étudié avec tant de succès, qu'il passait pour docteur fameux. Si l'on en croit l'auteur du manuscrit de Conches, où il est constant qu'il avait demeuré, ses manières étaient peu religieuses, sa probité suspecte et son avarice insatiable. Peu content même de ce tableau, l'auteur le dépeint encore comme un voleur et un sacrilège, raptor et sacrilegus ; mais si ce portrait est véritable, il ne le peut être que de la jeunesse de Jean de Saint-Denis, comme il est aisé d'en juger par l'éloge qu'en firent après sa mort les religieux de Jumièges dans l'épitaphe qu'ils mirent sur son tombeau, où il est considéré comme un miroir de raison, un prédicateur de la saine doctrine, le fléau des superbes et le défenseur de tous ceux qui voulaient vivre dans la piété.

Quoi qu'il en soit de cette diversité d'opinions, le pape Urbain V ayant confirmé son élection, les moines l'envoyèrent quérir, et il vint aussitôt ; mais ce ne fut pas pour faire un long séjour parmi eux ; car, dès le lendemain de sa prise de possession, il partit secrètement, après avoir établi pour son grand vicaire Dom Allain de Saint-Denis, prieur de Jouy, et ne rentra à Jumièges qu'en 1370. Les religieux ne furent pas fâchés de son départ, se croyant délivrés de la crainte qu'ils avaient eue de voir rétablir la rigueur de l'observance, que la mort des meilleurs sujets avait considérablement affaiblie, et que la timidité du prieur claustral n'était pas propre à faire revivre. Dom Allain de Saint-Denis, vicaire général de l'abbé, se plaignit souvent des transgressions de la règle. Il en avertit le prieur, reprit les coupables en particulier et les pria même avec larmes de changer de conduit et mais s'apercevant que ses exhortations étaient inutiles, et ayant été informé de nouveau, par des personnes dignes de foi, que ces religieux tombaient dans des dérèglements qui choquaient également les obligations essentielles de la vie chrétienne et de la vie religieuse, il écrivit une lettre au prieur claustral dans laquelle il lui donne une fort belle morale sur les devoirs de la vie monastique et les obligations d'un supérieur ; puis il ajoute :

«Vous vous rendez volontairement coupable devant Dieu des fautes de vos frères, en ne les reprenant pas lorsque vous le pouvez, et l'impunité dans laquelle vous les laissez vivre pour leur damnation, attirera sur vous le même malheur, si vous ne faites promptement ce qui dépend de vous pour détruire des scandales dont vous êtes auteur par votre lâche condescendance ; souvenez-vous que vous êtes établi pour arracher et pour détruire, pour perdre et pour dissiper, pour édifier et pour planter, et que Dieu vous demandera compte de tout le bien qu'il ne trouvera pas dans les brebis qu'il vous a confiées. Je vous conjure donc et vous ordonne, par ces présentes, en vertu de l'autorité que j'ai reçue de notre abbé avant son départ, de les exhorter à faire de dignes fruits de pénitence, à s'exercer à la piété, et à pratiquer leur règle. S'ils le refusent, vous les punirez selon la rigueur des canons, sans avoir égard à la qualité des personnes, ni aux appellations qu'ils pourraient interjeter pour gagner du temps ; à moins que les désordres ne soient tels que la punition nous en soit réservée, ou à l'abbé, et pour lors vous nous en donnerez avis, afin que nous puissions apporter le remède convenable à de si grands maux. Donné sous le sceau de notre vicariat, le 20 janvier 1365 (
6).»

Dom Raoul Le Coq, c'est le nom du prieur claustral, n'eut pas plutôt reçu ces ordres, que se voyant appuyé du vicaire général et revêtu de son autorité, il mit sérieusement la main à l'ouvrage de la réformation ; et quoiqu'il la souhaitât beaucoup plus qu'il ne l'espérait, il ne laissa pas de ramener les moines méchants et de les voir profiter de ses leçons et de ses menaces au-delà même de ce qu'il aurait osé se promettre. Mais les officiers n'eurent que du mépris pour ses sages remontrances. Pleins de l'esprit du monde, et plus endurcis que jamais, ils portèrent l'effronterie jusqu'à soutenir leurs égarements, et ils accablèrent le prieur d'injures et de reproches, l'accusant d'entretenir des intelligences avec le vicaire général et d'être la cause des derniers avis qu'il avait reçus et qui attiraient sur eux cette tempête. Le prieur n'eut pas de peine alors à concevoir qu'il ne lui était plus possible de s'opposer seul au torrent, et que l'autorité de l'abbé devenait un remède nécessaire au mal. Il se contenta néanmoins d'en écrire au vicaire général, qui ne put manquer de lui être favorable dans une cause aussi juste. Il se rendit aussitôt auprès de l'abbé, qui, s'étant fait instruire de la situation présente, ordonna la déposition des officiers et la poursuivit même auprès du pape Urbain. Le Saint-Père fit expédier un bref pour dépouiller ces mutins de leurs offices, mais pendant que ces changements se faisaient sans bruit et sans éclat de la part du plus grand nombre, le cellérier, nommé Pierre Sevran, portant plus impatiemment que les autres sa déposition, se souleva contre le vicaire général qui lui avait intimé les ordres de l'abbé et du souverain pontife, et protesta qu'il n'avait aucun compte à rendre de son administration. Il fallut donc recourir une seconde fois à l'autorité du Saint-Siège pour le contraindre par censures à vider ses mains et à rentrer dans le cloître. Mais le pape ne voulut pas aller si vite à cause du vieux Guillaume d'Aigrefeuille, cardinal, prêtre de Sainte-Marie, au-delà du Tibre, que ses prédécesseurs avaient commis pour juger de tous les différents mus et à mouvoir dans l'ordre de S. Benoît et de Cluny, où il avait été moine, avant que le pape Clément VI, n'étant encore qu'archevêque de Rouen, l'eût fait venir près de lui. Ce n'est pas qu'Urbain n'eût pu passer outre sans entreprendre sur la commission du cardinal ; mais comme il avait contracté avec lui, il fut bien aise de donner cette marque de déférence à un ami, qui passait pour le principal promoteur de son exaltation au pontificat, et qui, de plus, connaissait l'abbaye de Jumièges. Il l'envoya chercher, et, après lui avoir remis la supplique de l'abbé Jean et les lettres de son grand vicaire, il cita le cellérier de Jumièges pour comparaître devant lui à Avignon ; mais celui-ci n'en tint compte, et, résolu de ne plus rien ménager, il choisit parmi ses amis du dehors ceux qu'il crut les plus déterminés, et leur mit les armes à la main pour le maintenir dans son office.

Cette précaution ou plutôt cet attentat qui fait trembler quand on considère qu'il est commis par un moine qui avait fait profession d'obéissance, jeta tous les religieux de Jumièges dans la consternation et l'abattement. Ils levèrent les mains au Ciel dans l'espérance que Dieu changerait le cœur du rebelle ; mais, voyant que les choses allaient de mal en pis et que les vivres leur manquaient, parce que le cellérier retenait la clef des greniers et ne leur donnait que peu de chose pour la dépense journalière, faisant servir leurs provisions à l'entretien de cette troupe maudite dont il se faisait accompagner partout, ils se plaignirent à l'abbé, et le pressèrent d'avertir promptement le cardinal d'Aigrefeuille de ce qui se passait, et de l'engager à faire cesser les persécutions qu'ils souffraient. On ne peut dire en effet combien d'insultes ces religieux avaient à essuyer tous les jours de la part de cette foule de brigands répandus dans leur maison. Le cardinal n'eut pas plutôt lu la requête qui lui fut adressée par l'abbé, qui l'instruisait en même temps de l'appel interjeté par le cellérier, qu'il donna commission à l'archevêque de Rouen de se transporter sur les lieux, lui ou son grand vicaire, et de faire cesser les troubles et les violences en déposant le cellérier, et lui en substituant un autre, auquel il fera prêter serment sur les saints Évangiles de bien et fidèlement administrer son office et d'en rendre compte à l'abbé et aux religieux autant de fois qu'il en sera requis (7). L'ordonnance est du 24 mars 1367, mais on ne voit pas qu'elle ait été suivie d'aucune exécution. Ce qui est certain, c'est que vingt-six ans après, les cellériers de Jumièges prétendaient encore que la cellèrerie était un office en titre, dont on ne pouvait les dépouiller.

Tandis qu'avec les mêmes prétentions Pierre Sevran travaillait à se maintenir dans cet emploi par une voie qui aurait dû le couvrir de honte et de confusion, s'il avait été capable de rougir, Charles V dit le Sage donna ordre au bailli de Rouen d'avertir ceux qui lui devaient le service d'Ost (8) de se tenir prêts à partir et de se rendre à Soissons, au terme de l'ordonnance. Le vicaire général de l'abbé Jean parut embarrassé de cet ordre, ne sachant quel service l'abbaye devait au roi, ni par qui il devait être rendu. La crainte d'une surprise le fit recourir aux archives, où il fut assez heureux pour trouver dans les papiers de Dom Jean Le Bourgeois, ancien chambrier de l'abbé Jean de Boiracher, que l'abbaye ne possédait que trois fiefs de cuirasse ou de haubert, pour lesquels les religieux de Jumièges étaient tenus de fournir trois hommes au roi, en temps de guerre (9). Ces fiefs, acquis de plusieurs seigneurs particuliers, depuis la fondation de l'abbaye, étaient Monthiart, Épinay et la Marval. L'abbaye jouissait des deux premiers en entier et de trois huitièmes dans celui de la Marvel, dont les cinq autres portions étaient tenues par : MM. de Perceval, de Boulainville, Gilbert Matemains, Robert de Mesnil-Varin, Poupart du Mesnil-Vacé et Jean du Goulet, à la charge d'en faire le service de l'abbé, comme chef seigneur (10). Voici les noms des huit portions : la Marval, Bois-Guerout, Periers, Mesnil-Vacé, Mesnil-Varin, la Gauchée, Guefal et Bienvenu. Ces trois fiefs devaient fournir en guerre chacun un homme en habit militaire et entretenu au dépens de l'abbé, si l'aide des vassaux, qui étaient de 5 sols par acre de terre, ne suffisait pas pour leur nourriture durant les quarante jours de service.

Après cette découverte, qui arriva aux mois de juillet de l'an 1366, comme il paraît par le certificat de Nicolas Rosselin, primicier de l'église cathédrale de Rouen, Dom Allain de Saint-Denis, se voyant à couvert de la surprise qu'on lui aurait pu faire à l'occasion du service d'Ost que le roi demandait, ne songea plus qu'à remplacer les officiers du monastère et des maisons priorales qu'il avait destituées l'année précédente en vertu du bref d'Urbain V. Mais la chose ne fut pas si facile qu'il se l'était imaginé. Soit que son pouvoir le rendit odieux, ou que le droit de nommer seul parut une usurpation, les moines s'y opposèrent tout d'une voix, et il fallut céder à leur opposition, jusqu'à ce qu'on eut fait venir d'Angleterre le prieur d'Helling, au témoignage duquel on était convenu de s'en rapporter. Il arriva à Rouen le 12 octobre 1366, et le 14 du même mois il donna une déclaration devant notaire, par laquelle il reconnaît que de son temps, c'est-à-dire près de soixante ans auparavant, les abbés de Jumièges avaient toujours nommé seuls aux offices claustraux et aux prieurés, à la réserve de la cellèrerie et des prieurés de Jouy et d'Helling, pour lesquels il avait vu assembler la communauté en chapitre, ou au moins les anciens dans l'appartement de l'abbé (11). Le vicaire général reçut avec plaisir une déclaration qui lui donnait toute autorité dans Jumièges. Il y retourna aussitôt et nomma tous les officiers comme on était convenu, sans que personne formât la moindre opposition.

La même année le pape Urbain ayant résolu de rétablir le fameux monastère du Mont-Cassin, supprima l'évêché érigé par le pape Jean XXII en 1319, et employa aux réparations les revenus de l'abbaye tant qu'elle demeura vacante. Mais voyant qu'ils n'étaient pas suffisants, il imposa une dîme sur tous les monastères de l'ordre de Saint-Benoît en 1368, et chargea l'abbé de Saint-Ouen de Rouen d'en faire le recouvrement dans la province de Normandie. Cette imposition déplut à la plupart des abbés, et en particulier à celui de Jumièges, qui pria le pape de l'en décharger, attendu les dommages qu'il avait soufferts dans les années précédentes ; mais sa prière ne fut point écoutée malgré les certificats de l'abbé de Saint-Ouen, et la décime fut presqu'entièrement payée en 1369.

Le 15 mai de l'année suivante, 1370, Jean de Saint-Denis étant revenu à Jumièges après une absence de près de six ans, donna procuration à frère Nicolas de Barville pour retourner à Montaterre et rebâtir la prieuré de Saint-Léonard, que les Anglais avaient presque ruiné dans les dernières guerres. Le fidèle serviteur de Dieu, plein de zèle pour la gloire de sa maison, profita sans délai de la permission qu'on lui donnait. Il partit de Jumièges dès le 18 du même mois et entra dans le Beauvoisis (12) ; mais avant appris qu'une partie de l'armée du prince de Galles occupait toujours la Picardie, il revint sur ses pas, aimant mieux différer l'entreprise que de s'exposer à perdre l'argent qu'il y destinait. Il est vraisemblable que ce contretemps ayant fait échouer le projet de frère Nicolas de Barville, on ne pensa plus dans la suite à relever l'église et les bâtiments de Montaterre. Au moins voyons-nous qu'en 1466 ils étaient encore ensevelis sous les ruines et qu'on n'y faisait aucune office. Peut-être aussi avaient-ils été ruinés une seconde fois dans les guerres de Henry VI contre la France.

Vers le même temps, c'est-à-dire en 1370, l'abbaye eut un gros procès avec les officiers de la maîtrise, au sujet du droit de tiers et danger qu'ils prétendaient appartenir au roi sur les bois qu'elle possédaient en Normandie. Il est certain qu'elle n'en avait jamais payé ; et tout ce qu'elle en pouvait connaître se réduisait à savoir que ce droit consiste au tiers de la vente qui se fait d'un bois, soit en argent ou en espèce, et outre cela au dixième, en sorte que de 30 arpents, il en est dû treize au roi. L'affaire, ayant été portée aux maîtres enquêteurs des Eaux et Forêts de la province, fut examinée avec attention, et les religieux de Jumièges maintenus, par ordonnance du 6 mai 1371, dans l'exemption de ce droit, avec pouvoir de connaître seuls ou leurs sénéchaux des délits qui se commettraient dans leurs bois et de recevoir les amendes imposées aux délinquants (13).

Les choses ainsi réglées, Jean de Saint-Denis, bien résolu de ne plus s'éloigner de Jumièges, à cause des prévarications que sa longue absence y avait introduite, travailla avec un zèle infatigable à remettre dans l'ordre ce qu'il trouva de dérangé, usant de son pouvoir dans toute son étendue et punissant avec une sévérité exemplaire ceux que les voies de remontrances et de douceur ne pouvaient ramener. Une conduite si sage et si ferme dans le maintien de la discipline eut bientôt tout le succès qu'il avait espéré. Les abus furent proscrits, et afin que désormais il n'arrivât rien de pareil, il chargea le prieur et les doyens de veiller à l'observation de la règle et de ne pas souffrir qu'on y donnât la moindre atteinte, sous quelque prétexte que ce fût. Pour lui il se donna, tout entier à l'instruction, faisant tous les jours de fêtes et de dimanches des conférences familières, dans lesquelles il expliquait les endroits les plus touchants et les plus nécessaires de l'Écriture sainte et de la règle de S. Benoît, avec tant d'applaudissement que sa réputation, s'étant répandue beaucoup au-delà de la province, on vit venir à Jumièges plusieurs personnages célèbres, pour s'assurer par eux-mêmes de ce que la renommée annonçait d'un homme si rare en ces temps-là. De ce nombre fut Jean Lefebvre, abbé de Saint-Vaast d'Arras, docteur en décret et depuis évêque de Chartres. Il vint à Jumièges en 1374, et fut si frappé du bel ordre qui y régnait, des discours pleins de sagesse de l'abbé et de l'empressement de tous les religieux à l'entendre, qu'au lieu des présents réciproques qu'on avait coutume de se faire dans ces sortes de visites, il ne voulut et ne demanda que d'être associé à leurs prières, lui et sa communauté, ce qui lui fut accordé avec beaucoup de reconnaissance de sa part, comme il paraît par les lettres qu'il leur fit expédier trois ans après, pour affermir leur société mutuelle (14).

Pendant que l'abbé Jean de Saint-Denis parcourait de la sorte le texte sacré, pour en développer le sens à ses religieux par des explications plus étendues et tirées sans doute meilleures interprètes, le roi de Navarre, le comte d'Harcourt, le comte de Longueville-en-Caux, le comte d'Alençon, le comte du Perche et le connétable Bertrand Duguesclin interrompirent pour quelque temps ce pieux exercice par des vexations dont on n'avait point encore vu d'exemple que dans le comte de Dreux vingt-quatre ans auparavant. Poussés par le même esprit de domination, trop ordinaire aux grands, ces seigneurs voulurent non seulement exercer leur justice sur les terres de l'abbaye qui se trouvait dans les enclaves des domaines qu'ils possédaient en Normandie, mais même s'en attribuer la mouvance et se faire donner des déclarations. Il n'y avait pas longtemps que l'abbé et les religieux avaient fait ce devoir au roi Charles, leur seigneur suzerain, et il n'y avait pas d'apparence que ce prince en cédant une partie de son domaine, comme la châtellenie et haute justice de Lillebonne au comte d'Harcourt, la châtellenie d'Exme au comté d'Alençon, et le comté de Longueville au connétable Duguesclin, eût eu l'intention de leur abandonner la direction des seigneuries de Norville, de Vimoutiers, de Croutes, de Coulances, d'Oisy, de Saint-Vaast, de Dieppedalle et autres dépendantes de l'abbaye de Jumièges, dont il savait que la suzeraineté lui appartenait au droit des ducs de Normandie et des rois ses prédécesseurs, qui s'étaient toujours fait reporter ces droits par une seule et même féauté incorporée à leur couronne (15). Aussi l'abbé de Jumièges, qui avait été ajourné à comparaître devant les officiers de ces hautes justices, n'eut pas plutôt présenté, sa requête contre ces ravisseurs, ou plutôt contre leurs gens d'affaires, qui abusaient de leur nom pour dépouiller l'abbaye de ses droits utiles et honorifiques, que Charles-le-Sage donna ordre ses baillis de Rouen, de Gisors, de Caux, de Caen et du Cotentin de s'opposer en son nom à de semblables prétentions. Voici comme il s'en explique dans son ordonnance du 28 juin 1376 :

«Les quelles choses si ainsi étoient tolérées, seroit pour nous dessaisir de notre droit royal, et au grand grief, préjudice et dommage de nous, de la couronne de France et de la dite église et appartenance d'icelle, si par nous n'étoit sur ce pourvu de brief et convenable remède. Nous eu égard et considération aux choses dessus dites vous mandons... C'est à sçavoir à chacun de vous en son baillage et ressort, que vous défendiez ou faites défendre de par nous à nos dits frères, cousins et connétable, ou à leurs gens ou officiers gouvernans leurs dites terres et jurisdictions qu'ils ne prennent ne appliquent en aucune manière en eux la cour et connoissances d'aucune des choses dessus dites ; mais s'en cessent et désistent du tout : et en cas de ce faire eux ou leurs gens et officiers seroient désobéissants et s'opposeroient au contraire considéré ce que dit est, et, que celà regarde notre droit et souveraineté, dont la connoissance appartient à notre parlement, faites ajourner les déshobéissances aux jours de Normandie de notre prochain Parlement, à venir contre notre procureur général, etc. (16)».

Nul seigneur, de quelque rang et qualité qu'on le suppose, ne peut donc comprendre dans l'étendue de son domaine aucune portion des biens et droits de l'abbaye de Jumièges, comme devant en faire partie et en avoir la suzeraineté. Cette qualité n'appartient qu'au roi : c'est un droit inaliénable. Les biens de Jumièges sont tellement inhérents et subordonnés à sa couronne, qu'il a n'en peuvent être divisés. Le roi de Navarre en fut convaincu, et les comtes d'Harcourt, de Longueville, d'Alençon et du Perche avec le connétable Duguesclin le reconnurent en ne formant aucune opposition à l'ordonnance de Charles V, qui leur fut signifiée par les baillis du roi dans l'année courante (17). Si dans la suite les ducs et duchesses d'Alençon prétendirent exercer leur justice sur l'abbaye de Jumièges pour les terres et baronnies de Vimoutiers, de Croutes, de Coulances et d'Oisy, à cause de l'Échiquier et haute, moyenne et basse justice de leur duché, dans lequel ces quatre terres sont situées, le Parlement de Paris, toujours en garde pour la conservation des droits du roi, les débouta de leurs prétentions et les condamna même aux dépens, par arrêts du 14 août 1535 (18). Ce qui prouve que nos augustes monarques ont fait voir une espèce de jalousie dans les temps les plus reculés de se conserver tout entière la suzeraineté des biens de Jumièges.

Trois mois s'étaient à peine écoulés depuis la signification de l'ordonnance de Charles V au roi de Navarre et aux autres seigneurs dont nous venons de parler, que l'abbé Jean de Saint-Denis, toujours appliqué à éclaircir ce qu'il y avait de moins entendu dans l'Écriture sainte et dans la règle de S. Benoît, fut attaqué de la maladie dont il mourut. On croit, avec assez de vraisemblance, qu'elle fut occasionnée par quelques grappes d'un raisin fort doux qui lui causa de si violentes coliques, que ses entrailles en furent ulcérées, et qu'il en sortit une multitude de vers. Cette plaie, dont Dieu le frappa peut-être pour le purifier des fautes de sa jeunesse, l'emporta le 8 mars 1377. Il n'est pas possible d'exprimer la douleur où sa mort plongea tous les religieux ; ils le pleurèrent plusieurs jours, et l'un d'entre eux fit son éloge par l'épitaphe suivante :

Concio gemmetica veræ pietatis amica,
Fle, quia fatidica subiit tua lumina sica.
Nam tuus abbas te dans vitæ dogmata castæ
Liquit amabilis J. de sancto Dionisio.
Eximius doctor fuit et speculum rationis
Virga superborum, fervens in amore piorum
Luce sub octavâ martia hunc pertulit almis
M. C. ter, l semel, ternovies ; queat almus haberi.
Amen.

Son corps fut enterré avec magnificence devant l'autel des Saints Innocents, qui était une chapelle d'une ancienne église de Saint-Pierre, située au midi et la plus proche de l'escalier du nouveau dortoir ; mais on le transféra depuis dans la nef, pour bâtir à la place de cette chapelle et de quelques autres sur la même ligne une grande salle et un dortoir, qui ne subsistent plus aujourd'hui. Ce nouvel édifice, dont on ignore le commencement, et dont on permit la démolition en 1700, avait 18 pieds de longueur sur 40 de largeur ; à l'extrémité du côté de la terrasse était la chambre carrée ou le logement des abbés réguliers, qui ne voulaient pas se séparer de leurs frères, quand ils pouvaient être avec eux, ou qu'ils voulaient assister aux offices de jour et de nuit. Ce qui n'empêchait pas qu'ils eussent un appartement superbe, mais éloigné, pour recevoir les étrangers sans incommoder les religieux.

Dès que la cérémonie des obsèques fut finie, la communauté s'assembla et délibéra sur les moyens qu'on pourrait prendre pour réparer promptement la perte qu'elle venait de faire. Les sentiments furent partagés ; les uns voulaient un abbé de leur corps, les autres prétendaient qu'on devait encore choisir un étranger qui eût du crédit à la Cour de France et des amis à Rome, parce qu'on s'en était bien trouvé (19). Nous voyons effectivement qu'en 1375, Jean de Saint-Denis fit décharger le prieur de Jouy de la moitié de ses décimes, et que cette grâce lui fut accordée à la recommandation de Pierre de Cros, archevêque d'Arles, camerlingue de l'Église romaine et proche parent du pape Grégoire XI, qui gouvernait alors l'Église. Ces considérations firent ouvrir les yeux à ceux qui avaient été d'un sentiment contraire, et l'on résolut unanimement d'élire Jean de Fors, aumônier de l'abbaye de Saint-Denis, comme le plus propre à remplacer celui qu'on regrettait, et à s'opposer aux tentatives trop réitérées des ennemis qu'on avait et qu'on pourrait avoir dans la suite à réprimer. On tint néanmoins cette délibération secrète jusqu'au retour de Dom Jean de Burnez, tiers-prieur, et de Guillaume de Lacour, cuisinier, qu'on avait députés vers le roi Charles V, pour avoir son agrément, sans lequel on ne pouvait procéder à l'élection. Leur commission est datée de le 11 mars 1377, trois jours après la mort de l'abbé ; mais on ne sait pas précisément en quel temps ils eurent audience du roi (20). Nous savons seulement qu'il reçut leur requête avec bonté, et qu'à leur arrivée les religieux de Jumièges déférèrent à Jean de Fors par un choix unanime le gouvernement de leur abbaye.


JEAN IV, DIT DE FORS, CINQUANTE-SIXIÈME ABBÉ (1377).

Jean de Fors naquit à Rouen d'une famille qui avait eu déjà un abbé de Jumièges. Il donna dès sa première jeunesse des marques de son esprit et du goût naturel qu'il avait pour les sciences. Ses parents, voyant de si heureuses dispositions, l'envoyèrent à Paris, où il acheva toutes ses études d'humanités et de théologie. Étant docteur en droit civil et canonique, il fut chanoine de l'église cathédrale d'Évreux, puis même bénédictin, aumônier de Saint-Denis en France, et enfin abbé de Jumièges en 1377, comme il est facile de le montrer par les lettres d'association de l'abbaye de Saint-Vaast d'Arras, avec celles de Jumièges, en date du 27 août 1377 (21) ; par un privilège de Charles V, du 22 septembre suivant, pour l'exemption de comparaître en personne aux plaids des panages des forêts de Gouffers et de la Haie d'Exme (22), et enfin par une procuration donnée en conséquence par le même abbé (23), le 27 du même mois de septembre à frère Renaud du Bost, prieur de Croutes, pour s'y trouver son nom. On voit par ce privilège ou lettres de grâces, accordées seulement pour l'année, que les abbés de Jumièges étaient conseillers nés à l'Échiquier de Normandie ; et il est certain qu'ils y ont eu droit de séance jusqu'à Louis XII et peut-être même jusqu'à François Ier, avec cette différence que, depuis la réunion de la province à la couronne, ils n'y avaient plus voix délibérative, et n'y étaient appelés que pour y donner de l'ornement, le droit de juger et décider ayant uniquement passé à ceux que nos rois avaient députés pour les tenir. Ce qui fit que, dans les derniers Échiquiers, ils furent dispensés, comme les évêques et les nobles, d'y comparaître en personne (24).

Il était nécessaire que le nouvel abbé vint à Jumièges, où les religieux avaient beaucoup à souffrir des officiers de la chambre, pour avoir leur vestiaire ; mais Grégoire XI étant mort sans avoir pu expédier ses bulles, et les cardinaux ayant introduit le schisme dans l'Église, par la nomination de deux papes, Urbain VI et Clément VII, il fallut attendre que la Cour de France se fût déclarée pour l'un des deux. C'est ce qu'elle fit dans une assemblée de prélats et de nobles tenue à Vincennes le 16 novembre 1378. Clément VII y fut reconnu pour le légitime pape. Ce qui n'empêcha pas l'Université de Paris, dont Jean de Fors avait l'honneur d'être membre, de demeurer partagée de sentiments, les uns tenant pour Urbain, les autres pour Clément, et d'autres pour la neutralité. On ne soit de quel parti était l'abbé de Jumièges. Au reste il importe peu de le savoir, l'Université en corps s'étant conformée peu de temps après au sentiment de l'assemblée de Vincennes. Ainsi le consentement fut unanime dans le royaume en faveur de Clément. Jean de Fors lui rendit compte alors de son élection, et ayant reçu ses bulles vers le mois d'août 1379, il prit possession le 9 octobre suivant par Nicolas du Bosc, évêque de Bayeux, n'ayant pu lui-même faire le voyage pour cause de maladie (25). Les moines de Jumièges, déjà informés des provisions de leur abbé, et ne doutant point qu'ils ne dussent bientôt le voir, furent affligés d'un contretemps qui faisait éclipser leur espérance au moment qu'ils la croyaient mieux fondée. Ils reçurent néanmoins l'évêque de Bayeux avec beaucoup d'honneur et de solennité ; mais ils ne purent se résoudre à l'investir de la crosse et de quelques autres marques de la dignité abbatiale, protestant qu'ils ne l'avaient jamais fait et qu'ils ne le feraient jamais qu'à leurs abbés présents en personne (26). L'évêque demanda acte de leur refus, et il lui fut accordé ; après quoi, il se retira fort content de l'accueil qu'ils lui avaient fait et des bonnes dispositions où il les voyait pour leur abbé, dont il aperçut avec plaisir qu'ils ne se passaient pas volontiers.

Jean de Fors ne laissa pas néanmoins de reculer encore son voyage près de cinq mois, s'il est vrai qu'il ne vint à Jumièges que vers la fête de Pâques 1380. Quoi qu'il en soit, les religieux firent éclater leur joie par une magnifique réception, qui fut suivie de mille témoignages réciproques de confiance et d'amitié. Au bout de quelques semaines, passées de la sorte, les religieux particuliers, toujours mécontents de la négligence des officiers de la chambre à payer ce qui était dû pour leur vestiaire, se plaignirent tout haut et demandèrent publiquement à l'abbé, dont ils se voyaient tendrement aimés, qu'il leur rendît la justice qu'on ne pouvait plus attendre que de lui.

«Voilà, disaient-ils en montrant leurs habits par lambeaux, à quelle dures extrémités vos officiers nous réduisent ; voilà les haillons dont ils n'ont pas honte de nous laisser couverts. Ne sommes-nous donc pas frères, et tous enfants d'un même père ? Nous sommes nus, et l'on ne rougit pas de notre nudité. On nous maltraite même quand nous demandons notre nécessaire, quoiqu'il nous soit dû et qu'on ne puisse nous le refuser sans injustice.»

Ils ajoutèrent, en finissant leurs plaintes, que s'il ne réprimait promptement l'avarice de ses chapelains, on verrait bientôt renaître les divisions scandaleuses que sa présence avait à peine arrêtées et que l'office divin, comme il était arrivé en de semblables occasions, en serait moins bien fait. Ces plaintes affligèrent sincèrement l'abbé et le percèrent jusqu'au fond du cœur. Il vit bien qu'un mal si violent demandait un prompt remède. Il le chercha quelque temps, et crut l'avoir trouvé dans la cession qu'il se proposa de faire des rentes seigneuriales de sa chambre pour l'entretien de trente religieux de communauté, non compris les prieurs et officiers, au nombre de neuf, et leurs compagnons, savoir : cinq pour le cellérier, deux pour l'aumônier et trois pour le cuisinier. Ses mesures étant ainsi prises, il les assembla, fit aux chapelains, en leur présence, les reproches qu'ils méritaient, et, pour consommer l'affaire dans le moment même, il fit entrer le notaire et lui dicta à haute voix, et mot à mot, l'acte par lequel il transmettait aux trente religieux particuliers du monastère (27) et à leurs successeurs, en pareil nombre, 329 livres de rentes, à prendre par l'un d'entre eux sur divers ténements ou vavassories, à Jumièges, à Hauville, à Trouville, à Mautevill-Leneval, à Duclair, à Croutes, à Courval, à Épinay, à Norville, à Hotot-l'Auvray, au Manoir de la Lieue, au Manoir Godefroi et à la Gavelière, à condition qu'ils ne feraient, à l'avenir, aucune dépense pour leurs habits, dont voici les noms : un froc, une coule ou scapulaire, une pelisse d'agneau, une cotte ou robe de brunette, une chemise d'étamine, un caleçon, un famulaire ou haut de chausse, une paire de bas et de chaussons d'étoffe blanche et une paire de souliers. Jean de Fors ne fut pas trompé dans le choix du remède qu'il avait cru nécessaire pour obvier aux dissensions. Non seulement les religieux consentirent de se fournir de vêtements pour le prix, mais même de s'entretenir de couvertures, de draps de serge pour leurs lits et de linge pour le réfectoire. L'acte est du 16 juin 1380.

L'abbé n'avait point encore fait le serment d'obéissance à l'archevêque de Rouen, quoiqu'il eût reconnu sa juridiction sur l'abbaye de Jumièges dans la supplique qu'il lui avait adressée neuf mois auparavant, pour l'engager à confirmer son élection (28). Il jouissait paisiblement des fruits de l'union que sa prudence avait rétablie parmi ses frères et ne songeait pas même à satisfaire à ce devoir, mais l'archevêque, se trouvant à Rouen dans le même temps, l'en fit souvenir, et l'abbé, n'ayant aucune raison à apporter pour s'en défendre ou pour différer, prêta serment entre ses mains le 7 septembre de la même année, suivant les registres de l'archevêché. Pendant que ceci se passait, Marguerite d'Escalles vendit à Robert d'Esneval, seigneur de Pavilly, le fief de la Marval dans les paroisses de Saint-Paër et de Panneville, que les religieux de Jumièges lui avaient cédé sa vie durant (29) ; mais Jean de Fors, à la première nouvelle qu'il en eut, le retira par puissance de fief (30) et l'augmenta même considérablement par l'acquisition qu'il fit au mois de février l387 d'une huitième portion pour la somme de 170 livres d'or, qui feraient de notre monnaie courante 1980 livres 4 sols 3 deniers.

Les mémoires de l'abbaye ne nous apprennent rien des autres actions de Jean de Fors, et ce n'est que par conjecture que nous osons avancer qu'il mena une vie fort retirée, toute appliquée à Dieu, partageant son temps entre la lecture des Livres saints, l'instruction de ses moines et l'assistance aux divins offices. Cette conjecture, néanmoins, n'est pas sans fondement. Nous convenons que le silence de nos manuscrits peut la rendre incertaine, mais cette incertitude se trouve, en quelque sorte, levée par un acte authentique qui prouve également l'amour que Jean de Fors avait pour la solitude, les soins qu'il avait pris pour y accoutumer ses religieux et le succès de son entreprise. C'est une procuration, donnée en son nom et au nom de toute la communauté, le 3 novembre 1382, à honorables et discrètes personnes : Maîtres Guillaume de la Brière, Eustache de Lapierre, Laurent Lamy et Pierre Solas (31), pour entreprendre, suivre et terminer les clauses, querelles, débats et controverses de l'abbaye, mues et à mouvoir, en quelque tribunal que ce puisse être, soit en demandant ou en défendant contre toutes personnes leurs adversaires, avec pouvoir d'appeler et poursuivre leurs appels, de transiger et compromettre, de créer et substituer des procureurs dont les actes seront aussi valables que si l'abbé et les religieux les avaient faits en personnes. Nous laissons au lecteur à conclure de ces pouvoirs sans limitation, accordés à quatre séculiers par trente-huit religieux, sur les représentations d'un abbé, que son épitaphe va nous faire connaître pour un homme versé dans toutes les sciences ; nous laissons, dis-je, à conclure quelle devait être l'occupation du chef et des membres dans l'intérieur, s'ils aimaient à se répandre au dehors ou s'ils n'imitaient pas plutôt ces serviteurs fidèles qui attendant que leur maître retourne des noces, afin que, lorsqu'il sera venu et qu'il aura frappé à la porte, ils lui ouvrent aussitôt. Le nécrologe place la mort de Jean de Fors le 22 d'avril 1389, qui était le jeudi, dans l'octave de Pâques. Son corps fut enterré dans l'anienne église de Saint-Pierre, au pied de l'autel de Saint-André ; si l'on en croit l'auteur de l'épitaphe suivante, il avait été théologien, historien et poète :

Rotomagi natus fuit hic abbas Joannes
De Foris, doctor civili canonicoque,
Ipse magister in artibus, historiisque, poëta
Atque theologus, in studiis fuit omnis.
Canonicus fuit Ebroïcensis, postque resignat
Omnibus, et sancti Benedicti relligionem
Ingressus, degit hoc cœnobio tumulatus
Anno milleno centumter et octuageno
Nono post pascha Jovis ab hâc luce recessit.
Ex ejus fama, tu qui legis hoc epigramma,
Ut vox in Ramâ lacrimas fundens pie clama,
Vermiculos, post hos titulos, pater abba sequeris ;
Quo titulos eras, plus vermiculosus haberis.
Par tua suffragia, virgo pia, sis moderamen
Ad sua peccata, ut sibi gaudia det Deus.
Amen.


GEOFFROY, DIT HARENC, CINQUANTE-SEPTIÈME ABBÉ (1389).

La crosse de Jumièges passa, du consentement unanime des religieux, à Geoffroy Harenc, que Clément VII avait forcé, l'année précédente, à remettre à l'abbaye du Bec, à Etout d'Estouteville, moine de Fécamp et abbé de Cerisy ; Geoffroy était natif de Paris, où il étudia et fut reçu bachelier en théologie. Après ses études, il vint au Bec et s'y fit moine, sous la conduite de Guillaume de Beusville, qui lui donna le prieuré de Conflans. L'abbé Guillaume étant mort le 2 mai 1388, les religieux du Bec s'assemblèrent pour lui donner un successeur et élurent tout d'une voix Geoffroy, mais Etout d'Estouteville ayant sollicité cette importante place, et l'ayant obtenue de Clément VII, l'en chassa à main armée avant qu'il eût pu prendre possession, ce qui détermina les religieux de Jumièges à le mettre à leur tête, après la mort de leur abbé, et même auparavant, sur la démission de Jean de Fors, si l'on s'en rapporte à une sentence rendue au Châtelet de Paris, le 11 février 1389, en faveur de l'abbé Geoffroy, deux mois onze jours avant la mort de son prédécesseur, à moins que son épitaphe ne soit fautive. Quoi qu'il en soit, peu de mois après que Geoffroy fut installé, il révoqua la procuration que Jean de Fors avait donnée à Guillaume de la Brière, Eustache de Lapierre, Laurent Lamy et Pierre Solas, et il intenta procès à quelques particuliers du Trait, pour y avoir fait un port sur la rivière de Seine et y entretenir des bateaux pour le transport des marchands qui y abordaient nuit et jour, au préjudice de l'abbaye, à laquelle le droit de passage appartenait depuis le port de Jumièges jusqu'à Caudebec, comme il paraît par toutes les chartes, et même par une redevance de six pains de communauté, cinq pintes de vin et la moitié d'un mouton que le fermier du port de Jumièges avait coutume de prendre tous les ans sur les religieux de Saint-Wandrille, pour la conservation de leur port à Caudebec (32). L'affairer de ces particuliers fut portée au Châtelet devant le prévôt de Paris, que Philippe de Valois avait donné pour juge à tout le corps de l'Université et aux écoliers en 1340. Elle y fut jugée contradictoirement en faveur de Geoffroy Harenc, par sentence du 11 février 1389, ainsi que nous l'avons remarqué (33).

Le droit de passage était alors d'un denier pour chaque personne et pour chaque bête, passant de jour, et de deux deniers la nuit. Si la personne et la bête étaient chargées, on payait le double. Une charrette vide ne devait que 2 sols pour le transport ; celle qui était chargée en devait quatre. Or, le denier de ce temps-là en pourrait valoir huit et obole de notre monnaie courante, et le sol, par conséquent, en vaudrait huit et demi. Nous pourrions dire une infinité de choses à cette occasion sur les droits et coutumes que les religieux de Jumièges avaient également à prendre aux ports et marchés de Duclair et de Quillebeuf ; mais, comme l'abbé de Saint-Simon s'est fait autoriser, par arrêt du Parlement de Rouen, à percevoir ces droits, conformément à la pancarte de la province, nous nous contenterons d'observer que, dans les trois paroisses de Jumièges, d'Yainville et du Mesnil, le droit de coutume devait être apporté à l'abbaye par les marchands, en quelque lieu de la Normandie qu'ils vendissent leurs denrées.

Le gouvernement de l'abbé Geoffroy ne dura que treize mois et onze jours depuis la sentence du Châtelet, ayant été élu de nouveau par les religieux du Bec, et intronisé le 22 mars 1390, après le départ de l'abbé d'Estouteville, qu'on avait transféré à l'abbaye de Fécamp. Les religieux de Jumièges n'osèrent lui donner un successeur, parce que Clément VII s'était réservé la provision de toutes les églises et monastères de son obédience, qui vaqueraient par voie de translation. Ils ne purent faire autre chose que de dépêcher un courrier vers le pape ; mais Sa Sainteté ne jugea pas à propos d'écouter si promptement leurs gémissements et leurs plaintes. Ce ne fut qu'après dix mois et seize jours de vacances qu'il lui plut de mettre fin à leurs poursuites, en leur donnant un chef tel qu'ils le demandaient, savant, pieux, utile et zélé pour la gloire de Dieu, qui eût pour eux toutes les tendresses d'un père, et qui, en même temps, ne manquât ni des attentions, ni de la vigilance d'un supérieur pour assurer leur félicité en conservant l'innocence de leurs mœurs. [Cet illustre personnage serait le célèbre Simon du Bosc, le cinquante-huitième abbé.]

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[Notes de bas de page : * = originale ; † = par l'abbé Loth.]

1*.  Preuves de Jumièges, art. 42.

2*.  Archives de Jumièges.

3*.  Archives.

4*.  Archives.

5*.  Mémoires de Jumièges.

6*.  Archives.

7*.  Archives.

8†. Service d'Ost : service de guerre. Ost signifiait armée ; de là l'application de ce mot aux choses de la guerre. L'Ost, lorsqu'il était publié, obligeait les feudataires à prendre les armes sous la conduite de leurs seigneurs respectifs.

9*.  Archives.

10*. Cartulaire de Jumièges, c. 536.

11*. Archives.

12*. Archives.

13*. Archives.

14*. Archives.

15*. Archives.

16*. Archives.

17*. Archives.

18*. Archives.

19*. Archives.

20*. Archives.

21*. Archives.

22*. Cartulaire, c. 260.

23*. Cartulaire, c. 261.

24*. Louis Froland, Mémoires concernans la nature et la qualité des statuts, Paris, Le Mercier et Du Mesnil, 1729, p. 757.

25*. Archives.

26*. Archives.

27*. Archives.

28*. Archives.

29*. Archives.

30*. Archives.

31*. Cartulaire, c. 259.

32*. Archives.

33*. Archives.


«Histoire de l'abbaye royale de Saint-Pierre de Jumièges» :
Table des Chapitres ; Lexique ; Chapitre 13

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]