«UN COUVENT DE RELIGIEUSES ANGLAISES À PARIS DE 1634 À 1884» ; CHAPITRE 8


CHAPITRE 8 : GOUVERNEMENT DE MME FRANCES-LOUISA LANCASTER, 1765-1808.

Début.

De tous les gouvernements qui se sont succédé dans le monastère depuis son origine, aucun n'a traversé de plus dangereuses épreuves que celui de Mme Frances-Louisa Lancaster.

Si les vingt-sept premières années s'écoulent dans une paix à peine troublée, vers la fin, par les préliminaires de la Révolution, il n'en fut pas de même des suivantes ; et c'est miracle que la communauté ait survécu à tous les maux qui fondirent alors sur elle.

Les seuls faits à signaler, dans la première partie de ce gouvernement, sont le changement d'aumônier et la célébration du troisième jubilé de la maison.

Mort de M. John Wilkinson, aumônier. — C'est la mort, comme cela avait toujours eu lieu, qui amena un nouvel aumônier au monastère. M. Wilkinson succomba à une longue maladie qui le réduisit à l'impuissance les deux dernières années de sa vie, et l'emporta au tombeau le 19 mars 1771. Il avait alors soixante-huit ans d'âge et quarante-deux ans de sacerdoce.

Lorsqu'il fut proposé à Mme la Supérieure pour succéder à M. Green, il occupait un poste important au collège de Douai. On le dépeignit à cette Dame comme un homme de solide vertu, instruit, d'un caractère paisible et modeste, et parfaitement capable de remplir les fonctions de confesseur dans la maison. Ce ne fut pas sans de grandes difficultés qu'elle parvint à l'obtenir ; mais enfin elle triompha de tous les obstacles, et M. Wilkinson prit possession de l'aumônerie le 31 du mois d'août 1744.

Son air grave, réservé, un peu froid, intimida d'abord les religieuses ; mais elles revinrent peu à peu de cette impression, et elles furent enfin subjuguées par les trésors de bonté, de patience et de lumière qu'elles découvrirent en lui. L'une d'elles nous dit, en effet, dans une note qui dut être rédigée quelque temps après l'arrivée de M. Wilkinson au couvent : «Plusieurs penseront peut-être qu'il est bien retiré en lui-même et bien silencieux ; mais plus on le connaît, plus on se sent attiré vers lui par ses nombreuses et rares qualités. C'est la bonté même, et il est absolument incapable de désobliger qui que ce soit. Tout cela nous fait augurer que ce sera un vrai bonheur pour nous, s'il plaît à Dieu de nous conserver longtemps cet excellent gentleman». Elle n'ose pas encore dire père.

Elles le conservèrent trente ans, et pendant trente ans il ne cessa de marcher sur les traces de ses prédécesseurs.

Nomination de M. William Hurst comme aumônier. — Ces premiers aumôniers sont vraiment admirables. Tous sont des hommes capables d'occuper et de remplir dignement des positions élevées dans l'Église ; mais chez eux les vertus sont bien supérieures aux talents, et nul d'entre eux ne songe, pour monter plus haut, à sortir du poste obscur que la Providence lui a confié. Aussi se livrent-ils sans réserve aux soins de leur ministère ; et si quelque défiance toute naturelle les accueille au premier moment, ils ne tardent pas à conquérir l'estime, la confiance et l'affection de la communauté. Ainsi en fut-il de M. John Wilkinson ; ainsi en sera-t-il de son remplaçant, M. William Hurst, le premier aumônier qui ne fut pas fourni à la maison par le collège de Douai. Il venait du collège de Saint-Omer, et il entra en fonctions seulement quatre mois environ après la mort de son prédécesseur.

Nous ne parlerons pas des treize ans qui s'écoulent à partir de ce moment : ils passent sans bruit et ne laissent que des traces absolument insignifiantes dans le Journal de ces Dames. Mais 1784 ramène la troisième cinquantaine de la fondation du monastère, et le rédacteur des Annales nous donne de la fête célébrée à cette occasion d'amples détails. On nous permettra de les abréger.

Le troisième cinquantenaire. — La fête commença dès la veille, et la charité en fit l'ouverture.

Chaque jour — c'était un vieil usage — une sœur tourière distribuait à la porte du couvent une quarantaine de soupes aux pauvres du quartier. Ce jour-là, ils furent traités plus honorablement et plus largement : on les introduisit dans l'un des parloirs. Ils y trouvèrent une table dressée, chargée de mets divers, et les religieuses elles-mêmes les servirent.

Le lendemain, la messe conventuelle fut dite par M. Hurst, en l'honneur de saint Joseph, pour la prospérité de la maison. Puis on chanta les litanies de Notre-Dame et une antienne à saint Augustin.

«Il semblait, dit le Journal, que le plus vif enthousiasme animât tous les cœurs, et que de toutes les poitrines des religieuses s'échappât le même cri de reconnaissance envers Dieu, qui nous avait conservées si longtemps dans cette heureuse retraite. Car si la bonté infinie ne nous eût pas envoyé de nombreux et puissants bienfaiteurs, jamais il ne nous eût été possible de traverser tant d'épreuves depuis notre établissement dans cette maison».

Après ce retour religieux vers le passé, le narrateur continue par une exposition minutieuse du programme de la fête. C'est la grand'messe chantée par M. Godescar, vicaire général et supérieur de la maison. C'est le dîner offert aux amis et bienfaiteurs, où un luxe princier de service et d'ornementation est déployé, grâce à la générosité d'une dame locataire. Ce sont les illuminations du soir, enlaçant le monastère, de la pointe du clocher au rebord de la plus petite fenêtre, dans les replis d'une immense guirlande étoilée.

La fête avait eu sa vigile : elle eut aussi son octave, moins brillante que le jour, mais tout aussi remplie des témoignages de la reconnaissance de la communauté envers la bonté divine.

Quelques années effacées, incolores, nous conduisent à des temps de plus en plus agités.

Les États généraux et les Quarante Heures. — Le 4 mai 1789, les États généraux s'ouvrent à Versailles.

Ce même jour commencent, dans toutes les églises du diocèse et dans celle des Dames Anglaises, les prières des «Quarante Heures». La communauté ne soupçonne pas sans doute que l'heure de ses tribulations va bientôt sonner. Mais après le serment du Jeu de Paume, la prise de la Bastille, les excès populaires qui répandent la terreur et amènent l'émigration, l'inquiétude pénètre dans le monastère. Ces mêmes prières des «Quarante Heures» sont renouvelées par ordre de l'archevêque, le jour même où une populace furibonde massacre les gardes du corps à Versailles, et elles sont continuées pendant trois dimanches consécutifs. Certainement elles ne se font plus avec le même sentiment de sécurité que la première fois.

Les biens du Clergé à la disposition de la Nation. — Jusque-là du moins l'Assemblée n'avait point, dans ses décrets, manifesté d'intentions hostiles au clergé et aux institutions religieuses. Le premier signal de la guerre vint de l'évêque d'Autun, Talleyrand-Périgord.

Le 10 octobre, il soumettait à la Constituante une proposition tendant à ce que tous les biens du Clergé fussent déclarés propriété nationale. Sous cette forme radicale, elle avait au moins le mérite de la netteté et de la franchise. L'Assemblée, après une vive discussion, la repoussa. Mais on en jeta la substance dans un nouveau moule, et elle en sortit mielleusement enveloppée de cette formule : «Les biens du clergé seront mis à la disposition de la nation». L'Assemblée l'accepta.

Les Dames Anglaises ne tardèrent pas à comprendre que la nation pourrait bien, à courte échéance, mettre à sa disposition leurs fonds et leurs revenus.

Décret du 13 novembre 1789. — Ce jour-ci, l'Assemblée décréta que tous les titulaires de bénéfices, tous les supérieurs de maisons et d'établissements religieux seraient tenus de faire, sur papier libre et sans frais, dans le délai de deux mois à partir de la publication du décret, par-devant les juges royaux ou les officiers municipaux, une déclaration détaillée de tous leurs biens mobiliers ainsi que de leurs revenus, et de fournir dans le même délai un état détaillé des charges dont ces biens pouvaient être grevés. Ce décret fut sanctionné par le roi, le 18 du même mois.

Afin que la sincérité en fût bien établie, cette déclaration devait être affichée à la porte de l'Hôtel de Ville et à celle de l'église dans l'arrondissement de laquelle étaient situés les biens qui en faisaient l'objet.

Évidemment ce n'était pas encore là un acte de confiscation, mais c'en était la préparation manifeste.

Ces Dames, comme tant d'autres, durent se résigner à cette opération.

Suppression des vœux monastiques. — Elles n'étaient point encore au bout de leurs peines. Le 13 février 1790, la Constituante avait décrété la suppression des vœux monastiques en France, et, le 19, le roi avait sanctionné ce décret par lettres patentes.

L'article II de ces lettres portait que tous les individus de l'un et de l'autre sexe, existant dans les monastères ou maisons religieuses, pouvaient en sortir en faisant leur déclaration devant la municipalité du lieu. On devait incessamment pourvoir à leur sort par une pension convenable. Quant aux religieux qui ne voudraient pas profiter de cette disposition, mais voudraient au contraire rester dans leur ordre, on leur indiquerait des maisons dans lesquelles ils pourraient se retirer. Du reste, jusqu'à ce qu'il en eût été statué autrement, il ne devait rien être changé à l'égard des maisons d'éducation publique et des établissements de charité.

En vertu de l'article III, les religieuses pouvaient rester dans les maisons où elles étaient établies.

D'autres décrets, d'autres lettres patentes vinrent bientôt expliquer, corroborer, compléter les lettres et décrets précédents.

Voici les principales dispositions des lettres patentes du 26 mars, enregistrées à la municipalité de Paris le 10 avril suivant.

Les officiers municipaux devront se transporter, dans la huitaine de la publication des lettres susdites, dans toutes les maisons religieuses de leur territoire. Ils devront s'y faire présenter tous les comptes de régie, les arrêter et former un résultat des revenus, en fixant l'époque de leurs échéances. Sur papier libre et sans frais, ils devront dresser un état sommaire de l'argenterie et de l'argent monnayé, des effets de la sacristie, des livres, manuscrits, médailles, et, en général, du mobilier le plus précieux de la maison. Cet inventaire sera fait en présence de tous les religieux, à la charge et à la garde desquels les objets inventoriés seront laissés. Les religieux devront, en outre, faire une déclaration sur l'état actuel de leurs maisons, sur leurs dettes mobilières et immobilières et sur les titres qui les constatent.

De plus, les officiers municipaux devront dresser un état des religieux profès de chaque maison, et de ceux qui y sont affiliés avec leur nom, leur âge et les fonctions qu'ils occupent.

Enfin ils recevront de ces religieux une déclaration sur leur intention de rester dans leur ordre ou d'en sortir, et ils vérifieront le nombre de sujets que chaque maison peut contenir.

Visite des commissaires de la municipalité. — Le mercredi 23 juin 1790, dans l'après-midi, quatre inconnus, qui déclinèrent bientôt leurs titres, se présentaient au tour de la communauté des Dames Augustines Anglaises. Antoine-Laurent de Jussieu, Jean-Baptiste-Étienne de la Rivière, Jean Le Jeune, lieutenants de mairie et administrateurs de l'Hôtel de Ville, commissaires de la municipalité de Paris ; assistés de François-Louis Jourdan, secrétaire-greffier, demandaient madame la Supérieure. Mme Lancaster vint les recevoir.

Ces messieurs lui firent part de l'objet de leur mission. Ils venaient mettre à exécution les décrets divers dont nous venons de parler, et dont lecture fut donnée à Mme la Supérieure. Après quoi, ils la prièrent d'assembler la communauté. Elle fit alors sonner l'appel, et toutes ces Dames se réunirent en présence des commissaires dans la salle commune.

Ils dressèrent alors une liste des religieuses dans l'ordre suivant.

Mesdames : Françoise-Louise Lancaster, Supérieure de la communauté, âgée de cinquante-huit ans ; Françoise-Marie-Agnès Fermor, Sous-Prieure, âgée de soixante et onze ans ; Dorothy-Joseph Shelley, Infirmière, âgée de cinquante et un ans ; Anne-Maria Canning, Dépositaire, âgée de quarante ans ; Marie-Bernard Fitzherbert, Sacristine, âgée de quarante-six ans ; Adélaïde-Marie-Joseph Lancaster, Maîtresse des novices, quarante-deux ans ; Marie-Louise Whittingham, tourière, quarante ans ; Thérèse-Anne-Augustine Beeston, tourière, quarante-quatre ans ; Élisabeth-Anne-Justine Orrel, tourière, trente-cinq ans ; Élisabeth-Pulcheria Stapleton, maîtresse de classe, quarante-huit ans ; Marie-Madeleine Stockton, 2e maîtresse de classe, quarante ans ; Élisabeth-Mary-Alipia Bishop, 3e maîtresse de classe, vingt-neuf ans ; Hélène-Marie-Monique Finchet, 4e maîtresse de classe, vingt-six ans ; Françoise-Marie-Augustine Bishop, 5e maîtresse de classe, vingt-sept ans ; Marie-Eugénie Stonor, 6e maîtresse de classe, vingt-deux ans ; Jeanne-Anne-Françoise Pattinson, chargée de la lingerie, vingt-quatre ans ; Catherine-Augustine Spicer, converse, cinquante-six ans ; Agnès Thompson, converse, trente-sept ans ; Françoise-Thérèse Hailes, converse, trente ans ; Sara-Maria Litham, postulante converse, vingt et un ans.

Madame la Supérieure fit remarquer qu'il y avait alors à Rueil, dans la maison des Dames de la Croix, une sœur converse nommée Catherine Edmunds, âgée de trente-huit ans, hors de la maison pour cause d'aliénation mentale.

La communauté se composait donc de 16 religieuses de chœur, 3 converses, une postulante converse, et une sœur converse absente.

Les commissaires dressèrent procès-verbal de leur visite, le firent signer par toutes ces Dames et y apposèrent eux-mêmes leurs signatures.

La continuation des opérations fut renvoyée au vendredi suivant.


Le Couvent menacé.

Observations. — Dans la visite précédente, ces Dames avaient requis les commissaires de recevoir certaines observations sur l'établissement de leur maison en France. Elles les leur présentèrent dès le début de la seconde séance. Conformément aux ordonnances contenues dans les lettres patentes en vertu desquelles elles s'étaient établies à Paris, elles n'avaient jamais rien demandé au gouvernement français. Elles vivaient sur les dots apportées par les religieuses, et toutes étaient Anglaises ou nées de parents anglais. Leur fortune était donc absolument distincte de la masse des biens ecclésiastiques, et en conséquence elles comptaient sur la justice de l'Assemblée autant que sur celle de leur cause.

Depuis son origine, disaient-elles encore, leur établissement était ouvert à de jeunes Anglaises, venant en France pour y faire leur éducation ; et elles réclamaient, en invoquant les décrets de la Constituante, les privilèges réservés aux maisons religieuses d'éducation publique.

Sous la réserve de tous leurs droits, elles ne voulaient former aucun obstacle à la mission des commissaires ; mais elles les requéraient de faire part de leurs justes réclamations, soit à l'Assemblée nationale, soit à la municipalité.

Inventaire. — Un procès-verbal de ces réclamations fut signé à la fois par ces Dames et par les commissaires. Ceux-ci procèdent aussitôt à l'inventaire des objets mobiliers et immobiliers appartenant à la communauté.

Ils s'en acquittent avec conscience. De la cave au grenier, de la chapelle à la procure, de l'infirmerie au réfectoire, des dortoirs à la cuisine, des salles de classes aux cellules de ces Dames, pas un réduit, un coin, un trou qui ne soit visité, fouillé, sondé ; pas un meuble vermoulu, pas une paperasse inutile, pas un chiffon au rebut qui n'obtienne sa ligne sur la feuille inquisitoriale de la municipalité.

Ces messieurs durent pourtant se contenter d'une simple visite aux cellules : leur contenu ne courait pas le risque, comme tout le reste, d'être mis tôt ou tard à la disposition de la nation. Cette petite table en bois blanc, ce petit lit sans rideaux, ce prie-Dieu, ces deux chaises et ces quelques livres étaient la propriété des familles des religieuses, et non celle du couvent. Mme la Supérieure l'affirmait, et les règlements d'alors en faisaient foi.

L'inspection de la caisse ne devait pas fournir matière à une longue rédaction ; mais elle est typique et mérite d'être citée :

«Trouvé dans la caisse : 180 livres en pièces de 6 livres, de 3 livres et de 24 sous». On ne peut pas se montrer plus minutieusement exact (1).

Interrogatoire. — Les commissaires n'avaient pas encore accompli toute leur mission : ils devaient interroger chaque religieuse en particulier sur son intention de rester dans son ordre ou de le quitter.

Ils commencèrent immédiatement cet interrogatoire.

Si ces réponses diffèrent un peu les unes des autres dans la forme, elles sont, dans leur substance, absolument identiques. Les vingt religieuses interrogées sont parfaitement satisfaites de vivre dans leur couvent et toutes veulent y mourir.

La supérieure comparut la dernière et développa sa réponse avec une netteté, une fermeté, une dignité admirables. «L'état que j'ai embrassé, dit-elle, est celui de mon choix, et j'y ai vécu heureuse. Appelée à la supériorité dans une maison où l'on entre librement et où l'on vit en paix, l'affection que j'éprouve pour mes sœurs est le sentiment que j'ai voulu leur inspirer à elles-mêmes. Mon vœu, suivant mon goût, m'a fait entrer ici ; mon vœu, suivant la religion, m'y retient ; mon vœu, selon mon devoir, est d'y vivre et d'y mourir. Ce devoir n'a pour moi que des charmes, ayant il le remplir au sein d'une communauté qui m'aime et ne veut et ne recherche que le véritable bien fondé sur la vertu».

On pourra maintenant réduire ces Dames à la misère et leur confisquer leurs propriétés et leurs titres, il en est un qu'elles ont acquis à l'admiration de tous, et qu'on ne leur ravira jamais : c'est cette page de leur histoire que nous venons de lire. Chacune d'elles y a fourni sa ligne, et toutes ces lignes se résument en celle-ci : Fidélité au devoir jusqu'à la mort. On comprend que ces mêmes femmes qui ont signé cette page avec leur conscience et leur foi pourront, le cas échéant, la signer de leur propre sang.

Les commissaires dressèrent un procès-verbal à part de cet interrogatoire et se retirèrent. C'était le 30 juin 1790, vers trois heures de l'après-midi.

Démarches pour sauver le couvent. — Il n'y avait pas de temps à perdre pour sauver la maison de la confiscation, si cela était possible. Aussi ces Dames se mirent-elles énergiquement à l'œuvre dès ce moment.

Déjà, comme on l'a vu plus haut, elles avaient requis les commissaires de présenter leurs réclamations soit à la municipalité, soit à l'Assemblée. Bientôt elles rédigèrent un Mémoire dans lequel elles revendiquaient encore la conservation de leurs propriétés, non comme une faveur, mais comme un acte de justice. Il se pourrait même que ce Mémoire n'eût pas été le seul. Dans une lettre du 3 octobre 1790, à sa sœur, Mme Canning s'exprime ainsi : «Notre premier Mémoire a été imprimé». Leur cause, du reste, paraissait excellente aux yeux de tout le monde. «Même les Enragés, ajoute-t-elle, sont surpris que nous ayons pu être inquiètes, tant la bonté de notre cause est évidente.» Mais la bonté de la cause ne paraît pas offrir à cette Dame une sûre garantie : «Croyez bien pourtant, disait-elle, que si nous n'étions pas servies par d'excellents amis nous pourrions tout perdre».

Ceci n'est pas douteux. Malgré les démarches nombreuses et pressantes faites auprès du maire, malgré les bonnes et belles paroles de celui-ci, la municipalité défendit aux locataires de ces Dames de leur payer désormais aucun loyer. Averties indirectement de cette sournoise mainmise, elles dirigèrent leurs tentatives du côté de l'Assemblée, et firent agir toutes les personnes qu'elles présumaient y avoir quelque influence.

L'abbé d'Eymar, député d'Alsace, fut de ce nombre. Le fait est que, dans la séance du soir, 25 septembre 1790 (présidence de Bureaux de Pusy), l'ordre du jour amenant la suite de la discussion des articles proposés par le comité ecclésiastique sur le traitement des religieuses, d'Eymar prit la parole en faveur des Anglaises.

Discours d'Eymar. — Celui-ci résumait d'abord le Mémoire dont nous avons parlé et se terminait ainsi :

«La vie retirée qu'elles mènent dans le cloître les prive de l'avantage d'avoir auprès de vous des amis et des protecteurs. Je me suis chargé de vous porter leurs réclamations.

Il est possible, sans doute, que l'Assemblée nationale croie pouvoir s'emparer de leurs biens : ce serait leur faire payer bien cher l'hospitalité que la France leur a donnée. Juste envers tous, l'Assemblée nationale sera encore plus scrupuleuse envers des étrangères qui, en se consacrant à l'éducation publique, ont bien mérité d'elle. Je demande, en conséquence, que la détermination à prendre sur le couvent des Dames Anglaises soit renvoyée aux comités ecclésiastique et diplomatique réunis, et que, provisoirement, il ne soit rien changé à leur situation actuelle».

Projet de décret. — La proposition de l'abbé d'Eymar fut prise en considération par l'Assemblée (2), et elle amena le projet de décret suivant :

«L'Assemblée nationale ayant chargé les comités ecclésiastique et diplomatique réunis de lui présenter un projet de décret sur les maisons, corps et communautés étrangers, pour la conservation de ces établissements, et particulièrement des Religieuses Anglaises de la rue des Fossés-Saint-Victor et autres, le comité ecclésiastique a pensé que lesdites religieuses doivent provisoirement conserver l'administration de leurs biens, et que la municipalité de Paris doit lever toutes les saisies et oppositions qu'elle avait pu former».

Ce n'était là, il est vrai, qu'un projet de décret, et le comité ecclésiastique ne demandait pas que les Anglaises fussent purement et simplement envoyées en possession de leurs biens. Il en réclamait seulement pour elles la jouissance provisoire. Mais, en somme, leurs affaires prenaient une assez bonne tournure, et ces Dames conçurent dès lors quelque espérance de ne pas être dépouillées.

Dette publique. — Cependant l'état des choses en France allait de mal en pis. La dette publique était écrasante. Il fallait sortir de cette situation. Déjà quatre cents millions d'assignats étaient en circulation. Le 29 septembre 1790, l'Assemblée en décrétait une nouvelle émission de huit cents millions. Cette valeur devait être garantie par la vente des propriétés nationales. Des recherches strictes sur la nature et l'administration des établissements civils et religieux, dans toute l'étendue du royaume, furent en conséquence résolues.

Ces recherches n'atteignirent pas seulement les établissements français, mais elles s'étendirent jusqu'aux établissements étrangers.

Maisons religieuses anglaises. — On comptait, à cette époque, 28 maisons religieuses anglaises en France, contenant plus de mille personnes et possédant ensemble un revenu d'environ 375,000 francs. Sans l'heureuse intervention de l'ambassadeur anglais en leur faveur, il est probable que ces communautés eussent alors été supprimées et qu'on eût confisqué leurs biens.

Dans la séance de l'Assemblée, le matin du jeudi 28 octobre (présidence de Barnave), Chasset fit un rapport favorable aux établissements religieux que les étrangers possédaient dans le royaume, et l'Assemblée rendit le décret suivant que nous donnons ici en substance.

Les établissements religieux étrangers continueront à subsister en France et à jouir des biens par eux acquis de leurs deniers ou de ceux de leur nation ; mais les biens attachés à des bénéfices seront mis en vente. Toutefois les religieux qui participaient à ces bénéfices devront recevoir, à partir du 1er janvier 1791, une pension semblable à celle déterminée pour les religieux français de même ordre.

L'article 10 de ce décret contenait les prescriptions suivantes :

«Les supérieurs de chaque maison seront tenus de justifier dans trois mois, à compter de la publication du présent décret, au directoire du district de leur établissement, des titres d'acquisition des biens qu'ils possèdent, tant en maisons et en fonds de terre qu'en rentes ou créances. Les directoires du district feront passer aux directoires du département les renseignements et documents qui leur auront été fournis. Ces derniers les enverront au Corps législatif, qui statuera ce qu'il appartiendra, soit à défaut de justification desdits titres, soit en ce qu'il y eût des biens acquis pay lesdits établissements autrement que de leurs deniers ou de ceux de leur nation (3)».

Paix et Terreur. — En vertu de ce décret, les Dames Anglaises restèrent en jouissance de leurs propriétés et de leurs revenus ; mais elles durent fournir une copie de tous leurs titres. C'était une grande dépense pour une communauté qui n'était pas riche, et elles obtinrent de la municipalité qu'on se contentât d'extraits notariés.

Dès ce moment, environ pendant deux ans et quatre mois, ces Dames ne furent plus inquiétées. Rien n'est dérangé à leur train de vie ordinaire : la règle est suivie avec la même exactitude que par le passé. On ne s'aperçoit, dans le Journal, d'aucune diminution dans le pensionnat ni parmi les dames pensionnaires. On continua même à inscrire de nouvelles élèves. Sans doute on ne doit rien ignorer des événements extérieurs, des violences populaires, de la fuite du roi, de son arrestation, du serment exigé des prêtres, du soulèvement de la Vendée, des menaces de guerre. L'année 1792 ne se passa pas non plus sans répandre quelque alarme. La Journée des Clubs du 20 juin ; celle du 10 août et le massacre des Suisses ; la famille royale enfermée dans la Tour du Temple, les égorgements de Septembre à la Force, à la Conciergerie, à l'abbaye Saint-Germain, aux Carmes ; tant de faits qui épouvantent Paris et la France sont incontestablement rapportés au couvent et redits en tremblant par chaque religieuse. Mais l'émotion qu'ils doivent causer se contient au point de ne laisser aucune trace d'elle-même dans le Journal. Nous nous trompons : il sort de son silence dans une circonstance infiniment honorable pour la Communauté. Le 22 janvier 1793, on lit ces simples lignes qui eussent suffi pour envoyer bientôt toutes ces Dames à l'échafaud : «Aujourd'hui la messe de communauté a été dite pour le roi Louis XVI exécuté hier». Puis il rentre dans sa placidité habituelle, pendant cinq mois consécutifs, jusqu'au 20 juin où il nous dit: «Aujourd'hui Mlle de Nanteuil entre au pensionnat». C'est son dernier mot : la Terreur lui impose silence.

Le sans-culotte. — Chaque matin, comme nous l'avons dit plus haut, le monastère faisait aux pauvres du quartier une distribution de soupes.

Un jour, un sans-culotte passant par là vit ces pauvres gens attroupés devant la porte. Il se glissa au milieu d'eux, et, en attendant que la tourière leur donnât le pain du corps, il entreprit de leur donner le pain de l'esprit... révolutionnaire. Mme Fitzherbert, qui était dispensatrice des déjeuners, remarqua cet homme et l'invita à prendre sa part du festin populaire. Il ne se fit pas prier, la faim le pressant sans doute beaucoup plus que le besoin de répandre ses lumières. Cette Dame l'introduisit alors dans la loge, l'accabla de politesses, le fit asseoir à une table, et lui offrit pour manger son potage une cuiller d'argent. Tant de distinctions, au milieu des pauvres qui se contentaient de manger dehors avec des cuillers de fer ou de bois, étaient évidemment une violation du principe de l'égalité jacobine ; mais le sans-culotte ne s'en offusqua pas. Bien loin de là ; il fut ravi de tant de procédés délicats, et, comme ce n'était point un méchant homme, il trouva bientôt le moyen d'en témoigner sa gratitude. Quelques jours après, il accourt au couvent, et prévient ces Dames, en toute hâte et dans le plus grand secret, que la nuit suivante une visite domiciliaire serait faite chez elles. Elles avaient été dénoncées au Club dont il faisait partie comme suspectes et recélant des prêtres insermentés dans leur maison.

Visite nocturne, du 20 au 21 juin 1793. — À cette nouvelle, on s'empressa de cacher ou de brûler tous les papiers jugés compromettants ; on enfouit dans la terre tous les objets les plus précieux : les reliquaires et le contenu de la caisse ; et on attendit, dans des angoisses difficiles à dépeindre, la terrible visite annoncée.

De longues heures de nuit s'écoulèrent, et ces Dames pouvaient penser qu'elles en seraient quittes pour la peur lorsque, vers une heure du matin, elles entendirent du bruit dans la rue et des coups retentissants à la porte du couvent. Et comme on n'ouvrait pas assez vite au gré des visiteurs impatients, les coups redoublèrent, accompagnés d'invectives, de menaces et d'abominables imprécations.

La porte s'ouvrit enfin, et quinze ou seize forcenés, le sabre au poing, se précipitèrent dans la clôture, comme s'ils eussent pris une forteresse d'assaut. Ordre fut donné aux religieuses, au nom de la loi, de se retirer toutes dans une pièce n'ayant qu'une seule issue. Elles y furent gardées à vue, pendant que quatre de ces bandits, se faisant précéder de l'une de ces Dames, Mme Bishop, commencèrent la perquisition. Ils visitèrent tous les coins et recoins de la maison, se firent ouvrir tous les coffres, tous les placards, regardèrent sous tous les lits des pauvres élèves qui, tremblantes, se croyaient à leur dernière heure. Chose providentielle, l'ange qui frappa de cécité les gardes à la porte de la prison de Saint-Pierre sembla renouveler ce prodige à la porte de l'aumônerie. M. Hurst y était. Quelques degrés à monter, et il était pris. Les quatre chercheurs passèrent et repassèrent devant cet escalier, sans même qu'il vint à leur pensée de demander où il conduisait !

Trois mortelles heures s'étaient écoulées dans cette visite. Les commissaires rejoignirent leur bande dans le réfectoire, où elle gardait la communauté. Quel immense soulagement éprouvèrent ces Dames en voyant reparaître leur compagne et en entendant le chef de ces limiers leur dire que, vu les ordres qu'ils avaient reçus, la communauté devait s'estimer heureuse d'avoir été trouvée parfaitement en règle.

On conçoit que cette longue opération dut prodigieusement échauffer les quatre délégués et, par une certaine sympathie, ceux qui les attendaient. Aussi firent-ils comprendre à ces Dames qu'ils seraient fort heureux de se rafraîchir en buvant à leur santé. Quelques bouteilles furent alors vidées ; et ces citoyens satisfaits, accompagnés des religieuses, prirent le chemin de la porte, qui se referma sur eux plus promptement qu'elle ne s'était ouverte.


La Communauté prisonnière.

La perquisition dont nous venons de parler avait eu lieu, d'après nos calculs, dans la nuit du 20 au 21 juin. Ce n'était qu'une bourrasque. Le coup de vent passé, la barque déploya de nouveau sa petite voile et reprit, durant plus de trois mois, cette marche mi-inquiète, mi-tranquille qu'elle avait suivie, après le décret du 28 octobre 1790.

L'Angleterre et la coalition. — Jusqu'à la mort de Louis XVI, la France parut n'avoir à craindre aucune hostilité de la part de l'Angleterre ; mais quand celle-ci se crut menacée, comme les autres gouvernements monarchiques, par la propagande des doctrines révolutionnaires, elle s'alarma et devint l'âme de la coalition des puissances étrangères contre la République.

Déclaration de guerre. — Dans sa séance du vendredi 1er février 1793, la Convention lui déclara la guerre. Fabre-d'Églantine, prenant alors la parole : «Je demande, dit-il, que vous fassiez une adresse directe au peuple anglais, au nom de la nation française, et que vous décrétiez que les Anglais qui se trouvent en France sont sous la protection de la loi».

La Convention vota pour l'adresse à une assez grande majorité. La République, disait-on, voulait faire la guerre aux rois et non aux peuples. Distinction vraiment bien subtile. Comme si, en faisant la guerre aux rois, on ne faisait pas couler le sang des peuples. Ce langage de parade démagogique va du reste se modifier bientôt dans un sens moins bénin pour le peuple anglais.

Le 8 juin, la Grande-Bretagne mit tous nos ports en état de blocus.

Trogoff et Toulon. — Le 27 du mois suivant, un traître, qu'il convient de stigmatiser au fer rouge, le contre-amiral Trogoff, après de ténébreuses intrigues conduites avec l'amiral de la flotte ennemie, Hood, lui livra la flotte française à Toulon, au nom de Louis XVII. Aucun motif, aux yeux d'une âme honnête, ne saurait justifier une pareille trahison, qui entachera ineffaçeblement dans l'histoire la mémoire de Trogoff (4).

Bientôt (le 9 septembre), Saint-André fait décréter par la Convention que «les Anglais mis en état d'arrestation, ou qui y seront mis plus tard, seront soigneusement gardés comme otages, et répondront, sur leur tête, de la conduite de l'amiral Hood à l'égard des deux représentants Pierre Bayle et Bauvais, et de la femme du général Lapoype emprisonnés à Toulon (5)».

Décret du 9 octobre 1793. — Le décret provoqué par Saint-André, on le voit, est déjà bien loin de respirer la générosité qu'affecte le décret précédent. Celui du 9 octobre est encore plus violent.

«Je demande, dit Robespierre dans la séance de ce jour, que vous ordonniez l'arrestation de tous les Anglais et la saisie provisoire de leurs propriétés». — «Oui ! oui !» s'écrie-t-on dans la salle ; et on veut aller sur-le-champ aux voix. «Je demande, dit alors Billaud-Varennes, que vous prononciez la peine de 10 ans de fers contre les autorités constituées qui mettraient quelque retard dans l'exécution de ce décret. Je demande la même peine contre tous ceux qui recèleraient des Anglais ou quelques effets à eux appartenant».

Ces amendements sont adoptés et le décret est rédigé.

Arrestation des Dames Anglaises. — Le lendemain du jour où la Convention exerçait cet acte de vengeance nationale, comme disait Billaud-Varennes, — ce qui nous semble bien un peu frapper George III sur le dos de ses sujets, — des gardes nationaux de la section des Sans-Culottes, sur le territoire de laquelle ces Dames étaient, investirent la clôture, et des sentinelles furent posées à toutes les issues. On n'eût pas fait un plus grand déploiement de force pour l'investissement d'un repaire de brigands.

La cloche d'appel réunit la communauté dans l'ouvroir. Trois personnages, avec des airs importants et dominateurs, s'avancent alors au milieu de l'assemblée. On a su plus tard que l'un était un savetier, l'autre, un chanteur. Le troisième était un certain Pierre Nollot, sur la profession duquel nous ne sommes pas éclairés. Pour le moment le savetier avait laissé son échoppe, le chanteur ses tréteaux, et ils exerçaient les fonctions, probablement plus rémunératrices, de commissaires du district. Leur suivant allait remplir celle de gardien des scellés. L'un d'eux — ce devait être le chanteur plus fort que le savetier sans doute sur la déclamation — donna lecture à haute, solennelle et intelligible voix, du décret de la Convention nationale. Le registre d'écrou fut ensuite ouvert. Outre les noms des religieuses et de leur aumônier, M. Hurst, à qui l'on permit de rester dans l'infirmerie, ceux de cinq ou six Anglaises qui demeuraient à la maison, à titre de locataires ou de pensionnaires, furent couchés sur la liste.

Expulsion des dames locataires et mise des scellés. — Ordre fut donné aux dames locataires de déménager dans le plus bref délai ; et, dit-on, il ne fut pas besoin de le leur répéter. Mme de la Sonne (6), respectable femme d'un âge fort avancé, fut pourtant autorisée à rester dans son appartement. Enfin on posa les scellés sur toutes les fenêtres et sur toutes les portes donnant sur la rue. La seule porte d'entrée fut exceptée, mais on y plaça une sentinelle. Cette besogne dûment accomplie, les commissaires se retirèrent, laissant personnes et choses sous la garde de leur compagnon, le citoyen Nollot.

Arrestation de M. Hurst. — Trois jours s'étaient écoulés, pendant lesquels ces Dames avaient pratiqué leurs exercices accoutumés, entendant la messe chaque matin dans leur église, lorsqu'un officier de police se présenta et signifia à M. Hurst de le suivre. Ce coup fut plus sensible à la communauté que son incarcération ; car enfin, derrière son cloître, elle était bien en quelque sorte prisonnière, et si l'on ne changeait rien au cours de sa vie religieuse, l'emprisonnement ne modifiait guère sa première situation que par la présence fort gênante, il faut l'avouer, d'un concierge et de gardiens. Mais lui enlever son aumônier, c'était la priver à la fois de son père spirituel et de la consolation des sacrements.

Conduit devant le comité révolutionnaire, M. Hurst fut interrogé, et de là mené à Sainte-Pélagie ainsi que M. Innes, supérieur du collège des Écossais. Il paraîtrait qu'ils furent bientôt transférés au Luxembourg, et qu'à leur grande satisfaction on leur accorda de vivre dans la même cellule.

Son retour au couvent. — M. Hurst n'y fit pas un long séjour ; il fut libéré le 30 octobre 1793, et rendu à la communauté, qui en exprima sa reconnaissance à Dieu par de vives actions de grâces. C'était la vie qui revenait au couvent. La chapelle n'était pas fermée. M. Hurst pouvait y dire la messe, et donner aux religieuses, en confession, ses conseils et ses encouragements.

Saisies des titres. Le seizième jour de brumaire an II de la République (6 novembre 1793), l'archiviste de l'administration des biens nationaux de la commune de Paris, Jean-Nicolas Janson, et Jean-François-Léonard Fleury, sous-archiviste de la même administration, se transportèrent dans la maison conventuelle des Dames Anglaises, «à l'effet de rechercher, décrire et enlever tous les titres de propriété généralement quelconques des immeubles, créances, rentes et autres sommes appartenantes et dues à ladite communauté, pour ensuite en être par eux fait le transport au dépôt général des archives nationales, au Saint-Esprit, près la maison commune».

Ils donnèrent lecture, à Mme la Supérieure et à Mme la Dépositaire, du décret de la Convention concernant les sujets de la Grande-Bretagne. Ces Dames ayant répondu qu'elles se soumettaient à la loi, mais que leurs archives étant actuellement sous les scellés, il ne leur était pas possible de livrer leurs titres, ces messieurs se rendirent au Comité de surveillance, et requirent le président, le citoyen Nicolas Saint-Martin, et un autre membre du Comité, le citoyen Leveaud, de venir reconnaître et lever les scellés sur la porte du dépôt des archives.

L'inventaire commença sur-le-champ, en présence des deux Dames désignées plus haut et du citoyen Saint-Martin. Il prit quatre ou cinq séances assez espacées les unes des autres. Commencé le 6 novembre, il ne se termina que le 6 janvier 1794.

Ce jour-là, les papiers et les titres de ces Dames furent enlevés et portés au Département.

Saisies des loyers. — Pendant que l'on procédait à l'inventaire, dans la journée du 11 novembre, un huissier, au nom de la loi et à la requête des commissaires de la Régie nationale de l'enregistrement, mettait opposition à tout paiement des loyers, dus aux Dames Anglaises, par les locataires des maisons situées au faubourg Saint-Antoine. Ces loyers devaient être désormais versés entre les mains du receveur sous peine de les payer deux fois.

Mort subite de M. Hurst, aumônier. — Mais, suivant les décrets de la divine Providence, le jour de la Saint-Martin allait priver nos religieuses du bien qui paraissait le plus nécessaire pour elles dans les circonstances présentes.

Ce jour avait pourtant si bien commencé ! Ces Dames avaient entendu la messe de leur aumônier dans leur chapelle ; elles avaient eu le bonheur d'y communier ; leur âme s'était retrempée dans le sang de l'adorable Victime ; et toutes se sentaient rassérénées, fortifiées, prêtes à supporter de nouvelles épreuves.

On était à la fin du souper. Tout à coup la cloche du parloir de l'aumônier retentit avec violence et jette l'alarme dans la communauté. Qu'y a-t-il donc ? C'est le cri de toutes ces Dames. Elles se jettent hors du réfectoire et se précipitent vers l'aumônerie. Bientôt elles rencontrent la vieille servante de M. Hurst toute troublée. En entrant dans le parloir, elle a trouvé son maître gisant inanimé sur le parquet. Ces Dames courent le relever, lui administrent tout ce qu'elles peuvent imaginer pour le rappeler à la vie. Inutile ! il est mort ! il est bien mort ! «Plus de soutien pour nous que la résignation à la volonté divine !» dit la narratrice de cette scène. La messe, la communion du matin avaient été les dernières pour longtemps. Le jour, commencé pour elles dans la plus douce des joies, s'achevait dans le plus accablant des chagrins.

Elles-mêmes ensevelirent le vénéré défunt ; elles-mêmes firent les cérémonies funèbres en l'absence de tout prêtre ; elles-mêmes le portèrent au cimetière du couvent où il fut enterré. Et pendant qu'on le descendait dans la fosse, d'une fenêtre du collège des Écossais un prêtre de ses amis, «son compagnon de captivité », dit la relation à laquelle nous empruntons ces détails, bénissait la terre dans laquelle il devait reposer.


Le Couvent maison d'arrêt.

Prisons et maisons d'arrêt. — Depuis la prise de la Bastille, le nombre des prisons de Paris n'avait pas cessé de s'accroître. Il atteignit son maximum pendant la Terreur. Sans parler des dépôts des 48 sections de la ville, on y comptait 42 prisons.

Après le décret du 9 octobre 1793, les cinq résidences que possédaient les communautés anglaises à Paris, furent, comme tant d'édifices publics, ou même de maisons particulières, transformées subitement en geôles. La loi des suspects, du 17 septembre, ayant mis les arrestations à l'ordre du jour, il suffisait d'être suspecté d'être suspect pour tomber sous ses coups. Quelque expéditif que fût le zèle du tribunal révolutionnaire dans son ardeur pour la guillotine, quelque nombreuses que fussent les fournées de victimes envoyées chaque jour à l'égorgement, on ne parvenait pas à établir, dans les registres, l'équilibre entre les écrous et les sorties, et les prisons souffraient d'un effroyable encombrement.

À peine la maison conventuelle des chanoinesses anglaises fut-elle changée en maison d'arrêt, vers le milieu de novembre, qu'on y jeta 122 prisonnières de toutes qualités et de tous rangs, depuis les plus humbles ouvrières jusqu'aux marquises et aux duchesses. D'après certains comptes rendus de police, nous ne pensons pas que les détenues y aient jamais dépassé le nombre de 133, et jamais on n'y incarcéra des hommes.

Suspectes et otages. — Dans les commencements, ces Dames eurent beaucoup à souffrir de cette affluence soudaine d'étrangères, et la moindre de leurs peines fut d'être obligées de manger à la gamelle avec les premières venues. Mais on établit ensuite une distinction entre les Françaises, arrêtées comme suspectes, et les Anglaises, retenues comme otages. Celles-ci furent autorisées à garder leurs cellules et à prendre leurs repas en commun dans une salle réservée à elles seules. Les vivres leur furent distribués en quantité suffisante. Elles purent même garder l'abstinence aux jours prescrits, et se réunir dans leur salle commune, pour réciter ensemble l'office divin. Il leur fallut pourtant user de grandes précautions pour ne pas être entendues.

On leur laissa aussi la liberté de se promener dans leur jardin, et de se mêler aux autres prisonnières. Cette latitude leur fournit mille bonnes occasions d'adoucir, par tous les moyens en leur pouvoir, la captivité de ces infortunées.

Quant aux rapports avec l'extérieur, au commencement ils ne paraissent pas avoir été trop gênés : ces Dames reçoivent des visites et correspondent par lettres avec leurs amis de France et d'Angleterre. Mais vint le moment où toute relation avec le dehors leur fut interdite.

Suppression de l'habit religieux. — On leur imposa bientôt une nouvelle privation dont elles eurent à gémir durant de longues années. Jusqu'au 8 décembre, elles avaient pu garder l'habit religieux ; ce jour-là l'ordre leur fut intimé de quitter cette marque d'esclavage incompatible avec ce temps de liberté !!! Tout le mensonge effronté du Jacobinisme est dans cette phrase emphatique et sonore. Il parle toujours en termes pompeux de la liberté, mais dans ses actes c'est toujours aussi le despotisme imbécile, hypocrite et brutal.

Mort de Mme Fermor. — Un autre chagrin attendait nos religieuses. Le 1er mars, la sous-prieure, Mme Mary-Agnes-Frances Fermor, âgée du 76 ans, encore plus accablée par les épreuves que par l'âge, rendit son âme à Dieu. Ses cendres ne se sont point mêlées à celles de ses sœurs qui, depuis 160 ans, reposaient en paix dans le petit cimetière du couvent : cette religieuse fut la première enterrée dans le cimetière public.

Avant de partir, elle eut du moins la consolation de recevoir les derniers sacrements.

Il y avait alors, parmi les prisonnières de la maison, une religieuse carmélite anglaise du nom de Stewart. Voyant Mme Fermor sur le point de mourir sans sacrements, elle trouva le moyen de faire avertir un prêtre de sa connaissance. C'était M. Gaston de Sambucy. Il se présenta au couvent comme homme d'affaires et, dans le plus grand secret, administra les derniers sacrements à la mourante. Il entendit également les confessions de plusieurs religieuses et leur donna la sainte Communion. Avant longtemps ces pauvres recluses ne devaient pas jouir du même bonheur.

Peut-être ne lira-t-on pas sans intérêt les noms de quelques personnes emprisonnées dans la rue des Fos-sés-Saint-Victor, et surtout les noms de celles qui furent conduites à l'échafaud.

Comme on a pu le voir par ce que nous avons dit plus haut, il y eut, dans cette maison d'arrêt, deux catégories de détenues : les unes l'étaient comme Anglaises, les autres à titre de suspectes.

Les séculières anglaises prisonnières. — Les Anglaises étaient, outre les religieuses dont on connait déjà la liste :

Mrs Blount, sœur de Mme Canning, Miss Élisabeth et Miss Frances, filles de Mr. Blount, Mrs Doland, dame locataire, Miss Beeston ou Beaston, jeune fille du pensionnat. Enfin, Mme Stewart, religieuse carmélite.

Toutes ces personnes furent écrouées en même temps que les Religieuses Anglaises, excepté peut-être la dernière.

Mais en voici une de la même nationalité qui fut certainement incarcérée comme suspecte : Miss Betty Edgeworth de Firmont.

Miss Betty était la sœur de ce courageux et généreux abbé qui donna les derniers secours de la religion à Louis XVI, et accompagna l'infortuné monarque jusqu'au pied de l'échafaud.

Dans une lettre adressée à sa tante Mrs Usher à Dublin, l'abbé de Firmont nous apprend que sa mère et sa sœur furent arrêtées à Paris alors qu'il était en fuite et se cachait. «Ce fut dans cette solitude, dit-il, que je reçus la fatale nouvelle de l'arrestation de ma pauvre mère qui succomba bientôt à la douleur. Betty, arrachée d'auprès d'elle, fut traînée de prison en prison, en grande partie à cause de moi».

La mère de Betty fut-elle écrouée aux Anglaises avec sa fille ? Il semblerait que non, puisque, d'après l'abbé, celle-ci «fut arrachée d'auprès de sa mère». M. John G. Alger, dans son remarquable travail sur les Anglais en France pendant la Révolution, penche pour l'affirmative (7). Il ne nous est pas possible de trancher la question.

Les séculières françaises prisonnières. — Voici maintenant la liste des Françaises que nous savons avoir été incarcérées au couvent, et qui échappèrent à l'échafaud.

La marquise de Chatellux, Marie-Brigitte-Joséphine-Charlotte Plunket, née à Louvain en 1759. C'était une ancienne élève des Dames Anglaises. La malheureuse femme était maintenant prisonnière et attendait la mort sanglante de la guillotine, dans les murs mêmes où elle avait pris vingt ans auparavant ses ébats de jeune fille.

Elle ne fut pourtant pas guillotinée. Après un an de captivité, de novembre 1793 à novembre 1794, elle fut relâchée.

La marquise de Mirabeau, mère du plus éloquent des orateurs de la Révolution française, fut libérée le 18 novembre 1794, après une année de détention. La pauvre femme mourut bientôt dans la misère.

Madame Blanchet était la servante de Mgr de Salamon, internonce apostolique à Paris pendànt la Révolution.

«Cette domestique, qui gouvernait ma maison, dit Mgr de Salamon dans ses Mémoires, avait déjà servi ma mère pendant trente ans, et m'avait été donnée par elle pour diriger mon ménage (8)».

C'était la plus estimable, la plus courageuse, la plus dévouée des femmes. Elle rendit des services inappréciables à l'internonce, dans les circonstances périlleuses où le placèrent ses titres de noble, de prêtre et d'internonce.

Madame de Champcenetz fut arrêtée surtout à cause de son mari, Louis de Champcenetz, ex-officier aux Gardes françaises, l'un des plus spirituels rédacteurs des Actes des Apôtres, journal ultra-royaliste.

Celui-ci fut moins heureux que sa femme ; il figure le neuvième dans la liste de quarante-neuf condamnés à mort, le 23 juillet 1794.

Champcenetz sut plaisanter jusqu'à la fin. Au moment où l'on prononce l'affreuse sentence qui l'envoie à la boucherie : «Pardon, président, dit-il à Coffinhal, est-ce ici comme dans la garde nationale ? peut-on se faire remplacer (9) ?»

Louise et Émilie Contat, de la Comédie-Française (10).

Émilie était une actrice fort appréciée ; mais Louise lui était bien supérieure, et a laissé, dans les Annales de la scène, la réputation d'une femme des plus remarquables dans son art, de l'une des plus merveilleuses étoiles de son temps. L'histoire de leur arrestation mérite qu'on s'y arrête : elle met à nu la justice jacobine.

Paméla, ou la Vertu récompensée, de François de Neufchâteau, avait eu un grand succès ; elle était déjà à sa huitième représentation. Mais certaines allusions avaient effarouché la censure, et l'on dut faire des corrections, des coupures à la neuvième représentation, qui eut lieu le 2 septembre 1793. La même nuit, on ne sait pourquoi, les acteurs furent tous arrêtés. Les comédiens furent conduits aux Madelonnettes ; les comédiennes, à Sainte-Pélagie, et l'affiche du lendemain annonça la chose au public par ces simples mots : «Relâche jusqu'à nouvel ordre». Ce mot Relâche ne manque pas d'un certain piquant dans la circonstance présente.

Les artistes du Théâtre-Français, lequel était devenu le théâtre de la Nation, devaient être jugés le 30 juin (13 messidor) 1794. Dès la fin de mai leur sort était fixé.

Le Comité du salut public avait fait trois catégories de leurs dossiers et les avait distingués par une lettre à l'encre rouge. R signifiait que le détenu favorisé serait relâché ; D, que le détenu moins heureux serait déporté; G, que l'infortuné serait conduit à la guillotine. Ainsi, un mois d'avance, la sentence était dictée aux juges (11).

Si les artistes ne furent pas exécutés, ils durent leur salut, d'après P. Porel, à Charles-Hippolyte Delpeschde la Bussière, enregistreur au bureau des Pièces accusatrices. Cet honnête homme avait détruit leurs dossiers comme il en détruisit tant d'autres, et sauva ainsi tant de vies au péril de la sienne (12).

La lettre fatale G marquait les dossiers des deux Contat.

Il faut avouer, au point de vue de la justice du temps, qu'elles le méritaient bien toutes les deux. Émilie était sœur de Louise, et cette raison était bien suffisante. Quant à celle-ci, pourquoi trois mois après le lamentable retour de Varennes avait-elle, à la demande de la reine, accepté dans la Gouvernante de Lachaussée, ce rôle qui n'était pas de son emploi ? Pourquoi dans le but de satisfaire l'Autrichienne, la demande étant adressée la veille de la représentation, l'actrice avait-elle appris 500 vers en vingt-quatre heures ? Pourquoi surtout écrivait-elle à la personne qui lui avait transmis le désir de Sa Majesté : «J'ignorais où était le siège de la mémoire ; je sais à présent qu'il est dans le cœur». Après cela, on n'est plus seulement suspect ; il est évident que l'on conspire, et le dossier de Louise méritait bien la lettre G.

Comment et quand les Contat furent-elles transférées de la prison Sainte-Pélagie à la maison d'arrêt des Anglaises ? Nous ne le savons pas. Louise s'y attacha cordialement à Mme Canning (13). «Cette célèbre actrice, dit George Sand dans l'Histoire de ma vie, avait des accès de piété tendre et exaltée. Elle ne rencontrait jamais Mme Canning dans le cloître, sans se mettre à genoux devant elle et lui demander sa bénédiction. La bonne religieuse, qui était pleine d'esprit et de savoir vivre, la consolait et la fortifiait contre la terreur de la mort, l'emmenait dans sa cellule et la prêchait sans l'épouvanter, trouvant en elle une belle et bonne âme où rien ne la scandalisait. C'est elle-même qui a raconté cela à ma grand'mère devant moi, lorsque j'étais au couvent, et qu'au parloir elles repassaient ensemble les souvenirs de cette étrange époque (14)».

«Étrange époque !» personne ne trouvera ce qualificatif exagéré. Mais quel touchant tableau que celui de cette actrice et de cette religieuse prisonnières, échangeant leurs pensées et leurs sentiments intimes, dans une pauvre cellule du couvent, à la veille peut-être de subir la mort sur l'échafaud révolutionnaire !

Thermidor délivra les deux sœurs, qui firent leur rentrée au théâtre le 16 août 1794.

Marie-Aurore, fille naturelle de Maurice, comte de Saxe, et de Marie Rinteau, veuve de Dupin de Francueil, grand'mère d'Armantine-Émilie-Aurore Dudevant, — cette dernière connue dans la littérature française sous le pseudonyme de George Sand, — Marie-Aurore fut également prisonnière chez les Anglaises.

Prévenue de contravention à un décret de la Convention qui défendait de cacher les objets précieux, elle fut mise en état d'arrestation le 5 frimaire an II (26 novembre 1793), et incarcérée dans le couvent des Anglaises (15). Elle en sortit le 4 fructidor an II (21 août 1794).

Chose des plus singulières ! celle qui devait être un jour la mère de George Sand était, avec sa future belle-mère, sous les mêmes verrous, et ce n'est pas là qu'elles se connurent ! «Le fait est, dit le célèbre écrivain, que leurs souvenirs mutuels ne dataient point de cette époque (16)».

Sophie-Victoire-Antoinette Delaborde, qui épousa par la suite Maurice Dupin, fils de Mme Dupin de Francueil, fut arrêtée avec sa sœur Lucie pour le motif le plus niaisement futile. Voici ce qu'en rapporte George Sand :

«Je ne sais en quel endroit il arriva à ma mère, sous la Terreur, de chanter une chanson séditieuse contre la République. Le lendemain, on vint faire une perquisition chez elle; on y trouva cette chanson, manuscrite, qui lui avait été donnée par un certain abbé Borel. La chanson était séditieuse, en effet, mais elle n'en avait chanté qu'un seul couplet qui l'était fort peu. Elle fut arrêtée sur-le-champ avec sa sœur Lucie (Dieu sait pourquoi !) et incarcérée d'abord à la prison de la Bourbe, et puis dans une autre ; et puis transférée aux Anglaises où elle était probablement à la même époque que ma grand'mère».

Ainsi deux pauvres filles du «peuple étaient là ni plus ni moins que les Dames les plus qualifiées de la cour et de la ville (17)».


Les Victimes.

Huit victimes qui passèrent par le couvent. — Sur les douze personnes, comme nous l'apprend le Journal de la maison, qui sortirent et furent transférées dans d'autres prisons pour monter enfin sur l'échafaud, nous en connaissons huit. Les noms des deux premières nous sont donnés par les Mémoires de Mgr de Salamon ; les autres, par la liste du couvent.

Adélaiae-Marguerite de Merle, femme divorcée de Duchilleau, avait quarante et un ans. Son crime était d'être en relation avec des suspects, et d'avoir entretenu une correspondance avec son mari émigré. Elle arrive la dixième dans une liste de dix-huit personnes condamnées à mort le 29 germinal (18).

Catherine-Louise-Silvain de Soyecourt, née de Nassau-Sarrebruck, veuve d'Hinnisdal de Fumale, a cinquante-deux ans. Elle a passé de la maison d'arrêt des Anglaises à la prison de Saint-Lazare, et elle est mise au nombre des conspirateurs de cette prison. Elle occupe le dixième rang dans la liste de vingt-cinq personnes condamnées le 27 juillet 1794 (19).

Marie-Louise de Laval-Montmorency, abbesse de Montmartre, âgée de soixante-douze ans, — remarquez son âge, — est comprise dans la même liste de conspirateurs, et y occupe la quinzième place (20).

Or voici l'ingénieux complot prêté aux prisonniers et prisonnières de Saint-Lazare. Nous le donnons tel que nous le trouvons dans l'Histoire du Tribunal révolutionnaire, par M. Wallon. «Il s'agissait d'un projet d'évasion ainsi combiné : on devait d'abord scier le barreau d'une fenêtre ; de cette fenêtre à la terrasse du jardin, il y avait vingt-cinq pieds, et sous la fenêtre, la guérite d'une sentinelle. C'est par-dessus la guérite de la sentinelle que l'on aurait, au moyen d'une planche, établi de la fenêtre à la terrasse, un pont par où tous les prisonniers s'échapperaient. Voilà le complot de Saint-Lazare. Il est bien entendu que les prisonniers, une fois sortis, devaient assassiner les membres du Comité (21)».

Se figure-t-on ces deux vieilles femmes, Mme de Soyecourt et l'abbesse surtout, s'engageant pendant la nuit, à plusieurs mètres en l'air, sur une planche de vingt-cinq pieds de long, et bravant les coups de fusil d'une sentinelle pour aller assassiner le Comité ? Or, elles n'étaient pas seules de femmes dans cette fournée ; il y en avait une parmi elles, Mme de Meursin, qui était paralysée des deux jambes !

Anne-Alexandrine-Rosalie, comtesse de Durtal, née de la Rochefoucauld.

Son jugement est l'un des plus monstrueusement irréguliers que le tribunal de sang ait jamais prononcés.

Arrêtée dans son hôtel, rue de Varennes, faubourg Saint-Germain à Paris, elle fut incarcérée chez les Anglaises.

Le 18 ventôse an II (8 mars 1794), son oncle, le comte Louis des Acres de l'Aigle, ancien maréchal de camp, comparaissait devant le tribunal révolutionnaire comme prévenu de correspondance avec ses deux fils qui étaient émigrés. Puis on avait trouvé chez lui divers papiers, en vérité peu compromettants, parmi lesquels était une lettre venue de l'étranger à l'adresse de Mme de Durtal. Cette lettre lui annonçait la défaite d'une partie de l'armée française par le duc de Saxe-Teschen.

Dans son interrogatoire de la veille, on n'avait pas parlé au comte de cette lettre, mais on lui avait demandé s'il n'avait pas une nièce. Il répondit qu'elle était en état d'arrestation chez les Anglaises. Sur quoi on fit passer Mme de Durtal des Anglaises à la Conciergerie et, le 18, elle fut amenée devant le tribunal.

Or, voici ce qu'on lit dans le procès-verbal d'audience : «Attendu qu'il résulte des débats et notamment d'une lettre à l'adresse de ladite Durtal qu'elle a été en correspondance avec les ennemis intérieurs et extérieurs de la République, et notamment avec les émigrés, et qu'elle est prévenue de complicité avec l'accusé ;

Le Tribunal, sur la réquisition de l'accusateur public, sur l'acte d'accusation portée à l'audience contre elle, faisant droit, a ordonné qu'elle soit rangée sur la même ligne que l'accusé Laigle et qu'elle monterait à l'instant à côté de lui (22)».

Voilà toute la procédure. Le jury ayant donné son acquiescement, quelques instants après, Mme de Durtal monta avec son oncle sur la charrette sanglante, et tous deux partirent pour l'échafaud.

Antoinette-Thérèse de Lamoignon de Malesherbes, et sa belle-sœur, Anne-Thérèse Le Peletier de Rosanbo.

La première était veuve depuis deux jours de Louis Le Peletier de Rosanbo, ancien président à mortier au parlement de Paris, guillotiné le 1er floréal. La seconde était marquise de Chateaubriand et avait vingt-trois ans. Elle allait être assassinée avec son mari, Jean-Baptiste-Auguste de Chateaubriand, frère du vicomte ; et Antoinette-Thérèse, avec son père, Chrétien-Guillaume Lamoignon, ancien premier président à la Cour des aides, ancien ministre, l'illustre et courageux défenseur de l'infortuné Louis XVI.

L'accusation portée contre eux tous était celle de conspiration. Or, pour être conspirateur, il suffisait d'avoir correspondu avec un émigré quelconque, fût-il un proche parent.

Mme de Rosanbo était chargée de ce crime ; elle avait correspondu avec sa sœur et son beau-frère retirés à Lausanne.

C'était aussi, avec des membres de sa famille, qu'avait échangé des lettres la jeune marquise de Chateaubriand.

Disons-le, ces lettres contenaient des allusions peu voilées à l'état présent de la France. Mais il fallait avoir des yeux de terroristes pour y découvrir des signes de conspiration.

Françoise-Pauline de Roye était veuve de Louis-Antoine de Gontaut, duc de Biron, pair et premier maréchal de France, chevalier des Ordres du roi, colonel général du régiment des Gardes Françaises, gouverneur et lieutenant général pour le Roi de la province du Languedoc, etc. Cet homme, encore plus remarquable par ses vertus chrétiennes que par sa noblesse, ses dignités, son courage et sa science militaires, était mort le 29 octobre 1788.

Être la femme d'un tel homme, c'était plus de titres qu'il n'en fallait pour avoir droit... à la guillotine. La justice du temps ne voulut pas être en reste de compte avec la vieille maréchale, âgée alors de soixante et onze ans.

Elle fut englobée dans une fournée de 23 personnes du plus haut rang, et traînée de la prison au tribunal et du tribunal à l'échafaud, le 9 messidor an II de la République (27 juin 1794). Du moins fut-elle assassinée en bonne compagnie. Du nombre des condamnés de ce jour étaient l'illustre maréchal de Mouchy, vieillard de soixante-dix-neuf ans, et sa femme, qui en avait soixante-six.

Au moment où il allait au tribunal, un prisonnier s'approche de lui et lui dit «Courage, Monsieur le Maréchal ! — A quinze ans, répondit-il, j'ai monté à l'assaut pour mon roi ; à près de quatre-vingts, je monterai à l'échafaud pour mon Dieu (23)».

Amélie de Boufflers monta sur l'échafaud le même jour que le maréchal de Biron. Elle était âgée de quarante-huit ans et veuve d'Armand-Louis de Gontaut, duc de Biron, neveu de l'illustre maréchal. Son mari avait été condamné à mort environ quatre mois auparavant.

C'est tout ce que nous savons des victimes de la Terreur qui passèrent par le couvent pour aller au supplice.

La cavalerie d'Henriot. — Nous touchons au 9 thermidor, et les hécatombes se multiplient. Signalons ici, en passant, un fait qui nous permettra de pressentir dans quel esprit va se produire cette révolution.

Le 9 thermidor (27 juillet) le tribunal révolutionnaire, divisé en deux sections pour hâter sa hideuse besogne, a condamné quarante-cinq malheureux dont on charge la charrette fatale, la bière roulante. Mais le faubourg Saint-Antoine s'agite, le bourreau lui-même hésite à le traverser. «Va ton train, lui crie Fouquier-Tinville, il faut que la justice ait son cours». Ce que le bourreau a prévu arrive : le peuple se précipite, arrête les voitures, dételle les chevaux et va sauver les victimes. Mais Henriot est là, charge le peuple avec sa cavalerie ; et les voitures continuent leur chemin.

Qu'on le remarque bien, c'est la pitié qui soulève l'indignation. La cavalerie d'Henriot ne l'empêchera pas de grandir, de former l'opinion publique, et c'est la pitié, l'indignation, et non les hommes de la révolution du 9 thermidor, qui vont tuer la Terreur. Une lutte s'était engagée entre terroristes, et les vainqueurs restèrent, après leur triomphe, ce qu'ils étaient avant. Pour s'en convaincre, il suffit de lire le rapport de Barère à la Convention, dans la discussion qui s'engagea sur la réforme du tribunal révolutionnaire. Mais «telle était la force de l'opinion publique, dit M. Duruy, qu'ils (les hommes de la Terreur) furent contraints de paraître n'avoir vaincu que par modération (24)».

Nuit du 9 au 10 thermidor. — Quelle terrible nuit que celle du 27 au 28 juillet dans les prisons ! On s'y attendait à un massacre général. Elles regorgeaient de suspects. Robespierre, disait-on, voulait y faire place à de nouvelles recrues ; et pour arriver à une prompte évacuation il avait fait appel à l'assommoir et au coutelas des Septembriseurs. Dans quelques-unes de ces prisons, les détenus se préparaient à vendre chèrement leur vie.

Ce n'étaient pas là les dispositions des pauvres recluses de la rue des Fossés-Saint-Victor : elles n'avaient qu'à tendre le cou aux égorgeurs.

Tout ce qui se passait au couvent et dans la ville rendait plus vives leurs alarmes. Pendant la journée, elles avaient vu les gardiens s'agiter d'une manière inaccoutumée, exercer une surveillance plus rigoureuse, montrer des airs plus menaçants. Le soir, on avait fait rentrer les religieuses dans leurs cellules, et les séculières dans leurs chambres, bien avant l'heure réglementaire. Toute la nuit, le tocsin avait sonné dans les sections ; les rues retentissaient de la générale battue dans tous les quartiers. On entendait au loin des bruits de roues comme ceux des affûts de canons traînés sur le pavé; et de par-delà la Seine arrivaient, par bouffées lugubres, des clameurs confuses, comme celles d'une populace ameutée. C'était pour ces infortunées le prélude, le signal peut-être de leur égorgement. Il ne leur restait plus qu'à recommander leur âme à Dieu, et à se raidir, par la volonté, contre les visions terribles de la mort sanglante qu'elles allaient bientôt subir.

La nuit se passa dans ces angoisses. Les bourreaux n'étaient pas venus ; mais n'était-ce pas simplement un moment de répit accordé par la Providence, pour donner aux victimes le temps de se mieux préparer à la mort ? On pouvait le croire. Cependant quelque chose d'étrange, dont on ne saisissait pas le mystère, avait dû se passer. Au matin, l'attitude des gardiens avait tout à coup changé. Ils paraissaient déconcertés, ahuris. Tous s'étaient relâchés de leur vigilance de la veille et de la nuit. Les cellules, les chambres s'étaient peu à peu ouvertes ; on allait et venait librement dans le cloître, dans les corridors, dans les allées du jardin. «Qu'y a-t-il donc ?» était la question que toutes s'adressaient, soupçonnant peut-être, sous cette demi-liberté, un piège tendu par leurs bourreaux. Bientôt pourtant la lumière se fait : le cri des vendeurs de nouvelles dans la rue a pénétré dans le couvent : «Demandez la grande arrestation de Catilina Robespierre et de ses complices». On n'en croit pas ses oreilles ; on est frappé d'une sorte de stupeur. On se fait redire ce qu'on a bien entendu : on interroge les gardiens, qui n'osent ni mentir ni se taire. Alors que se passe-t-il dans la maison ? Nous ne le savons pas ; sans doute, ce qui se passe ailleurs : un transport de joie sans expression possible : on crie, on pleure, on rit, on tombe à genoux, on s'embrasse ; c'est comme une crise de nerfs prise par cent, deux cents personnes à la fois ; c'est l'ivresse, la folie de la joie au choc de la vie qui renaît tout à coup, après une épouvantable nuit d'agonie.

Mort de Robespierre. — Ce jour-là, Robespierre, mis hors la loi des la veille avec ses complices, montait à l'échafaud avec 21 d'entre eux. Le lendemain, 71 les suivirent ; et, le surlendemain, douze jurés ou membres de la Commune furent encore exécutés.

Ce ne fut guère pourtant qu'un mois après la mort de Robespierre que la liberté fut rendue aux suspects.


Quatre Communautés au couvent.

Il y avait deux mois et demi, environ, que les prisonnières séculières de la maison d'arrêt de la rue des Fossés-Saint-Victor avaient été rendues à la liberté, lorsqu'on adjoignit, aux Dames Anglaises détenues encore comme otages, de nouvelles compagnes de captivité. Le caractère de celles-ci leur convenait certainement beaucoup mieux : toutes étaient religieuses.

Les seize Bénédictines. — Les premières arrivèrent, au nombre de seize, le 7 novembre. C'étaient les Bénédictines de la rue du Champ-de-l'Alouette, établies à Paris depuis 1652 et fixées dans cette rue depuis 1664.

Comme tous les Anglais en France, elles furent arrêtées en qualité d'otages, et incarcérées dans leur propre maison, le 13 octobre 1793. Un mois après, le 8 novembre, leur couvent devint maison d'arrêt et fut rempli de suspects, hommes et femmes de tous les rangs, mais principalement de la noblesse. Elles eurent beaucoup à souffrir de cette situation nouvelle ; mais ce qui les affligeait le plus, c'était de voir partir des prisonniers, des prisonnières et quelquefois des familles entières qui ne devaient plus revenir : on sait, hélas ! où ils allaient.

Le 15 juillet 1793 — sans doute pour faire de la place à de nouveaux prisonniers destinés à la guillotine — six voitures vinrent chercher ces Dames pendant la nuit, et les transportèrent au château de Vincennes. Là, elles furent séparées les unes des autres et jetées dans d'infects petits cachots, où la lumière pénétrait seulement par d'étroites meurtrières, placées trop haut pour qu'on put voir au dehors. C'est dans ces trous noirs que ces pauvres religieuses restaient renfermées la nuit et le jour sans pouvoir communiquer entre elles. C'était un vrai supplice. Quatre mois durant, elles le subirent (25).

Récit de leur transfert au couvent par une religieuse. — Le 7 novembre, on les retira de Vincennes. Mais laissons une des prisonnières elle-même continuer ce récit :

«On vint nous chercher dans une voiture couverte, et nous pensions aller au couvent. Le fond de cette voiture était garni de paille, et on y logea toutes celles qui purent y entrer. Il y en eut quatre qui n'y trouvèrent pas place : elles allèrent à pied avec les gardiens.

Tout en cheminant vers Paris, ceux-ci nous apprirent qu'ils avaient ordre de nous conduire chez les religieuses augustines Anglaises de la rue des Fossés-Saint-Victor. Pensez quel fut notre étonnement ! Nous prétendions que c'était une erreur ; mais eux, ils savaient bien ce qu'ils avaient à faire. Et les pauvres prisonnières n'avaient qu'à obéir.

Enfin, nous arrivâmes à la rue des Fossés le cœur bien gros. Nous y reçûmes le plus cordial accueil des religieuses. Elles avaient été assez heureuses pour rester dans leur maison et pour avoir un geôlier poli et raisonnable.

Elles se donnèrent toutes les peines du monde pour nous procurer une literie convenable ; mais les bois de lit manquaient, et nous fûmes obligées d'étendre nos matelas sur les carreaux froids et humides (26).

Les seize Blue Nuns. — La seconde communauté qui fut transférée dans la rue des Fossés fut celle des Dames de l'Immaculée Conception de la rue de Charenton.

Nous n'avons pas à parler des origines de ces Dames, que l'on nommait aussi les Blue Nuns ou religieuses bleues, sans doute à cause de leur costume qui était aux couleurs de Marie. Disons seulement qu'elles étaient établies en France depuis 1660, en vertu de lettres patentes dûment enregistrées la même année au Parlement.

Elles furent mises en arrestation comme otages, le 14 octobre 1793. Leur maison devint aussi maison d'arrêt. Mais, plus heureuses que les Bénédictines, elles n'eurent point à souffrir du pêle-mêle des prisonniers et des prisonnières : chez elles, on n'incarcéra jamais que des femmes.

Nous ne savons pas pourquoi elles furent transférées de la rue de Charenton dans la rue des Fossés-Saint-Victor. Ce transfert eut lieu le 14 novembre 1794.

Elles étaient au nombre de seize, comme les Bénédictines.

Voici leurs noms extraits d'une pièce portant pour titre :

«État des noms, âges et demeures des ci-devant religieuses Anglaises de la maison de Charenton, faubourg Antoine ; en exécution de la lettre du département de Paris du 25 floréal an III, étant actuellement dans la maison des ci-devant religieuses Anglaises de la rue des Fossés-Saint-Victor (27)».

Élisabeth Green, ci-devant supérieure, 61 ans ; Marie Lloyd, 78 ans ; Anastasie Stafford, 73 ans ; Élisabeth Strock, 74 ans ; Élisabeth Weldsmith, 77 ans ; Dorothée Parker, 56 ans ; Élisabeth Simpson, 53 ans ; Marie-Anne Aston, 46 ans ; Anne Duffrété, 47 ans ; Élisabeth Edwards, 43 ans ; Anne Lonergan, 39 ans ; Marguerite Whiteside, 27 ans ; Anne Kirby, 26 ans ; Élisabeth Bowon, 25 ans.

Il faut ajouter à cette liste les noms de deux religieuses qui moururent dans la rue des Fossés : sœur Edward Lewis et sœur Thomasine Wouldrige.

Ces nouvelles venues furent installées dans le parloir de Mme la Supérieure et dans les chambres au dessus.

La Chronique du couvent des Bénédictines nous fournit un précieux renseignement, sur lequel celle du monastère des chanoinesses se tait absolument.

Les huit religieuses françaises. — Peu de jours après l'arrivée des Bénédictines, on amena dans la rue des Fossés-Saint-Victor sept Carmélites françaises et une Visitandine de la même nation.

Voici ce qu'en dit la religieuse que nous avons citée plus haut :

«Elles eurent beaucoup à souffrir dans différentes prisons où elles furent jetées, sous l'inculpation d'avoir entendu la messe chez elles et de s'être refusées à prêter le serment (de liberté et d'égalité ordonné par la loi).

Elles furent traduites devant le tribunal et c'est miracle qu'elles aient échappé à la guillotine. On les condamna simplement à la déportation. Et comme elles n'étaient pas parties avant la mort de Robespierre, elles furent sauvées et envoyées ici (aux Anglaises).»

Nous sommes heureux de pouvoir compléter les détails qui nous sont donnés par cette bonne Bénédictine.

Dans toute la longue et terrible histoire du tribunal révolutionnaire, nous ne connaissons pas d'interrogatoire soutenu avec plus de fermeté. C'est leur foi que ces pauvres filles défendent, et elles le font, comme le dit fort bien M. Wallon (28), «avec une simplicité et une force dignes de l'âge des confesseurs et des martyrs».

Leurs noms méritent de passer à la postérité chrétienne et d'être redits dans les Annales de ce couvent, où le malheur les amena, et où elles mêlèrent pendant quelque temps leur vie à celle des trois communautés anglaises qui y étaient retenues sous les verrous.

Les voici :

Victoire Crevel, 46 ans ; Louise Colin-Biochaye, 46 ans ; Élise-Éléonore Carvoisin, d'origine nobiliaire, 62 ans ; Adèle-Marie Foubert, 45 ans ; Angélique-Françoise Vitasse, 32 ans ; Philippine Lesnier, 36 ans ; Anne Donon, 42 ans. Ces 7 religieuses avaient appartenu au monastère des Carmélites de la rue de Grenelle. Thérèse-Julienne Chenet, 58 ans, était une Visitandine de la rue du Bac.

Le couvent des Carmélites avait été fermé le 14 septembre 1792, et celui des Visitandines dut l'être sans doute vers la même époque. Depuis ce temps-là, elles avaient vécu réunies dans la rue Cassette et ensuite dans la rue Neuve-Sainte-Geneviève ; et c'est là probablement qu'elles furent arrêtées le 30 novembre 1793.

Deux accusations étaient portées contre elles : celle de fanatisme et celle de refus du serment.

Leur interrogatoire. — Interrogées aussitôt après leur arrestation devant le comité de l'Observatoire, elles furent d'abord écrouées dans la prison de la Bourbe. Puis, après deux mois environ, le 7 février 1794, vers 5 heures du soir, un huissier du tribunal et un gendarme les conduisirent à la Conciergerie. Communication leur fut alors donnée de l'acte d'accusation qui fixait leur jugement au 9. Les pauvres filles étaient tellement persuadées que ce jour-là serait le dernier de leur vie, qu'elles firent de tout leur cœur leur préparation à la mort. Le jour venu — c'était un dimanche — un gendarme vint les chercher à l'heure de midi pour la comparution devant le tribunal. À demi mortes de peur, elles suivirent ce gendarme à travers les longs corridors, les escaliers sans fin, tout gluants d'humidité et de moisissures, qui conduisaient de cette sombre prison au tribunal. Mais ce qui augmenta leur épouvante, ce furent, à leur entrée, les vociférations et les huées de cette populace de vauriens et de mégères qui se tenaient là, tout le jour, pour insulter à l'agonie, on peut le dire, des malheureux destinés au supplice.

«Mais, en pénétrant dans la salle, une paix et un calme profonds s'emparèrent de moi, dit la sœur Vitasse qui nous fournit ces détails. Je pensais tellement à Dieu, que je voyais sans voir et que j'entendais sans entendre. Mes sœurs avaient reçu la même grâce et la même force sans avoir éprouvé la même faiblesse, parce que Dieu avait voulu me faire voir que la force et le courage dont je me trouvais revêtue ne venaient que de lui seul... ... ... ... Paisibles entre les bras de Dieu, ajoute-t-elle, nous ne voulions que lui être fidèles et nous lui abandonnions tout le reste».

Elles prirent place au banc des accusés.

Lecture leur fut donnée de l'acte d'accusation et de la pièce qui formait le corps du délit.

Cette pièce avait été trouvée chez la sœur Victoire. Elle portait pour titre : «Avis aux religieuses, aux vierges consacrées à Jésus-Christ», et émanait certainement d'une plume ecclésiastique. Elle se rapportait à l'obligation pour elles de refuser le serment, et leur indiquait, dans le cas où elles l'auraient prêté le moyen de réparer leur faute.

L'interrogatoire commença, conduit par le président Dumas, l'un des juges les plus implacables de cet implacable tribunal.

Nous reproduisons ici les questions les plus importantes posées à la sœur Angélique, et nous ne rapporterons que son interrogatoire, les mêmes questions se retrouvant à peu près dans tous les autres :

LE PRÉSIDENT. — Lorsque vous demeuriez rue Cassette, est-il venu des prêtres vous voir ?

SŒUR ANGÉLIQUE. — Oui, il en est venu plusieurs.

LE PRÉSIDENT. — Quels sont leurs noms ?

SŒUR ANGÉLIQUE. — J'en connais deux dont je ne vous dirai ni le nom ni la demeure.

LE PRÉSIDENT. — Étaient-ce des prêtres constitutionnels ?

SŒUR ANGÉLIQUE. — Non, citoyen.

LE PRÉSIDENT. — Qui est-ce qui les a introduits dans la rue Cassette?

SŒUR ANGÉLIQUE. — Je ne veux pas vous le dire.

LE PRÉSIDENT. — Les mêmes prêtres ont-ils continué de vous voir rue Neuve-Sainte-Geneviève?

SŒUR ANGÉLIQUE. — Oui, quelques-uns.

LE PRÉSIDENT. — Exerçaient-ils auprès de vous les fonctions de leur ministère ?

SŒUR ANGÉLIQUE. — Oui, citoyen, ils célébraient la messe et confessaient.

LE PRÉSIDENT. — N'est-ce pas eux qui vous ont fait parvenir la pièce que je vous représente, commençant par ces mots : «C'est au nom de Jésus-Christ», finissant par ceux-ci : «au prix de mon sang», et en adoptez-vous les principes ?

SŒUR ANGÉLIQUE. — Non, citoyen, ce n'est pas eux. A l'égard des principes, je les adopte.

LE PRÉSIDENT. — Pourquoi ne voulez-vous pas prêter le serment de liberté et d'égalité prescrit, par la loi.

SŒUR ANGÉLIQUE. — Parce que je le trouve contraire à mes vœux.

LE PRÉSIDENT. — Vos vœux sont donc contraires à la loi?

SŒUR ANGÉLIQUE. — Apparemment.

LE PRÉSIDENT. — Je vous invite pour la dernière fois à me nommer les prêtres qui, d'après votre propre aveu, vous ont mise dans le cas d'être réfractaire aux lois de la République.

SŒUR ANGÉLIQUE. — Je persiste à ne pas vouloir les nommer ; mais je déclare que ce ne sont pas eux qui me rendent réfractaire aux lois de la République.

Sœur Angélique fut la dernière interrogée.

On fit autour de ces pauvres filles tout ce qu'on put faire ; on dit tout ce qu'on put dire pour les déterminer à prêter le serment demandé. Rien ne put ébranler la résolution que leur dictait leur conscience. Les juges eurent même — chose inouïe — la patience d'attendre un instant le résultat des tentatives entreprises pour vaincre leur sainte obstination ; mais, voyant qu'on n'y gagnait rien, ils les firent retirer dans une chambre voisine et entrèrent en délibération.

Trois questions furent posées aux jurés :

Est-il constant qu'à Paris, rue Neuve-Sainte-Geneviève, depuis le mois de juillet, il a été formé un rassemblement de huit femmes dans lequel des prêtres coupables inspiraient par des écrits, des discours, des pratiques appelées religieuses, un fanatisme qui a égaré plusieurs personnes au point de refuser constamment de prêter le serment de liberté et d'égalité ?

La réponse du jury fut affirmative.

Victoire Crevel et les autres, toutes ci-devant religieuses, sont-elles convaincues d'avoir fait partie de ce rassemblement fanatique et d'avoir refusé de prêter serment ?

La réponse fut encore affirmative.

L'ont-elles fait dans le dessein de troubler l'État par une guerre civile en armant les citoyens les uns contre les autres et contre l'autorité légitime ?

Le jury allait se signer un certificat de stupidité en répondant à cette question d'intention ; il recula devant cette extrémité, et tous les jurés répondirent : Non.

Leur condamnation à la déportation. Les pauvres filles eurent la vie sauve, mais elles furent condamnées à la déportation.

La condamnation est à coup sûr inique ; mais elle pouvait l'être plus encore, et l'on se demande par quel mouvement stupéfiant de sensibilité, de pitié, Dumas, le sanguinaire Dumas, a pu s'élever au-dessus de lui-même, au point de renoncer à la satisfaction d'immoler ces huit pauvres religieuses.

On les reconduisit à la Conciergerie, où elles restèrent jusqu'au mardi suivant. Puis on les tira de cette infecte prison pour les jeter dans une prison encore plus infecte, du moins moralement. On les transporta à la Salpêtrière. Là, elles eurent à souffrir du voisinage des filles perdues qui y étaient détenues. «Cela, écrit la sœur Angélique à une dame, nous rend un peu plus matinales, afin de pouvoir faire nos exercices de piété plus tranquillement (29)».

Quel contraste !

La mort de Robespierre les sauva de la déportation ; et elles furent transférées de Bicêtre au couvent de la rue des Fossés-Saint-Victor (novembre 1794).

Mieux qu'au cachot. — Ces quatre communautés, réunies sous le même toit, vivaient cependant à part dans le local qui avait été affecté à chacune d'elles. Mais elles se rencontraient pendant les récréations. Les religieuses se mêlaient alors, et comme la surveillance s'était considérablement adoucie, elles échangeaient librement entre elles leurs pensées, leurs souvenirs de la veille et leurs espérances du lendemain. Toutes ces bonnes âmes, unies déjà par leur consécration à Dieu et par les sentiments de la Foi et de la piété chrétiennes, se rapprochaient encore les unes des autres par la ressemblance de leurs épreuves ; et ainsi elles ne formaient, malgré la différence des règles, qu'une seule et même communauté.

Les Bénédictines et les religieuses françaises trouvaient surtout une grande amélioration dans leur état. Ce n'était plus la paille et la vermine ; le cachot noir et l'humidité ; le voisinage de la corruption morale plus repoussant encore que la moisissure des murs et les parasites dégoûtants. Le régime alimentaire lui-même s'était réformé («We were very well off at the Fossés for nourishment» 30) : la loi accordait à toutes les religieuses de 40 à 50 sous par jour ; nous croyons même que les conceptionnistes reçurent trois francs à partir de leur entrée chez les Anglaises ; et il y avait un cuisinier qui touchait 9 francs par jour, et peut-être 12, pour la préparation des repas.

Matériellement elles n'avaient point à se plaindre trop, et de fait elles ne se plaignaient pas.

Secours spirituels. — Mais l'homme ne vit pas seulement de pain, et l'aliment spirituel des âmes, la communion, manquait à ces pauvres prisonnières. Le difficile était d'introduire un prêtre dans le couvent. Mais le gardien d'alors était un brave et digne homme, poli, bienveillant et de mœurs douces, et nous soupçonnons qu'il savait au besoin fermer les yeux et se boucher les oreilles.

L'une des religieuses françaises avait un frère prêtre, mais qui n'était pas connu comme tel. De temps en temps, il venait voir sa sœur au couvent. Cet excellent homme, qui n'était point du tout assermenté, parvint, le 17 janvier 1795, à donner la sainte communion à quelques-unes de ces Dames. Depuis le premier mars 1794, les chanoinesses n'avaient point eu ce bonheur. Il y avait bien plus longtemps encore que les Bénédictines en étaient privées. Elles n'avaient pu voir aucun prêtre depuis l'instant où leur église fut démolie, c'est-à-dire depuis le 25 novembre 1793.

Cependant, les prêtres anglais ayant été mis en liberté dans le mois de janvier, le R. P. Parker, ex-prieur des Bénédictins de la rue Saint-Jacques, trouva également le moyen de prêter, dans le plus grand secret, le secours de son ministère aux communautés réunies.

La sainte messe. — Enfin, au mois de février, la permission leur fut donnée d'entendre la messe dans une chambre. Ce fut une joie indescriptible, plus qu'une joie, un véritable bonheur.

Les Dames chanoinesses se mirent immédiatement à l'œuvre pour élever un autel. On le dressa dans l'infirmerie, où elles se rassemblaient ordinairement pour tenir le chœur. Tout le monde, du reste, se mit à ce pieux travail, et le concierge et les gardiens ne furent pas les moins empressés à aider ces Dames. Le sentiment religieux avait été refoulé plutôt qu'éteint dans beaucoup d'âmes pendant la Terreur, et, quand on lui laissa prendre un peu d'essor, il donna souvent les preuves les plus touchantes de sa persistance.

Récit d'une prisonnière. — Le jour venu... Mais laissons notre Bénédictine, témoin oculaire, nous raconter elle-même ce qui se passa. «Était-ce la veille ou le lendemain de la Saint-Mathias 1795 ? Je ne me le rappelle plus. M. FitzPatrick, chapelain des Blue Nuns, vint dire la première messe. Les trois communautés y assistaient (31), et leurs voix s'unirent dans la récitation du Veni Creator, avant la messe, et du Te Deum à la fin. Je laisse le lecteur juger des sentiments que nous éprouvâmes dans cette circonstance. Quelle consolation, quel bonheur ce fut pour nous après une si longue et si cruelle privation !»

La liberté. — Enfin, le 27 février, par un arrêt du Comité de sûreté générale, le geôlier et les gardiens du monastère se retirèrent et laissèrent les communautés en complète liberté. Les scellés furent levés partout, et par conséquent sur les portes de l'église qui, jusque-là, était restée fermée.

Vandalisme et la grande fosse. — Mais il ne fallut pas songer à la rendre au culte : «L'abomination de la désolation» était dans ce temple, où, pendant tant d'années, de pauvres religieuses, inoffensives, avaient prié pour la paix et la prospérité du royaume de France. La sacristie avait été saccagée. De magnifiques draperies de velours cramoisi, brodées d'or, aux armes de l'Angleterre, autrefois ornement de la tribune royale dans la chapelle de Whitehall, et données à ces Dames par la reine, femme de Jacques II, avaient disparu. Les chasubles, les vases sacrés, les reliquaires ; tout ce qui était cuivre, argent, or ; tout ce qui avait pu tenter la convoitise des vandales, des pillards révolutionnaires avait été pris. Les stalles, les crucifix, les statues, les tableaux avaient été mutilés, lacérés, brûlés. Les dalles sépulcrales avaient été renversées, les cercueils brisés, les ossements jetés à la fosse commune ou éparpillés sur le sol. L'autel pourtant et le tabernacle étaient restés debout, et l'on avait épargné les orgues !

Ce fut alors, sans doute, que l'on constata l'existence d'une vaste fosse creusée dans le milieu de l'église.

D'après une tradition qui a toujours eu cours dans la maison, cette fosse aurait été creusée pour y recevoir les corps des victimes qui devaient être égorgées, par les ordres de Robespierre, dans la nuit du 9 au 10 thermidor. Mais rien ne prouve qu'elle eût cette destination. Personne n'a vu les ouvriers y travailler dans cette nuit terrible. Ensuite il n'est nullement prouvé que Robespierre eût ordonné le massacre des prisonniers. Plusieurs prétendent même qu'à ce moment il voulait mettre un terme au régime de la Terreur. Les historiens les mieux renseignés et les plus impartiaux — Wallon, par exemple, — signalent le bruit répandu dans les prisons d'un égorgement général, mais ne disent rien des ordres qu'auraient donnés, dans ce but abominable, le Comité de salut public, et Robespierre qui en était l'âme. À cette époque, ce tribunal avait été organisé de telle sorte, qu'on pouvait envoyer 150 suspects par jour à la guillotine. Cette septembrisation, dissimulée sous des apparences judiciaires, avait l'avantage d'arriver à un prompt désencombrement des prisons, sans trop brusquer l'opinion publique. On sait combien elle était alors émue au spectacle révoltant des fournées de victimes, de plus en plus nombreuses, conduites chaque jour à l'échafaud. Nous sommes portés à croire que ce vaste trou avait été creusé par les chercheurs de trésors cachés et les voleurs de plomb des cercueils.

Dans l'impossibilité de se servir pour le culte de cette église profanée, ces Dames continuèrent à faire leurs exercices de piété dans la petite chapelle improvisée de l'infirmerie.

À partir du jour de leur libération, elles cessèrent de recevoir la pension à laquelle chacune d'elles avait droit en vertu des décrets de la Convention.

Comment vivaient alors les chanoinesses et les Bénédictines ? Sans doute comme les Dames conceptionnistes, elles vivaient d'emprunts.

Quarante sous par jour. — Mais le 25 germinal (17 avril 1795), sur un rapport du Comité de secours publics, la Convention décréta que les religieuses anglaises des différentes communautés établies en France, dont les biens avaient été séquestrés, recevraient, sur les fonds mis à la disposition de cette commission, une somme de 40 sous par jour, pour chaque individu, jusqu'à ce qu'il eût été statué définitivement sur le séquestre de leurs propriétés. Ces secours journaliers devaient courir à partir du jour où les individus qui devaient les toucher avaient cessé d'en recevoir de la République.

Restitution provisoire. — Le fait est que le 22 prairial suivant (le 10 juin 1795), le directeur de l'enregistrement et des domaines prévenait le citoyen Herbier, receveur des domaines nationaux, que le Comité des finances avait accordé aux Anglaises établies à Paris, rue des Fossés-Saint-Victor, la remise de tous les effets mobiliers et immobiliers qui leur avaient été enlevés, ainsi que le remboursement des rentes provenant du produit de toutes leurs propriétés. Le fondé de pouvoir de ces Dames devait en donner quittance. Mais il était bien entendu que cette remise n'était que provisoire et que la Convention statuerait plus tard définitivement sur le fonds des propriétés. Le receveur des domaines devait retenir sur le produit de ces biens les frais de séquestre et d'adjudication.

La même faveur — si l'on peut donner ce nom à une restitution et surtout à une restitution provisoire — fut accordée, sans doute, aux deux autres communautés.

Préparatifs de départ. — Quoi qu'il en soit, les Dames chanoinesses exceptées, les autres religieuses firent leurs préparatifs de départ.

Mais on ne quittait pas la France quand on voulait, à cette époque ; il fallait un passeport, et c'était une affaire d'État pour l'obtenir. Enfin, après bien des difficultés, elles y parvinrent.

Le jour du départ fut fixé au 23 juin.

Invitation à dîner. — Ce jour-là, Mme Lancaster voulut avoir toutes les religieuses à dîner au réfectoire. Le repas fut triste et joyeux tout à la fois. Les unes allaient rentrer dans leur couvent, les autres, regagner la patrie ; mais on avait vécu sept longs mois ensemble ; ensemble on avait prié et souffert ; et ce sont là des attaches qui ne se brisent pas sans émouvoir profondément la sensibilité. La bonne sœur bénédictine qui nous a fourni tant de détails sur le couvent nous le dit : «Aussitôt après dîner, nous fîmes nos adieux avec beaucoup de larmes des deux côtés, et le Père Prieur de St. Edmund, le R. P. Parker, nous conduisit à la voiture».

Les Bénédictines vendirent tout ce qu'elles purent vendre pour payer leur voyage, et elles se rendirent en Angleterre par Calais.

Elles emmenaient avec elles trois religieuses conceptionnistes, et en outre, Miss Beaston, Mrs Blount et ses deux filles.

Bientôt elles arrivèrent à Londres et la même année elles s'établirent à Marnhull dans le Dorsetshire. En 1807, elles vinrent à Cannington près de Bridgwater dans le Somersetshire. En 1836, elles habitèrent Aston Hall dans le Staffordshire, et enfin en 1837, elles se fixèrent à St. Benedict's Priory, Colwich.

Celles des Conceptionnistes qui restèrent à Paris se retirèrent dans leur maison de la rue de Charenton au faubourg Saint-Antoine. Elles partirent pour l'Angleterre en 1800, le 29 janvier, avec leur aumônier M. Shelley, après le décret de confiscation des biens des maisons religieuses anglaises édicté par le Directoire exécutif en 1799.

Quant aux huit religieuses françaises prisonnières avec ces Dames, nous ne savons d'elles que ce que nous en avons dit plus haut. Il se pourrait pourtant que deux d'entre elles fussent restées au couvent et se fussent utilisées au pensionnat à sa réouverture.


Confiscation des biens.

Cherté des vivres. — Les Dames chanoinesses avaient été rendues enfin à elles-mêmes, mais leur position était loin d'être brillante. Une lettre de Mme Canning, la dépositaire, à Mrs Blount sa sœur, nous met à même de juger de la situation précaire de la communauté.

«Nous avons recouvré nos titres, dit-elle, et nous jouissons de nos revenus ; c'est là un point important. Mais il nous faudra du temps et de la patience pour nous faire rendre tout ce qui nous a été pris.

N'en doutez pas, nous finirons par y arriver, si nous pouvons vivre ; mais le prix exorbitant des subsistances me fait trembler. La viande coûte, par livre en poids, dix-huit à vingt livres en monnaie ; le beurre, entre cinquante et soixante ; les œufs, quarante-cinq sous la pièce. On paie vingt livres la bouteille du plus mauvais vin ; plus de cinquante, la livre de chandelles. Et le bois ! la pire espèce, sept cents livres ; la meilleure, neuf cents pour une simple charge. Les pommes de terre elles-mêmes, que je trouvais chères l'hiver dernier à cinq livres le boisseau, en coûtent maintenant cinquante (32).

Je veux bien espérer que les choses ne dureront pas toujours ainsi, mais vous savez ? C'est maintenant une bien vieille histoire ; nous l'avons redite si longtemps ! Qui sait ce que nous ménage la nouvelle législature ? Pour le moment tout est tranquille. La dernière tempête n'est pas venue jusqu'à nous : Dieu soit béni !»

Les secours. — Mme Canning parle des revenus de la maison, mais nous n'en connaissons la valeur. Cette dame nous l'apprend elle-même dans une autre lettre.

«Notre revenu, dit-elle, ne s'élève pas à cinq livres sterling. — Our whole revenue here is not worth five pounds». Avec les ridicules sommes que la communauté recevait d'Angleterre, elle avait juste de quoi mourir de faim.

Heureusement elle avait en France des amis qui lui venaient en aide. On connait déjà les deux Contat, ces actrices de la Comédie-Française qui furent prisonnières au couvent. Maintenant rendues à leur art, elles n'avaient point oublié avec quelle bonté elles avaient été traitées par les Dames Anglaises. À la nouvelle de leur état de détresse, Louise et Émilie s'empressèrent d'envoyer à la pauvre communauté des provisions de toutes sortes. Une domestique, Marie-Anne Buchot, qui avait voulu partager la captivité des religieuses, s'ingéniait de toutes les manières pour leur procurer quelques moyens de subsistance, lorsqu'elles manquaient de tout ; et leur ancien médecin, M. Bouhy, faisait aussi son possible pour les secourir.

Cette nouvelle législature dont parle Mme Canning était la Constitution de l'an III, décrétée par la Convention, le 5 fructidor (22 août 1795), sanctionnée par le peuple le 23 septembre, 1er jour de l'an IV, et par le canon du général Bonaparte douze jours après.

Réouverture du pensionnat. — Ces Dames eurent alors environ quatre années de répit. On fit mille efforts pour sortir de la misère ; on restaura aussi bien que l'on put les bâtiments ; on organisa une petite chapelle, et l'on annonça la réouverture du pensionnat. Bientôt les familles répondirent à l'appel, et les classes reprirent leur cours avec l'aide de deux religieuses françaises. Très probablement elles étaient du nombre des huit dont nous avons parlé plus haut. Le pensionnat compta bientôt trente élèves. C'était de la prospérité, et, après ces quatre ans de jouissance paisible de leurs propriétés, ces Dames purent penser que, de ce côté, elles ne seraient plus inquiétées.

C'était une douce erreur.

Les élections de l'an VII pour le renouvellement des Conseils avaient été favorables aux Jacobins, qui regagnaient ainsi le terrain perdu. On ne tarda pas à ressentir l'effet de leur présence aux affaires.

Arrêté du 22 juillet 1799. — Voici le résumé de l'arrêté que, le 5 thermidor an VII (22 juillet 1799), le Directoire exécutif prenait au sujet des biens des «ci-devant Religieuses Anglaises de la rue Victor et de la rue de Lourcine (33), et de tous autres établissements étrangers situés en France».

Ces biens devaient être régis et administrés comme les autres biens nationaux.

Les membres de ces établissements étaient tenus d'évacuer les maisons qu'ils occupaient, de faire remise de tous leurs titres de propriété, et de prêter serment qu'ils n'en retenaient aucun ; et cela, dans un délai de dix jours à partir de la notification qui leur serait faite de l'arrêté.

Ils ne seront ni recherchés ni inquiétés, «pour raison des fruits des biens dépendant desdits établissements qu'ils peuvent avoir touchés jusqu'à ce jour» ; mais tous ces biens «seront incessamment mis en vente et adjugés dans la forme et aux conditions prescrites par les lois relatives à la vente des biens nationaux».

Nous laissons à penser quelle commotion produisit, en ces pauvres religieuses, ce coup de foudre qui les surprenait dans la plus profonde quiétude.

Tous les biens de ces Dames vendus. — La première séance d'enchères fut fixée, par une affiche, au 3 vendémiaire an VIII (24 septembre 1799), à 11 heures du matin, et l'adjudication définitive, à la même heure, le 7 du même mois. Tous les biens de ces Dames furent ainsi vendus, à l'exception d'une parcelle de terrain qu'elles possédaient au faubourg Saint-Antoine, et qui échappa à cette razzia on ne sait comment.

L'acquéreur de la maison conventuelle était un certain citoyen Lenoir.

Les amis de ces Dames les pressaient de partir pour l'Angleterre et de s'éloigner d'un pays où il n'y avait plus de sécurité pour elles. C'était chose peu difficile à leur persuader, et elles songèrent à quitter la France.

Lenoir se montra d'assez bonne composition, et leur laissa tout le temps nécessaire pour leurs préparatifs de départ.

Préparatifs de départ. — Elles firent leur demande de passeports et commencèrent l'emballage de leur mobilier. Leurs amis d'Angleterre, entre autres Mrs Blount et un M. Coghland, se chargèrent de leur trouver un gîte. Dès le 5 novembre, M. Coghland avait reçu avis de l'arrivée des bagages à Calais. Leurs propriétaires devaient les suivre de près. Mais les passeports se faisaient attendre. C'est seulement en janvier 1800 qu'ils furent délivrés.

Constitution de l'an VIII. — Dans cet intervalle de temps, les choses avaient bien changé en France. Bonaparte, menacé d'être mis hors la loi, au Conseil des Cinq-Cents, à Saint-Cloud, les avait fait mettre à la porte par ses grenadiers. Un consulat provisoire avait été institué d'où sortait, le 24 décembre, la Constitution de l'an VIII, inspirée par Bonaparte lui-même. Il était devenu Premier Consul et s'était adjoint Cambacérès et Lebrun.

On ne part pas. — Des mesures réparatrices ramenèrent la confiance. Ceux qui avaient conseillé à ces Dames de quitter la France les engageaient maintenant à y rester. Le consul Lebrun, qui voyait Mme Lancaster pour laquelle il professait une profonde estime, ne voulait pas que la communauté partit. Ces Dames crurent que le moment était venu de présenter au gouvernement leurs réclamations contre la spoliation dont elles avaient été victimes, et elles entreprirent des démarches actives en ce sens. C'était une raison pour ne pas quitter Paris. Mais il y en avait une autre qui ne pesa pas moins dans la détermination qu'elles prirent d'y rester.

On était en décembre : l'hiver était fort rigoureux. La santé de Mme Lancaster était chancelante ; ses infirmités pouvaient lui rendre les cahotements de la voiture très pénibles. Ses médecins pensaient qu'elle ne supporterait peut-être pas un voyage en Angleterre.

«Pour cette raison, dit Mme Canning dans une lettre adressée à sa sœur au commencement de 1800, nous nous sommes déterminées, de la première à la dernière, à rester avec elle, quoi qu'il arrive. Certainement elle mérite bien cette preuve d'attachement».

Misère et réclamations. — Dans cette lettre, elle rendait compte succinctement, à Mme Blount, des affaires de la maison.

«Le consul Lebrun me disait, il y a quelques jours, lorsque j'allais le solliciter de terminer nos affaires et de nous faire rendre justice, qu'il verrait l'acquéreur de notre maison, et qu'il ferait tous ses efforts pour le faire consentir à l'acceptation d'une autre propriété eu échange de la nôtre ; mais que, s'il ne réusissait pas, il nous fallait demander une autre maison. C'est à cela que nous devions borner nos espérances jusqu'à la paix». Et elle ajoute : «Assurément, c'est un peu dur : le logement n'est pas le vivre. Cependant, pour nous tirer d'affaire, nous pourrons prendre des pensionnaires. Je suis néanmoins contente de savoir ce que nous pouvons espérer. Il se passera nécessairement du temps avant que nos affaires soient arrangées ; et si nos amis, dans votre coin du monde, nous venaient quelque peu en aide, cela nous serait vraiment fort agréable. Assez sur ce sujet. Vous le savez, je suis trop orgueilleuse pour être une bonne mendiante».

Il est certain que ces Dames étaient loin d'être à l'aise en ce moment ; et que, sans être absolument réduites à la misère noire par où elles avaient passé quelques années auparavant, elles en étaient à chercher les moyens de vivre. Nous le tenons encore de Mme Canning dans la même lettre. «Les Haptons sont allés vivre à Versailles. Leur position s'est améliorée depuis que leur fille donne des leçons d'anglais. M. Parker en fait autant, s'en acquitte supérieurement et a une quantité d'élèves. Il n'est donc pas à plaindre. Nous pourrions — quelques-unes du moins — user du même moyen ; mais courir d'une maison à l'autre est, selon moi, une vie de trop grande dissipation pour une religieuse : il faudrait que nous y fussions contraintes par la nécessité.»

Les réclamations faites d'abord par les Dames Anglaises portaient sur la totalité de leurs propriétés. Elles demandaient, comme un acte de stricte justice, que ces propriétés leur fussent purement et simplement rendues.

Arrêté des Consuls du 8 mars 1800. — L'affaire avait été portée au Conseil d'État, et, ce Conseil entendu, voici l'arrêté des consuls en date du 8 mars 1800 (18 thermidor an VIII) :

Art. I. — Il est sursis à toute vente des biens appartenant aux Dames Anglaises, établies à Paris, rue des Fossés-Saint-Victor.

Art. II. — Lesdites Dames sont provisoirement autorisées à rentrer en jouissance de ceux de leurs biens qui n'ont pas été vendus en exécution de l'arrêté du 5 thermidor an VIII.

Art. III. — Le ministre des finances est chargé de l'exécution du présent décret.

Le Premier Consul.

Signé : BONAPARTE.

Jouissance provisoire. — Cet arrêté était bien loin, comme on le voit, du compte de ces Dames. Comme le disait Mme Canning dans l'une de ses lettres : «Cela se réduisait à presque rien». Et en effet, sauf la parcelle de terrain du faubourg Saint-Antoine qui avait échappé à la vente, tout ce qu'elles possédaient avait passé aux acquéreurs de biens nationaux.

Mais, comme cet arrêté s'appliquait uniquement à elles et qu'il pouvait être utile à d'autres établissements frappés par l'inique décret du 7 novembre 1790, elles firent les derniers efforts pour obtenir qu'on lui donnât plus d'extension, «Ce qui n'est pas encore fait, dit Mme Canning ; mais ce qui se fera, nous l'espérons».

En même temps qu'elles sollicitaient pour autrui, elles continuaient à solliciter pour elles-mêmes. Toutefois elles avaient singulièrement réduit et modifié leurs réclamations.

Pendant ce temps-là, Lenoir, l'acquéreur de la maison de la rue des Fossés-Saint-Victor, exigeait qu'on expulsât ces Dames qui lui devaient leur loyer depuis la vente de la maison, ou qu'on lui donnât, à dire d'experts, sur d'autres biens nationaux, une valeur équivalente à celle de l'achat. Aussi, tout en réclamant la restitution de leur maison claustrale, ces Dames demandaient-elles en même temps des indemnités pour l'acquéreur.

Renouvellement des passeports. — «Mais, dit Mme Canning, il y a tant d'entraves et de difficultés, que nous désespérons quelquefois de réussir. C'est pourquoi nous laissons toujours nos effets à Calais, et nous avons fait une nouvelle demande de passeports».

À la fin de mai, elles étaient tout à fait à bout d'espérance ; on n'avait plus à craindre pour Mme la Supérieure les dangers d'un voyage d'hiver ; viennent les passeports, et l'on prendra le chemin de l'Angleterre.

Retour des bagages de Calais. — La Providence en avait décidé autrement. Le gouvernement consulaire se montrait de plus en plus fort contre le jacobinisme. La confiance dans les pouvoirs publics grandissait de jour en jour. Elle finit par gagner nos religieuses. Au mois d'août 1800, elles faisaient revenir leurs bagages de Calais. Ils y avaient passé neuf mois.


Relèvement.

État numérique de la communauté. — Réouverture du pensionnat. — Jouissance provisoire. — Visites de prêtres anglais. — Mgr de Belloy. — La chapelle. — Les reliques. — M. Lejeas, supérieur. — L'association des Dames Anglaises provisoirement autorisée. — Reprise du costume religieux. — Ces Dames envoyées en possession définitive de leur maison claustrale. — Mort de Mme Lancaster.

Réouverture du pensionnat. — L'année 1801 fut plus heureuse pour la communauté. Elle était, il est vrai, singulièrement réduite, ne comptant que dix religieuses de chœur et trois converses. Pas d'aumônier encore. Un Franciscain irlandais, le R. P. Hicky, et l'ex-prieur des Bénédictins de Paris, le R. P. Parker, donnaient charitablement à ces Dames les secours de leur ministère. Mais on avait rouvert le pensionnat, et si les élèves anglaises n'y venaient point encore, la paix n'étant pas faite avec l'Angleterre, les Françaises commençaient à s'y faire inscrire.

Cette paix tant désirée, on en signait les préliminaires à Londres, le 1er décembre, et, le 25 mars 1802, elle devenait définitive. On pouvait du moins le penser.

Ce fut une bonne année pour le couvent. Le pensionnat s'accrut encore et les affaires de ces Dames prirent une heureuse tournure.

Jouissance provisoire. — Le 18 floréal an X (7 mai 1802), entre les divers projets de loi présentés au Tribunat par le conseiller d'État Regnaud de Saint-Jean d'Angély, se trouvait le suivant :

«Il sera donné au citoyen Lenoir, à titre d'échange, et pour lui tenir lieu des bâtiments provenant des Religieuses Anglaises, rue des Fossés-Saint-Victor, qu'il a acquis au mois de vendémiaire an VIII, des maisons ou bâtiments dépendants du domaine national, d'une valeur égale à celle de l'objet par lui acquis. La valeur respective des objets échangés sera constatée par experts, et le contrat de cession passé au citoyen Lenoir, dans la forme accoutumée».

Dans l'exposé des motifs du projet de loi, Regnaud de Saint-Jean d'Angély faisait remarquer qu'il ne s'agissait pas de statuer sur l'ensemble de la réclamation des Dames Anglaises, laquelle embrassait la restitution de tous leurs biens, mais seulement sur ce qui regardait leur maison d'habitation acquise par Lenoir.

L'acquéreur demandait ou qu'on le mit en jouissance immédiate, ou qu'on le désintéressât par la cession d'une valeur égale à celle de l'objet acquis par lui.

Dans le premier cas, «il fallait laisser sans asile sans ressources, des femmes déjà assez malheureuses par la privation d'une partie considérable de leurs biens». Dans le second, on se mettait «à même de les laisser jouir provisoirement de l'habitation qu'elles possédaient depuis leur fondation ; on leur conservait un abri ; on se montrait juste envers un acquéreur de domaines nationaux, qui avait jusqu'ici renoncé à la jouissance de ses droits pendant 30 mois, pour seconder la bienfaisance et faciliter la justice du gouvernement».

Ainsi dans le projet de loi, non seulement il ne s'agit pas d'une restitution complète des biens de ces Dames, mais il n'est question que de leur laisser la jouissance provisoire de leur maison claustrale. La conclusion de l'exposé est fort claire sur ce point.

«Il ne résultera de la loi d'échange que la justice rendue à l'acquéreur, et la continuation de jouissance par les religieuses de leur maison d'habitation, sans cependant qu'on leur en rende la propriété, en attendant une décision définitive».

Trois jours après (23 floréal), Sédillez, au nom de la section de l'Intérieur, demanda un ajournement de discussion sur le projet de loi qui concernait les Dames Anglaises. Mais, le 25 floréal suivant (15 mai), le projet fut adopté (34).

Ce n'était certainement pas ce que ces Dames demandaient, mais c'était un grand pas fait sur l'arrêté du 18 mars 1800. Cet arrêté ne leur laissait que la jouissance de cette misérable parcelle de terre du faubourg Saint-Antoine dont nous avons parlé plus haut. Le projet de loi du 20 floréal, en désintéressant l'acquéreur Lenoir, les laissait en jouissance de leur maison d'habitation, et elles pouvaient espérer en recouvrer plus facilement la possession.

Visites de prêtres anglais. — Depuis la signature de la paix, les Anglais venaient en foule en France, et parmi eux beaucoup de prêtres. Tous ces bons ecclésiastiques avaient entendu parler de cette communauté des chanoinesses de la rue des Fossés-Saint-Victor, qui avait traversé la Révolution tout entière sans quitter son cloître et sans perdre une goutte de sang. Ces Dames étaient devenues pour eux un objet de pieuse curiosité, et il paraît qu'au mois de juin 1802 — c'est du moins ce que nous lisons dans une note du Journal, — ils venaient à la maison en quelque sorte comme en un lieu de pèlerinage.

De retour dans leur pays, songèrent-ils à envoyer au couvent des élèves d'Angleterre ? Nous ne pouvons le dire. Ce que nous savons, c'est que le pensionnat s'accroissait toujours ; mais il se remplissait surtout de jeunes Françaises. Lebrun y avait placé sa fille, et le premier consul témoignait un intérêt particulier à la maison. On dit même qu'il y envoya plus d'une élève.

Visite de Mgr de Belloy, archevêque de Paris. — Depuis 1801, le culte catholique était redevenu public en France. Le 18 avril (28 germinal) on fit l'inauguration solennelle du Concordat dans la cathédrale de Notre-Dame. Mgr de Belloy fut installé sur le siège du diocèse de Paris.

Sa visite, le 28 octobre de cette année, fut un événement dans le pauvre monastère. Depuis si longtemps on n'y avait pas vu d'évêque ! Le fait paraît si extraordinaire, qu'on en marque l'heure dans le document que nous avons sous les yeux. C'était entre 5 et 6 heures du soir.

L'archevêque arriva, accompagné d'un grand vicaire et de son secrétaire. La Révérende Mère Supérieure, Mme Lancaster, va le recevoir. On sonne la cloche d'appel. Les religieuses, les élèves du pensionnat, tous les habitants de la maison se réunissent à l'ouvroir. Et dans cette même salle où, neuf ans auparavant, ces Dames avaient entendu, de la bouche d'un savetier et d'un chanteur, le décret de la Convention qui les déclarait prisonnières et les dépouillait de leurs biens, elles écoutaient avec attendrissement les paroles de paternelle bonté que leur adressait leur archevêque, et tombaient à genoux à ses pieds pour recevoir sa bénédiction.

La chapelle. — Cependant elles s'étaient occupées de la restauration de leur église. Le 4 avril 1803, la bénédiction solennelle en fut faite par M. Hure, curé de Saint-Nicolas, qui y dit la messe. Ce fut grande fête ce jour-là. Depuis dix ans cette maison de Dieu était restée dans la désolation. Aujourd'hui on ne lui rendait pas sa première splendeur ; du moins, celles qui en avaient toujours fait le plus bel ornement s'y réinstallaient, et, à partir de ce jour, elles ne cessèrent plus d'y faire entendre les louanges de Dieu. La fête de l'église eut aussi son écho au réfectoire, et M. le curé de Saint-Nicolas y fut invité à dîner.

Les reliques. — Dès lors toutes les reliques qui avaient été soustraites à la profanation et au pillage furent de nouveau placées en lieu convenable, après avoir été vérifiées par l'autorité diocésaine. Celles de saint Justin, que la reine d'Angleterre avait autrefois données à ces Dames, et qui avaient été retirées de leur reliquaire aux mauvais jours, furent mises dans une châsse nouvelle et déposées dans le sanctuaire par M. Émery, grand vicaire de l'archevêque de Paris. Depuis ce temps-là, on n'a pas cessé de célébrer la fête de saint Justin le deuxième dimanche après Pâques, lorsqu'il est libre, et d'en faire l'octave ; mais les processions en son honneur n'ont plus lieu aujourd'hui.

Quand la paix d'Amiens fut signée en mars 1802, il était peut-être facile de prévoir qu'elle ne serait pas de très longue durée. Et en effet, quatorze mois après, elle était rompue. Disons tout de suite que le couvent n'eut rien à souffrir de la nouvelle rupture de nos relations avec l'Angleterre.

Premier décret de l'empereur. — Un mois après la proclamation de l'Empire, le 30 prairial an XII (18 juin 1804), le décret suivant était rendu par l'empereur au palais de Saint-Cloud :

«L'article V de la loi du 16 vendémiaire de l'an V, et l'article II de celle du 9 pluviôse suivant, qui ont maintenu les hospices civils dans la jouissance des rentes qui leur étaient dues par le trésor public, sont déclarés applicables aux collèges et séminaires anglais, écossais et irlandais, établis en France, et à la communauté des religieuses anglaises de la rue des Fossés-Saint-Victor. En conséquence, les rentes appartenant auxdits collèges, séminaires et communauté, sur l'État et les corporations auxquelles la République a succédé, seront liquidées sans délai, par le directeur général de la liquidation, suivant et conformément aux lois sur la liquidation de la dette publique ; et, dans le cas où quelques parties des dites rentes se trouveraient amorties ou inscrites au nom de la République, elles seront rétablies au crédit des dits établissements».

Nomination de M. Lejeas comme supérieur ecclésiastique. — En 1805, le monastère revenant peu à peu à la vie, Mme Lancaster, au nom de toutes les religieuses, fit la demande d'un supérieur ecclésiastique à Mgr le cardinal de Belloy et désigna spécialement M. Lejeas, vicaire général et membre de la Légion d'honneur. Le cardinal souscrivit à cette demande et, par une lettre du 27 septembre, M. Lejeas fut nommé supérieur de la maison.

Deuxième décret de l'empereur. — En 1806, le 11 juin, un décret de Napoléon, empereur des Français et roi d'Italie, autorisa provisoirement l'association religieuse des Dames Anglaises établies à Paris rue des Fossés-Saint-Victor, et, en même temps, celle des Dames de Bruges, associations «qui ont pour but d'offrir un asile hospitalier aux Anglaises catholiques expatriées pour cause de religion, ensemble de former les jeunes filles aux bonnes mœurs, aux vertus chrétiennes et aux devoirs de leur état».

Cette association était placée pour la discipline intérieure, par l'article II du décret, sous la surveillance des évêques diocésains ; et, en vertu de l'article III, les statuts devaient en être soumis à l'approbation impériale. Enfin l'article V autorisait ces Dames à admettre de nouvelles associées, en se conformant aux conditions exprimées par ces statuts et aux lois de l'Empire qui prohibaient les vœux solennels.

Les statuts, rédigés en 20 articles, furent approuvés par le cardinal de Belloy et déposés entre les mains de Son Excellence le Ministre des Cultes.

Reprise du costume religieux. — Le 24 juin de cette même année, jour de la Nativité de saint Jean-Baptiste, il y eut une grande joie au monastère. Toutes ces Dames parurent à l'office revêtues de l'habit religieux dont le port, treize ans auparavant, leur avait été si brutalement interdit.

Troisième décret de l'empereur. — Enfin, un acte de justice longtemps attendu fut accompli par l'empereur, le 31 juillet. À cette date, au palais de Saint-Cloud, Napoléon signait le décret dont voici le premier article, le second se rapportant simplement à son exécution par les ministres.

«Les Dames Anglaises établies à Paris, rue des Fossés-Saint-Victor, sont définitivement envoyées en possession de ceux de leurs biens qui n'ont pas été vendus en exécution de l'arrêté du 5 thermidor an VII, et dont la jouissance provisoire leur avait été accordée par arrêté du gouvernement du 18 ventôse an VIII».

Lenoir ayant consenti à un échange, les Dames Anglaises par le décret ci-dessus rentrèrent dans la possession de leur maison claustrale. Mais elles perdirent leur propriété du faubourg Saint-Antoine.

Mort de Mme Lancaster. — Un peu plus de deux ans de vie restait encore à Mme Lancaster, qui s'éteignit en 1808, le 22 mai, à l'âge de soixante-quinze ans, après cinquante-sept ans et dix mois de profession religieuse.

Mme Frances-Louisa Lancaster fut de toutes manières, par son intelligence, son caractère, sa fermeté, son amour de la règle et l'ensemble de ses vertus religieuses, l'une des supérieures les plus remarquables du monastère. Aimée et profondément respectée de toutes ses filles, elle gouverna la maison pendant environ quarante-trois ans, et sut maintenir l'esprit religieux et faire pratiquer la règle — autant que cela était possible du moins — pendant les plus mauvais jours de la Terreur. Par son activité, son énergie, sa persévérance, aidée du reste en cela par Mme Canning, femme du plus haut mérite, elle sauva le monastère de la ruine la plus complète.

Frances-Louisa Lancaster prit l'habit de postulante le 2 février 1749. Le 8 mai de la même année, elle fit sa prise d'habit religieux, et, le 2 juillet 1750, elle prononça ses vœux entre les mains de Mme Alipia Witham. Elle avait alors dix-sept ans.

Nous ne la voyons occuper aucune charge dans la maison avant son élection à la supériorité. Il est probable qu'elle fut jusque-là simple maîtresse de classe.

Elle avait trente-deux ans lorsqu'elle fut élue supérieure pour la première fois, le 13 août 1765. Elle fut réélue huit fois, mais entre la 7e en 1789, et la 8e, en 1806, dix-sept ans s'écoulèrent qui furent les plus douloureux de ce long gouvernement et de toute la durée du monastère.

En 1781, elle tomba dangereusement malade, et le 13 mai on lui administra le saint viatique et l'extreme-onction. Elle se rétablit pourtant ; mais au mois de décembre, elle prit une fluxion de poitrine, et on la croyait si bien perdue, qu'on lui donna de nouveau les derniers sacrements. Sa robuste constitution la sauva encore une fois et lui assura assez de forces pour lui faire traverser les épreuves de notre terrible Révolution.

À l'interrogatoire que durent subir les religieuses, le 30 juin 1790, elle passa la dernière, mais aucune de ses sœurs ne fit une réponse plus digne et plus ferme. C'est avec sa foi, sa conscience, le sentiment de sa responsabilité, de son devoir, de son honneur et de sa liberté, qu'elle parle. Tout cela vibre à la fois dans chaque mot de son petit discours qui s'élève par là à toute la hauteur des accents les plus nobles de l'éloquence chrétienne.

Cependant les épreuves terribles que traversa la communauté, pendant la Révolution, ébranlèrent la santé de Mme Lancaster, et lui apportèrent de nombreuses infirmités dont elle ne se releva jamais.

Dans ses dernières années ici-bas, elle eut le bonheur de voir sa communauté reprendre possession de ce cher couvent de la rue des Fossés-Saint-Victor où s'étaient concentrées les plus grandes joies et les plus grandes douleurs de sa vie. Ses religieuses reprenaient la livrée sainte ; la chapelle se rouvrait au culte ; le pensionnat se peuplait d'une nouvelle génération.

C'était une résurrection, l'aurore d'un jour nouveau et plein d'espérances. La vieille mère avait reçu la récompense temporelle de sa foi et de son courage. Elle pouvait maintenant mourir en paix et aller recevoir, dans un monde moins agité, une récompense plus digne encore de ses mérites et de ses vertus.

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[Notes de bas de page.]

1.  Archives nationales. Domaines ecclésiastiques. Comm. de femmes. Carton coté S., 4616-17.

2.  Archives parlementaires, Ier série, tome XIX, page 241 et seq.

3.  Archives parlementaires de 1787 à 1860, Ier série, tome XX, pages 67 et seq.

4.  La rédaction de cet alinéa laisse à penser que Trogoff doit porter toute la responsabilité de la reddition de la flotte française. Ce fut le comité représentant les sections de Toulon qui passa, avec l'amiral anglais Hood, un traité en vertu duquel le port, les forts et la flotte lui furent remis en dépôt au nom de Louis XVII proclamé roi de France. Trogoff ne signa pas ce traité, mais il en accepta les conséquences, et laissa les Anglais pénétrer librement dans la place.

5.  Pierre Bayle et Bauvais avaient été envoyés dans cette ville pour prévenir la réaction qui y grondait sourdement. Leur action fut sans succès. Bien au contraire, ils furent arrêtés et emprisonnés dans un fort. Or les Anglais n'étaient point entrés dans Toulon pour les délivrer, comme on le pense bien.

6.  Marguerite Carron de la Sonne ou Delassonne, veuve de Charles de Bourbon de Charolais.

7.  Alger, J. G., Englishmen in the Revolution, Londres, Sampson Low, 1889, page 156. — L'ouvrage de M. Alger nous a permis d'ajouter trois noms à notre liste de prisonnières aux Anglaises : Miss Betty Edgeworth, Mme de Chatellux et Mme de Mirabeau. Nous saisissons cette occasion de remercier M. Alger de nons avoir fourni des renseignements utiles au travail que nous publions.

8.  Bridier, A. (Éd.), Mémoires inédits de l'internonce à Paris pendant la Révolution. Mgr de Salamon..., Paris, Plon, 1890. — Nous avons emprunté à cette source quatre noms qui ne se trouvent pas dans la liste du couvent : Mme Blanchet, Mme de Champcenetz, Mme de Soyecourt, Mme Duchilleau.

9.  Wallon, H., Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris, avec le journal de ses actes, Paris, Hachette, 1881, tome V, page 95.

10. Liste du couvent.

11. Porel, P. & Monval, G., L'Odéon, histoire administrative, anecdotique et littéraire du second Théâtre français, Paris, Lemerre, 1876, tome I, page 124.

12. Ibid., page 125.

13. [À ce temps-là] Mme Canning était Dépositaire et non pas Supérieure, comme le dit George Sand.

14. Sand, G., Histoire de ma vie, Paris, Calmann-Lévy, 1876, tome I, page 88. — George Sand a été élevée chez les Dames Anglaises et s'y montra quelque temps d'une piété «tendre et exaltée».

15. Ibid., page 67.

16. Ibid., page 84.

17. Ibid., page 84.

18. Wallon, H., Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris, avec le journal de ses actes, Paris, Hachette, 1881, tome III, page 248.

19. Wallon, H., Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris, avec le journal de ses actes, Paris, Hachette, 1881, tome V, page 109.

20. Ibid., page 110.

21. Ibid., page 109.

22. Archives nationales, W, 436, dossier 589, pièce 6, d'après Wallon, H., Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris, Paris, Hachette, 1880, tome II, pages 468 et 469.

23. Wallon, H., Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris, Paris, Hachette, 1881, tome IV, page 337.

24. Duruy, V., Histoire de France, Paris, Hachette, 1858, tome II, page 577.

25. Husenbeth, F. C. (Éd.), Notices of the English colleges & convents established on the continent after the dissolution of religious houses in England. By the late Hon. Edward Petre, Norwich, Bacon & Kinnebrook, 1849, p.70.

26. Nous devons cet extrait des Annales des Dames bénédictines de St. Benedict's Priory (Colwich, Staffordshire) à l'obligeance de M. Bowen, leur aumônier. Nous lui renouvelons ici nos remerciements. [En 1928 ce prieuré fut élevé au rang d'une abbaye, et la maison fut rebaptisée St. Mary's Abbey.]

27. Archives nationales, carton coté 4618.

28. Wallon, H., Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris, Paris, Hachette, 1880, tome II, page 415.

29. Pour plus amples détails, voir Wallon, H., Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris, Paris, Hachette, 1880, tome II, pages 415 et 575.

30. [«We were very well off at the Fossés for nourishment» — Aux Fossés nous vivions dans l'aisance en ce qui concerne la nourriture.]

31. Ces mots : les trois communautés, prouveraient que les religieuses françaises n'étaient plus au couvent. La raison qui y retenait encore les Anglaises n'existait pas pour elles, et l'on ne voit pas pourquoi on les aurait gardées.

32. Il s'agit ici de valeurs en papier-monnaie, en assignats, et non en espèces métalliques.

33. Il s'agit ici des Bénédictines de la rue du Champ-de-l'Alouette [actuellement rue des Tanneries].

34.  Voir Archives parlementaires, tome III, Ier partie.


«Un Couvent de religieuses anglaises à Paris» :
Index ; Chapitre 9

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]