«LES BRÛLOTS ANGLAIS EN RADE DE L'ÎLE D'AIX (1809)» DE JULES SILVESTRE ;
CHAPITRE 4
IV. L'ESCADRE WILLAUMEZ
Le 21 février 1809, l'amiral Willaumez partit de Brest, avec une division de huit
vaisseaux et deux frégates ; des vaisseaux de Lorient et de Rochefort, ralliés
au passage, devaient former une deuxième division, et cette flotte, réunie sous
le commandement en chef de Willaumez, devait se rendre de Rochefort aux Antilles,
y jeter des secours en hommes, en munitions, en vivres, puis rejoindre le port
de Toulon.
Quand les vaisseaux de Brest se présentèrent devant Lorient, le 22, ceux de ce
port n'étaient pas prêts. S'arrêter à les attendre était dangereux : l'ennemi pouvait
être averti, — sa conduite, par le suite, a prouvé qu'il l'était, en effet, — surgir
au large, bloquer nos navires et ruiner l'entreprise dès ses débuts. C'est pourquoi
l'amiral résolut de continuer sa route vers les rades de la Charente, où il parvint sans encombre le 24 au matin.
Dans la nuit précédente, notre division avait rencontré un groupe de navires de
guerre anglais, qui passèrent à contre-bord, à portée de canon, mais sans oser
attaquer ni même accepter le combat, ce qui causa quelque surprise de notre côté,
où l'on avait pris les dispositions nécessaires.
Le 24, à sept heures du matin, l'escadre de Brest étant par le travers de la pointe
des Baleines, à la tête de l'île de Ré, on aperçut trois frégates françaises poursuivies
par toute la division du contre-amiral anglais Robert Stopford, sauf deux frégates
laissées en observation. C'était, du côté anglais, trois vaisseaux et une frégate ;
du côté français, la Calypso, capitaine Louis-Leon Jacob ; l'Italienne, capitaine
Pierre-Roch Jurien de la Gravière ; et la Cybèle, capitaine Raimond Cocault. Seules, de la division
de Lorient, elles avaient pu sortir, le 23 à neuf heures du matin, avec l'aide
d'embarcations qui les remorquaient, et venaient se ranger sous le pavillon de
Willaumez ; les trois vaisseaux et les frégates armées en flûte, qui complétaient
la division Troude, n'avaient pu prendre la mer faute de vent.
Menacées par des forces d'une supériorité si disproportionnée, nos frégates furent
s'embosser sous les batteries des Sables-d'Olonne et surent résister si bien à l'ennemi que celui-ci dut se retirer ; malheureusement elles restèrent échouées et furent perdues pour la marine militaire. Cependant ce combat des Sables-d'Olonne fit grand honneur, à juste titre, aux trois capitaines français. Au coucher du soleil, toute la division Stopford prenait son mouillage derrière Chassiron.
Mais la division de Rochefort n'était pas plus en état de prendre la mer que celle
de Lorient, la moitié seulement des équipages à bord et les navires mal espalmés.
C'étaient les vaisseaux : la Ville-de-Varsovie, le Patriote, le Jemmapes,
le Calcutta, en flûte, et les frégates la Pallas et l'Elbe, sous
le commandement supérieur du capitaine de vaisseau Jacques Bergeret.
Dans les rades de Rochefort, la sécurité paraissait devoir être complète à tous
égards ; d'autre part, il était indispensable de compléter la flotte, tant au point de
vue militaire, qu'en approvisionnements, en chargement ; on se résigna donc à attendre
au mouillage, et cette résolution, que cent bonnes raisons inspiraient, fut cause
d'un désastre.
Au moment même où nous écrivons ces lignes, nous avons sous les yeux, là, sur
notre table, quelques monnaies du roi George III: au revers elles présentent le dieu
de la mer, Neptune, et son trident, commandant aux flots. Il est certain que,
la part faite aux qualités britanniques, une fortune extraordinaire favorisa
nos ennemis. Le retard apporté à l'entreprise ordonnée par l'empereur dépassa
toutes les prévisions ; un de nos vaisseaux, le Jean-Bart, de la division
de Brest, se perdit dès le 26 février sur la pointe des Palles, et pourtant il
avait pour commandant Charles-Hélène Le Bozec, réputé le premier pilote et le meilleur manœuvrier
de France ; — chose plus grave encore : il s'établit entre le contre-amiral Willaumez
et le capitaine de vaisseau Bergeret, chef de la division de Rochefort, une mésintelligence
telle que le ministre n'y trouva d'autre remède que de relever l'un et l'autre
de leur commandement, et l'escadre fut placée provisoirement sous les ordres du
contre-amiral de Gourdon, en attendant le nouveau chef désigné, le contre-amiral
Allemand.
Allemand était à Toulon lorsque le 10 mars, à six heures
du matin, lui arriva l'ordre de se rendre à Rochefort pour prendre le commandement
en chef de la flotte. À une heure, le même jour, il montait en chaise de poste
et le 15 il était rendu à son poste. Le lendemain, 16, il recevait sa nomination
au grade de vice-amiral et arborait son pavillon sur le vaisseau l'Océan.
Le ministre pouvait croire ce choix justifié par le passé d'Allemand qui, en novembre 1801,
était sur la rade de l'île d'Aix, capitaine de vaisseau commandant l'Aigle
et chef de division.
Mais la situation était bien changée. Willaumez avait vu, dès le 25 février,
au coucher du soleil, arriver des renforts aux Anglais, dont les événements avaient
si singulièrement fait le jeu. Des conseils de guerre avaient été tenus à bord
du vaisseau-amiral, et consultés sur le parti qu'il convenait de prendre. Tous
les capitaines furent d'avis de courir à l'ennemi sans plus attendre. Un procès-verbal
fut signé de tous et envoyé au ministre. Que répondit celui-ci ? En tout cas l'amiral
se contenta de donner l'ordre de caler les mâts et de déverguer les voiles pour
offrir le moins d'aliments possible à l'incendie. C'était là ce que voulait l'Anglais,
mais pour d'autres effets.
C'est à Rochefort qu'il a projeté de porter d'abord tous ses efforts ; il a tout
préparé à cet effet, et voilà que, par un hasard véritablement complice, nous
y rassemblons le plus gros de nos forces sur le l'Océan. Cette circonstance était
bien faite pour exciter l'ardeur britannique ; aussi, en mars, l'amiral Gambier
part avec des vaisseaux, des frégates, des corvettes, des bricks et des bombardes,
et vient mouiller hardiment devant l'île d'Aix, dans la rade des Basques. Il ne
s'agit pas de livrer bataille ; il suffira d'établir un blocus, en attendant les
moyens d'incendier nos navires d'abord, l'arsenal ensuite, quoi qu'il en puisse
coûter.
Quand la flotte anglaise parut en vue de l'île d'Aix, elle comptait douze ou
treize vaisseaux, dix frégates, cinq corvettes et six bâtiments-transports. Dès
qu'il fut à la tête des forces françaises, l'amiral Allemand prit ses dispositions,
uniquement défensives, et quelles dispositions !... Les vaisseaux furent disposés
sur deux lignes parallèles, six et cinq, embossés Sud-quart-Sud-Est et Nord-quart-Nord-Ouest,
et endentés de façon à réserver autant que possible le jeu des pièces. Cet ordre,
évidemment vicieux, lui parut s'imposer par les dimensions de la rade, qui ne
permettaient pas d'établir l'escadre en ligne. Les vaisseaux de tête s'appuyèrent
à l'île d'Aix, afin que l'ennemi ne pût se frayer passage entre l'escadre et la
terre ; quant à nos frégates, l'Indienne prit place au centre et en avant
des lignes d'embossage, et les autres formèrent une avant-garde, avec ordre de
se replier en deuxième ligne en cas d'attaque.
Le 20, une péniche anglaise était venue sonder aux abords de Boyards. L'ennemi,
qui connaissait les vues de l'empereur sur ce point, croyait les travaux plus
avancés et craignait qu'ils ne fussent déjà en état d'être rapidement poussés
afin de couvrir notre escadre.
Le 22 mars, de nouveaux bâtiments vinrent grossir la flotte anglaise, et parmi
eux on reconnut des brûlots : ce n'était plus un combat qui se préparait, mais
une tentative d'incendie, avec, tout au plus, un coup de main contre l'île d'Aix.
L'amiral Allemand prit aussitôt les mesures qu'il jugea les meilleures : il
décida
d'établir en avant de ses lignes une double estacade (1) et, à cet effet, il
fit appel aux ressources qui pouvaient lui être fournies par le port de
Rochefort. Il faut avouer qu'il n'y trouva pas l'activité ni le bon vouloir que réclamaient
les circonstances, et ce fut là un argument dont, plus tard, il tira un parti
abusif, quand pour se justifier il prétendit que, malgré ses demandes, le préfet
maritime de Rochefort, l'amiral Martin, ne lui avait jamais donné une marque d'attention.
Nous trouvons la preuve du contraire dans une lettre de Martin à Allemand, datée
du 25 mars, et où il est dit : «Le parti que vous avez pris de former une estacade
en avant de votre première ligne d'embossage est une mesure très prudente, et
j'en ai moi-même donné l'exemple au golfe Jouan» (2). — Dans une autre lettre, au
capitaine de vaisseau Nicolas Barbier, directeur des mouvements du port, le préfet maritime
s'exprime ainsi, le 1er avril : «Il est bien étonnant que depuis le 24, que vous
avez reçu l'ordre de faire parvenir à l'île d'Aix les objets nécessaires pour
former une estacade, ces objets n'y soient point encore arrivés. Les circonstances actuelles prescrivent impérieusement que ces objets partent sur-le-champ. Je vous préviens que vous deviendrez personnellement responsable des retards qui occasionneraient quelque événement qu'on doit prévoir d'après l'avis dont je vous ai donné connaissance.
»Il paraît également que c'est votre Direction qui retient les objets nécessaires
pour l'armement des chaloupes de l'escadre. Faites travailler de suite, de jour et de nuit
s'il est nécessaire, pour que l'on n'ait aucune occasion de se plaindre de l'activité
du port de Rochefort».
Cette dernière lettre établit une circonstance des plus atténuantes en faveur
de l'amiral Allemand, mais elle rend bien inexplicable la conduite du ministre
Decrès qui, après le désastre des 11 et 12 avril, ne demanda aucun compte à Barbier,
si coupable, et volontairement coupable, puisqu'il était du nombre de ceux qui raillaient
la prudence de l'amiral, sa crainte des brûlots, le traitant de peureux et de
fou. Bien plus, Barbier fut désigné par le ministre pour faire partie du Conseil
de guerre appelé à juger quatre malheureux capitaines de l'escadre.
Quoi qu'il en soit, et en réunissant les moyens dont on put disposer, le capitaine
de frégate Pesron, chef d'état-major, réussit à établir l'estacade, et on se crut
à l'abri des brûlots, d'autant mieux qu'un service de continuelles rondes de nuit
y fut organisé pour la défense contre les chaloupes de l'ennemi.
Mais la flotte anglaise grossissait de jour en jour, et les navires qui lui arrivaient
étaient visiblement destinés à servir de brûlots. À la fin du mois de mars, elle
comptait douze vaisseaux, sept frégates, sept corvettes, quatre cotres, et le
reste formé de transports, bâtiments légers ou brûlots. Dès ce moment, on s'aperçut
que l'amiral Gambier, commandant des forces britanniques, faisait étudier la direction
des courants.
Allemand, qui suivait les manœuvres anglaises, ne pouvait plus garder de doutes.
À Paris, le ministre ne pouvait en avoir davantage, car les Anglais ne cachaient
plus leurs projets. Évidemment, la police impériale avait mis sous ses yeux les
journaux de Londres, notamment le British Critic qui, le 6 avril, disait : «On annonce une attaque pour détruire l'escadre française dans la rade des Basques.
Le colonel Congreve est parti avec des brûlots d'une invention nouvelle et promet
d'incendier les onze vaisseaux. Les esprits sont bien partagés sur cette expédition
et quelques personnes sont effrayées de voir ce qu'on enseigne à l'ennemi et qu'on
l'autorise à recourir au moyen le plus puissant de détruire notre marine. Vivons-nous
dans un siècle où une nation puisse cacher à une autre ces horribles découvertes
et se servir d'un moyen de destruction qui sera bientôt imité ou surpassé par
ceux qui en auront souffert ! Les Français sont-ils moins avancés que nous dans les
secrets destructeurs de la mécanique et de la chimie ? Ils montrent de l'horreur
pour ces compositions et ces machines que nous-mêmes nommons infernales ; faut-il
les forcer à y recourir par tous les motifs de la plus légitime vengeance ?
»On ne change pas impunément les lois de la guerre, ni celles du droit des gens.
Quel intérêt avons-nous à user des brûlots quand nous avons tant de vaisseaux
victorieux ?
»Nos plus belles flottes peuvent donc être, à leur tour, livrées à l'entreprise
de quelques intrépides incendiaires ? Les vieilles forteresses de notre île peuvent
donc s'abîmer en quelques heures dans les mers ?
»Voilà ce que le colonel Congreve et ce que notre ministre veulent apprendre à
un ennemi, dont nous avons tant à craindre le génie, la haine et le courage.»
Ou la police impériale était lente ou mal faite, ou le ministre Decrès ne comprit
pas immédiatement ; ce n'est que le 13 avril qu'il donna des ordres à Rochefort,
d'armer en toute hâte une flottille et d'attaquer l'ennemi, ordres étrangement
tardifs : le 13, notre flotte était détruite ou dispersée, et l'on avait entendu
jusqu'à Tours le bruit des explosions des brûlots.
Le 1er avril, la frégate anglaise l'Amélia et un brick avaient délogé les ouvriers
restés sur les travaux à Boyard. S'étant approchés, ils les canonnèrent, puis
envoyèrent des péniches, dont les équipages renversèrent les chèvres, les apparaux,
les jalons, bouleversèrent ou détruisirent tout. Ces péniches ne regagnèrent leurs
bords que lorsque les forts de l'île d'Aix et des Saumonards, les frégates françaises
d'avant-garde et des embarcations de la rade leur rendirent la situation périlleuse.
Le même jour, à une heure de l'après-midi, pour reconnaître la direction du courant,
l'ennemi jeta à la mer un baril de goudron enflammé, qui fut recueilli par un
canot envoyé par l'Elbe.
Le 3 avril, la flotte anglaise avait reçu de nouveaux transports et d'autres brûlots.
Le 5, une frégate osa venir en observation à portée de canon de notre escadre.
On fit, à cette occasion, l'expérience des dispositions prises par l'amiral Allemand.
L'Océan, le Cassard et le Régulus, de notre côté, voulurent
s'entraverser pour présenter leurs batteries à la frégate anglaise et, à cet effet,
ils portèrent des aussières l'un sur l'autre, car leurs grelins d'embossage ne
purent leur servir. Mais après être parvenus à s'entraverser, ils se trouvèrent
tellement masqués l'un par l'autre que le Régulus, tout en masquant l'Océan
complètement, ne put tirer que de trois pièces de l'arrière. C'eût été peu si
l'Anglais était venu attaquer, en rangeant les Palles. Mais l'ennemi ne songeait
point à une attaque de vive force ; ses observations faites, la frégate se retira
et cet reconnaissance fut suivie de l'envoi de barils de goudron enflammés, pour
vérifier la direction des courants, qui vinrent droit à l'estacade et, conséquemment,
sur notre escadre.
Le 8, les forces anglaises réunissaient soixante bâtiments. Le 10, on en comptait
soixante-douze.
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[Notes de bas de page.]
1. La deuxième, malheureusement, ne fut pas construite.
2. [Note de l'éditeur. Durant l'année 1794, la rade du Golfe va protéger les sept vaisseaux et quatre frégates commandés par le contre-amiral Martin, des flottes anglaise et espagnole, au nombre de trente
vaisseaux et quatre frégates. Malgré leur supériorité navale numériquement écrasante, les
Anglais et les Espagnols n'oseront pas affronter la petite flotte française embusquée dans le Golfe-Juan ; ancrés au large, l'ennemi a été finalement dispersé par un coup de vent, ce qui mettra fin au blocus. À propos, Pierre Martin (1752-1820) et Jacques Bedout (1751-1818) étaient les seules amiraux canadiens de la France impériale et révolutionnaire.]
«Les Brûlots anglais en rade de l'île d'Aix» :
Index et Carte ; Lexique ; Chapitre 5
[Dr R.
Peters : rpeters@wissensdrang.com]