«HISTOIRE DE L'ABBAYE ROYALE DE SAINT-PIERRE DE JUMIÈGES» ; 8


CHAPITRE 8. — Roger II, 39e abbé (1190). — Richard Ier, dit de la Mare, 40e abbé (1191). — Alexandre, 41e abbé (1198). — Notes de bas de page.


ROGER II, TRENTE-NEUVIÈME ABBÉ (1190).

[Après la mort de Robert IV, le trente-huitième abbé, qui mourut le 10 juin 1190], l'abbaye vaqua un mois et trois jours, après lesquels on élut Roger, qui y faisait l'office de cellérier depuis douze ans. Il ne vécut qu'environ quinze mois depuis son élection. Mais, durant ce peu de temps, il fit ce qui lui fut possible pour être toujours à la tête des exercices, et y prévenir par sa présence jusqu'au moindre relâchement. Le reste du temps, il s'appliquait à la prière et à la méditation des choses divines, tâchant de reparer les fautes qu'une vie dissipée et occupée des soins temporels lui avait pu faire commettre. Il se fit une loi de ne plus sortir du monastère pour quelqu'affaire que ce pût être ; et nous voyons, en effet, par deux actes dressés en son nom, l'an 1190, que toutes les affaires étaient traitées en chapitre et qu'on y appelait les personnes intéressées, ou qui voulaient faire du bien à l'abbaye (1). S'il ne pouvait honnêtement exiger qu'on fit le voyage de Jumièges, il envoyait des députés avec une procuration, et c'est encore ce que nous voyons être arrivé en 1191, à l'égard d'André Chalant, pour quelques prétentions à Ville-Juive, où Raoul, prieur de Saint-Martin de Boafle, et un de ses religieux, nommé Durand, stipulèrent pour l'abbé, en présence de Maurice, évêque de Paris, qu'ils avaient choisi pour juge. Roger mourut la même année, le 29 octobre, et fut enterré le lendemain dans le chapitre, au milieu d'un grand concours de peuple, que la reconnaissance y avait attiré (2).


RICHARD Ier, DIT LA MARE, QUARANTIÈME ABBÉ (1191).

Les religieux de Jumièges ne purent mieux réparer leur perte qu'en jetant les yeux sur Richard de la Mare, un de leurs confrères, homme d'un grand mérite et d'une piété reconnue. Il fut élu le 16 de décembre, après six semaines de vacance ; mais il ne fut pas sitôt béni, parce que Richard Ier, roi d'Angleterre et duc de Normandie, poussé par l'archevêque de Rouen, qui l'avait été joindre à Messine pour le voyage de la Terre-Sainte, avait désapprouvé, par ses lettres du 6 décembre de l'année précédente, adressées au sénéchal et aux baillis de la province, l'élection de Roger Mansel (3 ; c'est le nom que le Père Pommeraye donne au dernier abbé de Jumièges), comme ayant été faite sans la permission du prélat, ni du doyen de la cathédrale, qui gouvernait le diocèse en son absence. Quelques-uns voulaient passer outre et profiter de l'occasion pour rejeter un joug qu'ils n'avaient pas encore subi, mais la crainte d'offenser un prince ambitieux, colère et vindicatif, l'emporta sur l'amour de la liberté, et on résolut d'écrire en Angleterre à l'archevêque Gauthier, que le roi y avait envoyé de Messine, avec Guillaume Mareschal, comte de Strigus, pour réprimer les violences de Guillaume de Longchamps, évêque d'Ely, qu'il avait nommé chancelier et régent du royaume à son départ.

Il serait difficile d'exprimer quelle fut la joie du prélat lorsqu'il reçut la lettre des religieux de Jumièges ; cette soumission de leur part dissipa tout son courroux ; il leur donna de grandes louanges en présence de l'envoyé, et le chargea d'une réponse honnête, pour approuver leur choix et les exhorter à mettre le nouvel abbé en possession, en attendant qu'il put se dérober lui-même aux affaires de l'État pour venir à Jumièges lui donner la bénédiction, et leur prouver son attachement. Il y vint en effet quelque temps après, accompagné de trois évêques, Henri de Bayeux, Guillaume de Coutance et Garin d'Éveux. Roger de Mortemer s'y trouva le même jour avec quelques autres seigneurs laïques, Gautier de Varneville, Hugues le Sauvage, et Raoul de Pelletot, qu'il avait invités à venir avec lui, pour être témoins de la donation qu'il voulait faire à l'abbé et aux religieux du fief Adam de Varvannes, que nous croyons être dans la paroisse de Saint-Mards-en-Caux (4), ou même dans celle de Varvannes, qui est un plein fief de haubert, appartenant à l'abbaye de Saint-Amand de Rouen, dont quelques gentilshommes relèvent (5), les uns par un tiers, les autres par un quart de fief. L'acte est sans date, dressé à Jumièges, et souscrit par l'archevêque et ses trois suffragants, qui l'assistèrent, le lendemain dans la cérémonie de la bénédiction abbatiale, qu'il donna à Richard avec des témoignages de satisfaction et de bienveillance qui dédommagèrent en quelque sorte la communauté de la démarche qu'elle avait été obligée de faire pour avoir son consentement.

Après quelques jours de repos, l'archevêque reprit la route d'Angleterre, et les prélats qui l'avaient accompagné retournèrent à leurs églises. Richard, de son côté, reprit ses exercices ordinaires, que l'hospitalité lui avait fait interrompre, et s'y livra avec tant de zèle, qu'il ne parut dans les affaires temporelles que pour approuver dans le besoin ce qui avait été fait par ses officiers. Il en choisit deux pour la cellerie et la sacristie, sur la probité desquels il pouvait plus sûrement compter, Raoul de Bâville et Hugues d'Ypeville, qui furent dans tout le temps de son gouvernement, avec lui et le docteur Alexandre, prieur de la maison et professeur en théologie depuis quatorze ans, les amis de la communauté, comme il paraît par la charte de Henri des Autieux à Clairembault Le Roux, par laquelle il lui vend, du consentement de l'abbé Richard, d'Alexandre, prieur, de Raoul de Bâville, cellérier, et de Hugues d'Ypeville, sacristain, la dîme du fief de Gruchet, qu'il tenait de l'abbaye, à la charge par Clairembault de payer tous les ans à l'abbé la quatrième partie d'un cuir, et de ne pouvoir aliéner ou vendre, que sous la réserve des droits et revenus de l'abbaye.

L'office de sacristain n'était pas alors un titre purement onéreux, qui ne consistât qu'à ouvrir et fermer les portes de l'église, à exposer et serrer l'argenterie et à prendre soin des ornements. Il avait son revenu fixe, et même assez considérable, outre le droit mortuaire dans les paroisses de Jumièges et du Mesnil, où, lorsqu'il mourait quelqu'un, le sacristain prenait le meilleur habit du défunt et le tiers de ses meubles. Ce n'était point un usage nouvellement établi. L'abbé du Bosc, transigeant, le 15 septembre 1407, avec un maître d'école de Jumièges pour le droit mortuaire de ses père et mère, déclare que l'abbaye avait toujours perçu ce droit ; et le vicomte de Pont-Audemer, dans le prononcé d'une sentence rendue en 1462, le fait remonter jusqu'à la fondation et donation de l'abbaye (6). Aussi voyons-nous, par les registres du sacristain, à qui son office donnait entrée dans toutes les familles, que les habitants de Jumièges et du Mesnil l'ont constamment payé jusqu'en 1552, que le bailli de Rouen y donna atteinte, par une sentence du 5 novembre, qui casse celle du sénéchal de l'abbaye et défend aux religieux de traduire à l'avenir leurs paroissiens devant leur propre juge pour le droit mortuaire, dont un de ses prédécesseurs (7) avait reconnu, dès le 25 mars 1395, qu'ils étaient en possession et saisine de temps immémorial. Il n'eût pas été difficile de se pourvoir contre une pareille sentence ; mais les procès sont toujours les dernières ressources des gens de bien. Les religieux de Jumièges, tirés de la réforme de Chezal-Benoît (8), et plus occupés de leur sanctification que de la conservation de leurs droits, cédèrent à l'injustice, et se contentèrent de recevoir dans la suite, ce qui leur était offert. Ils perçurent encore quelque chose de temps en temps jusqu'en 1572 ; mais, depuis ce temps-là, on ne voit plus ni registres, ni payements, si ce n'est pour quelques étrangers que la mort surprenait dans l'étendue des deux paroisses, ou par quelques matelots, qui mouraient sur la rivière depuis la Mailleraye jusqu'au Mesnil.

La conduite de Richard dans le choix d'un homme de probité pour la sacristie, n'a rien qui surprenne, après ce que nous venons de dire de l'office de sacristain. On ne s'étonnera pas davantage de son attention dans la recherche d'un bon cellérier, pour peu qu'on sache en quoi consiste son emploi dans l'ordre de S. Benoît, dont il se proposait de faire observer la règle à la lettre. Il avait remarqué plus d'une fois, lorsqu'il n'était encore que simple religieux, que, sous les spécieux prétexte des intérêts de la maison, les officiers s'absentaient souvent et pour longtemps. On l'en avait averti depuis son élection ; son prédécesseur même l'en avait quelquefois entretenu, et il lui tardait d'être béni pour mettre ordre à ces abus. Il le fit par la prudence de son choix, qui fut bientôt suivi de la nomination de Robert de Hugleville à l'office de procureur. Nous n'ajouterons rien à ce que nous avons rapporté de la confiance qu'il eut en de tels hommes pour le temporel ; nous nous contenterons de dire que, si elle fut bien placée, elle fut aussi abondamment récompensée par leur fidélité, et que la communauté, qui prétendait au droit de nommer au moins le cellérier, eut lieu d'être contente de leur administration. Tout réussissait entre leurs mains, et l'on ne vit jamais de leur temps aucune mauvaise affaire, tant ils étaient attentifs à ménager les esprits, et respectés pour leurs vertus.

Richard, ainsi déchargé des inquiétudes du dehors, s'abandonna entièrement à son penchant pour la retraite et l'observance des pratiques du cloître, qui dans route sa vie avaient fait ses plus chères délices. On ne le voyait jamais qu'au chœur et dans les assemblées publiques, aux heures du repas, de la lecture et du travail des mains, où il avait grand soin de se trouver toujours des premiers, pour ôter toute excuse au négligents, et les corriger par son exemple. Il vécut de la sorte durant l'espace de six ans, sans sortir qu'une seule fois du monastère, pour visiter les prieurés de sa dépendance et y faire rentrer le bon ordre, qu'il était plus difficile d'y conserver par le défaut d'émulation.

L'an 1192. — La seconde année de son gouvernement, Richard Ier, roi d'Angleterre, s'étant engagé imprudemment au retour de la croisade dans les états de Léopold, duc d'Autriche, qu'il avait mortellement offensé au siège d'Acre, fut pris et vendu à l'empereur Henri VI, qui le fit enfermer dans une étroite prison. La nouvelle en étant venue en Angleterre et en Normandie, l'archevêque de Rouen et les justiciaires ambulants des deux États levèrent des taxes sur toutes les terres, villes et bourgs pour la rançon du roi, qui fut réglée en 1194, après quatorze mois de captivité la plus dure et la plus injuste, à 100000 marcs d'argent pur, au poids de Cologne, pour l'empereur, et à 50000 pour le duc d'Autriche. L'abbaye de Jumièges, à l'exemple des évêques, des abbés et de la noblesse de la province, abandonna le quart de ses revenus, tant en Angleterre qu'en Normandie ; mais ce qu'il y eût de remarquable, c'est que la somme ne s'étant pas trouvée complète, par l'infidélité de ceux qui levaient ces taxes, et le roi ayant été obligé de laisser l'archevêque de Rouen (9) et quelques autres seigneurs en otage, le pieux abbé de Jumièges, sans attendre une nouvelle taxe qui ne fut pas même imposée sur la Normandie, vendit son argenterie et en fit porter le prix, avec ce qui pouvait rester d'or et d'argent dans la maison, au doyen de la cathédrale, pour délivrer plus promptement le prélat des mains d'un prince cruel, qui faisait traiter ses otages avec une rigueur excessive. Sa générosité fut bientôt récompensée. Le duc d'Autrlche, ayant fait une chute qui lui brisa le pied, mourut sur la fin de la même année 1194. Il n'en demeura pas à ses premières marques de pénitence, que la crainte de mourir excommunié lui avait arrachées, il le déchargea le prélat de 20000 marcs, qui restaient à payer de sa rançon, et voulut que les grands de son duché promissent avec serment qu'ils n'en exigeraient rien après sa mort. Ainsi, Gauthier fut rendu à son troupeau, et les levées qu'on faisait pour avancer son retour devinrent inutiles. Un des premiers soins de l'archevêque de Rouen fut de retirer des mains du doyen de sa cathédrale les deniers qui lui avaient été confiés, et de rembourser l'abbé de Jumièges, à qui Dieu ouvrit une nouvelle voie, dès l'année 1197, pour faire un saint usage d'une somme qu'il avait toute dévouée aux œuvres d'une officieuse charité. Les guerres continuelles entre les rois de France et d'Angleterre causèrent la famine dans la province, et le fléau devint si général, que les plus riches manquaient eux-mêmes du pain. L'abbaye de Jumièges fut alors en quelque façon la mère et la nourrice d'une infinité de malheureux, qui, sans elle, seraient péris de faim et de misère. L'abbé préféra d'abord ceux de la péninsule ; mais insensiblement tout le monde fut bien reçu. Les uns étaient nourris dans le monastère, les autres emportaient du blé et en faisaient part à leurs familles. On donnait du pain à celui-ci, de l'argent à celui-là, et chacun s'en retournait content. La fin de cette calamité publique ne précéda que de six mois la mort de l'abbé Richard. Il expira, entre les bras de ses frères, le soir de la fête de Saint-Sébastien, 20 janvier 1198, et fut enterré le lendemain, dans le chapitre, auprès de son prédécesseur.


ALEXANDRE, QUARANTE ET UNIÈME ABBÉ (1198).

Trois semaines après sa mort, on lui substitua Alexandre, dont nous avons déjà parlé. Son pays et ses parents nous sont entièrement inconnus ; mais nous savons qu'il avait appris les lettres humaines et divines à Paris, et qu'il était docteur lorsqu'il se fit religieux à Jumièges, le 14 août de l'an 1171. Il apporta avec lui plusieurs livres manuscrits (10), dont les principaux sont l'Exode (11), les épitres d'Adam, surnommé d'Evesham (12) ; l'exposition de la foi ou du symbole, par S. Athanase (13), copiée par Simon de Tournai ; le miroir de l'Église sur les coutumes de Rome ; les œuvres de Claude (14) avec la philosophie d'Hildebert, archevêque de Tours, sur l'immortalité de l'âme (15) ; un volume d'excerpta, intitulé des bons mots ; Claudien sur la substance de l'âme (16) ; l'art de la foi, par Nicolas d'Amiens (17), et quatre volumes de commentaires sur Salomon (18), Isaïe (19), les douze petits prophètes (20) et S. Mathieu (21), avec l'histoire scolastique de Pierre Comestor ou le mangeur, doyen de l'Église de Troyes en Champagne (22), qui comprend en abrégé toute l'Histoire sainte, depuis le commencement de la Genèse jusqu'à la fin des Actes des Apôtres (23).

On trouve parmi les œuvres de Pierre de Blois, archidiacre de l'Église de Bath, en Angleterre, une lettre à Alexandre, prieur de Jumièges (24), où il le qualifie du nom de docteur, d'ami et de compagnon, magister, amicus, et socius, sans doute parce qu'ils avaient étudié ensemble à Paris ; si ce n'est que par cette expression équivoque de socius, il ait voulu désigner la ressemblance de leurs occupations actuelles ; ce qui paraît également vraisemblable, quand on fait réflexion aux ouvres de Pierre de Blois et à l'explication qu'Alexandre avait déjà donnée de ces paroles de Jésus-Christ : Quem dicunt homines esse filium hominis ? Qui disent les hommes qu'est le fils de l'homme (25) ? Il est même à présumer que le livre qu'il avait prêté à Pierre de Blois, et que celui-ci s'excuse dans sa lettre de ne lui avoir pas renvoyé, n'est autre chose que sa théologie, en un volume in-4° (26), où il traite de la foi, des sacrements, des vertus et des vices, et de la prescience de Dieu contre les curieux (27), ou quelques sermons ou commentaires sur divers passages de l'Écriture sainte (28), dont les auteurs ne nous sont pas connus. Quoi qu'il en soit, on ne peut accuser Pierre de Blois d'avoir prodigué l'encens à Alexandre, en le qualifiant de docteur ; l'Université de Paris l'avait décoré de ce titre, et l'on peut juger, par le témoignage avantageux des écrivains qui l'ont suivi, qu'il n'en était redevable qu'à sa grande et profonde érudition : Vir multa sciens, ac magnæ eruditionis doctor extitit. Ce sont les termes d'Arthur Du Moustier (29).

Après avoir renoncé aux avantages que ses talents pouvaient lui faire espérer du siècle, pour se consacrer au service de Dieu, Alexandre ne pensa plus qu'à pratiquer les vertus qu'il avait acquises dans les écoles où l'on avait formé sa jeunesse, et dont on lui donnait l'exemple à Jumièges. Il fit voir dans toute sa conduite une humilité profonde, une douceur et une patience à toute épreuve, une fidélité inviolable dans l'exécution des commandements de Dieu et dans l'observance des plus petits points de la règle. L'opinion que l'on eut de son mérite alla si loin, que, neuf ans après sa profession, la communauté, ayant perdu son prieur, le demanda pour le remplacer et l'obtint. Il fut élevé à cette dignité, du temps de Robert IV, qui le chargea d'écrire la vie de Roger Ier, son prédécesseur dans la charge d'abbé. Il la fit, dit la chronique de Normandie déjà citée, mais, ou elle a été entièrement perdue, ou elle demeure encore aujourd'hui cachée dans la poussière de quelqu'autre bibliothèque que celle de Jumièges, ainsi que quelques opuscules que la même chronique lui attribue. L'office de prieur n'empêcha point Alexandre de continuer les leçons de philosophie et de théologie, qu'on l'avait chargé de donner aux jeunes religieux dès les premières années de sa conversion. Il étendit même ses soins aux personnes du dehors, et Jumièges devint sous lui une école célèbre. Il était, dans l'exercice des fonctions de prieur et de maître, considéré du roi d'Angleterre, estimé de l'archevêque de Rouen, respecté et consulté par tout ce qu'il y avait de savants en Normandie, en France et en Angleterre, et aimé généralement de tous ses confrères, lorsqu'il fut élevé sur le siège abbatial, et béni le 15 février de l'an 1198.

Le premier usage qu'il fit de son autorité fut de mettre un prieur à sa place. Plus de vingt religieux la méritaient par leur piété et leur zèle, par leur régularité et leur savoir ; mais, comme il n'y avait parmi eux d'autre émulation que celle de la vertu, personne n'y aspirait et ne portait envie à celui que l'abbé devait choisir. Gautier fut nommé, et eut la consolation de voir qu'aucun ne fut choqué de la préférence qu'on lui avait donnée. Si l'on remarqua que les sentiments d'estime et d'amitié avaient eu quelque part à son choix, on ne se dissimula pas non plus que des raisons de prudence y en avaient encore eu davantage, et que, l'abbé ayant destiné Gautier à l'instruction des jeunes religieux, rien n'était plus juste que de le distinguer des autres par une autorité qui ne cédât qu'à la sienne. Gautier vécut peu de temps depuis son élection, mais assez pour laisser un commentaire sur les Actes des Apôtres (30). Les second, tiers et quart prieur, le chantre et le sacristain, le chambrier (31), le cellérier, le grenetier, le procureur, l'infirmier, le cuisinier et le pitancier (32) furent maintenus dans leurs dignités et offices par une nouvelle nomination, qui ne fit pas plus de jaloux, et qui montre assez combien ils devaient être exacts dans l'acquit de leurs devoirs.

On était en Carême, et Alexandre n'ignorait pas combien S. Benoît recommande dans sa règle que l'observance en soit exacte. Il y tint la main, conformément aux usages reçus dans Jumièges, où nous croyons que Pierre de Cluny les avait introduits près de cinquante ans auparavant. En voici quelques-uns des plus remarquables (33). Depuis le mercredi des Cendres jusqu'au jeudi saint, excepté les dimanches et les fêtes, on disait trois offices au chœur : celui du jour, celui de la Sainte Vierge, et celui des morts. Les matines étaient suivies de trois psaumes : Domine ne in furore, Usque quo Domine, et Ad Dominum cum tribularer ; du Pater noster et de quelques oraisons, qu'on disait prosternés. L'intervalle qui restait entre l'office de la nuit et celui de prime était employé à faire des lectures en commun sous le cloître, où le sacristain avait soin de préparer les lanternes pour la commodité des lecteurs. Si c'était un dimanche, le célébrant de semaine allait s'habiller au commencement des laudes, et encensait l'autel et le saint sépulcre pendant le cantique Benedictus. À prime on ajoutait aux psaumes ordinaires le Beati quorum, et Levavi oculos meos in montes. À tierce, on en ajoutait deux autres, deux à sexte, deux à none, et quatre à vêpres. On chantait tous les jours deux grandes messes : l'une du jour, et l'autre des morts. Mais le jeudi, la messe matutinale était de Saint-Pierre ; le vendredi, de la Trinité, pour les maisons associées ; et le samedi, de la Sainte Vierge ; à moins que ces trois jours ne fussent occupés par le trentain (34) d'un confrère, ou par le service de quelque religieux étranger ; dans lequel cas, l'abbé ou le président, après la lecture du martyrologe et d'un point de la règle de chapitre, avertissait, ou faisait dire la rotule (35), et aussitôt la communauté se rendait à l'église Saint-Pierre, en récitant le psaume Verba mea auribus percipe Domine, et chantait ensuite la messe des morts, à laquelle les officiers et serviteurs de la cuisine étaient obligés d'assister, quand ils ne pouvaient la dire ou qu'ils prévoyaient quelques affaires pendant la messe conventuelles. Toutes les heures de l'office divin étaient partagées, chantées en notes, et précédées de la prière. Le mercredi et le vendredi, avant la messe du chœur, les frères s'assemblaient dans le cloître après none, et quittaient leur chaussure. Ils retournaient ensuite à l'église, et, après avoir récité les psaumes pénitentiels avec les litanies, prosternés sous les lampes, ils faisaient la procession, nu-pieds, autour du cloître, à la réserve du semainier, qui s'allait s'habiller pour la grande messe, tandis que le chœur, prosterné une seconde fois sous les lampes, récitait en silence le Miserere, ou quelqu'autre psaume ordonné par le président à la coulpe du matin. Si néanmoins le froid était si grand qu'on ne put sortir nu-pieds sans un danger évident, l'abbé pouvait en dispenser ; mais il fallait que le chantre le demandât au nom des religieux, et que le plus grand nombre fût de son avis. S'il prévalait, on se contentait de faire le tour du cloître en chantant les litanies, comme on faisait le lundi, le mardi, le jeudi et le samedi, lorsque ces jours n'étaient point chômés, et qu'il n'y avait pas de mort à enterrer. On disait les vêpres de la Vierge et du jour immédiatement après la grande messe ; mais on faisait quelques prières auparavant ; et alors les novices cédaient aux prêtres et aux profès les places qu'ils avaient occupées sous le jubé, et reprenaient leurs places ordinaires près de l'autel. Les vêpres finies, on allait processionnellement à l'église de Saint-Pierre, où l'on chantait les commémorations de la Trinité, de la Croix, des saintes reliques et des patrons du monastère, avec l'office des morts, pendant lequel les serviteurs allaient préparer le réfectoire et déjeuner avec le lecteur de table. La lecture était toujours la suite de ce qui avait été lu à l'office de matines, excepté le jeudi de la seconde semaine de Carême, où on lisait l'Évangile Non possum ego a me ipso facere quicquam (36), et ce jour-là, le cellérier donnait du meilleur vin qu'il eût dans la cave. Le repas n'était qu'une soupe, des légumes et du hareng, si ce n'est qu'aux quatre derniers jours de la quatrième semaine, le cuisinier et le pitancier donnaient tout ce qu'ils pouvaient trouver de meilleur poisson. Il n'y avait de collation que le jeudi, et elle ne consistait qu'en un verre de vin.

La multitude et la longueur des offices laissaient peu de temps pour le travail des mains. Aussi ne voyons nous pas que l'auteur du cérémonial, d'où nous avons tiré tout ce que nous venons de dire des coutumes de Jumièges durant le Carême, en fasse aucune mention. Il remarque seulement que le samedi après none, les religieux remontaient au dortoir et allaient au lavoir, jusqu'à la messe conventuelle. Encore sommes-nous portés à croire qu'ils n'y allaient que pour se laver les pieds, à cause du Mandatum (37) qui se faisait ce jour-là en chapitre par l'abbé et le grand prieur. Nous ne pensons pas néanmoins qu'ils eussent déjà prescrit contre ce point de la règle de S. Benoît, que chacun s'efforçait de pratiquer à la lettre. Il est plus probable qu'ils y occupaient l'après-midi, et que fauteur n'en a point parlé parce qu'il n'avait entrepris de toucher que ce qui regardait le service de l'Église, dans lequel il fait entrer les grâces du lecteur et des serviteurs après leur dîner. Nous passons plusieurs choses moins considérables, comme les conversations aux jours de fêtes et de dimanches, entre prime et tierce, none et vêpres ; mais nous ne devons pas oublier la courtine, ou rideau (38), qui traversait le chœur, et qu'on ne tirait qu'au per omnia de l'Agnus Dei, pour ouvrir le passage à ceux qui voulaient communier.

Nous causerions au lecteur une perte qu'il pourrait regretter, si nous omettions les cérémonies particulières au dimanche de la Passion et à la semaine sainte, qui en était la plus chargée. Nous passerons cependant sur celles qui sont encore d'usage dans toute l'Église, et même nous ne rapporterons des autres que ce qui nous paraîtra le plus important. Le dimanche de la Passion, on faisait une profession de foi solennelle touchant la réalité du Corps et du Sang de Jésus-Christ dans l'eucharistie. L'hebdomadier, avant la communion, tenant entre ses mains les espèces consacrées, disait tout haut : Hoc Corpus quod pro vobis tradeteur ; hic Calix testamenti est in sanguine Christi, et, à l'instant, tout le chœur se mettait à genoux et demeurait en adoration jusqu'à ce que le prêtre eût communié. Les erreurs de Bérenger (39) pourraient bien avoir donné lieu à cette cérémonie. Le mercredi saint, à ces paroles de la Passion : Velum templi scissum est, deux moines tiraient la courtine, chacun de son côté, et la déchiraient en deux. Ce jour-là et les deux suivants, on disait quinze psaumes avant l'office de ténèbres. On chantait la première antienne à genoux, et les laudes jusqu'au dernier psaume exclusivement. L'office fini, l'abbé frappait trois coups, et les frères allaient se coucher. Le lendemain, après sexte, on chantait la messe matutinale dans l'église de Saint-Pierre, et tous les pauvres à qui l'on devait laver les pieds y assistaient. Cette messe était précédée des psaumes pénitentiels et de l'absolution générale, que l'abbé, en aube et en bâton pastoral, donnait à toute la communauté. On bénissait ensuite le feu nouveau, comme au samedi saint, et tous les frères communiaient. Un prêtre en tunique offrait autant d'hosties qu'il en fallait ce jour-là et le lendemain, car tout le monde communiait le vendredi saint, sans préjudice du samedi et du jour de Pâques. Après la procession du Saint-Sacrement, qu'on portait d'ordinaire à la chapelle Saint-Étienne, tous les religieux allaient au réfectoire, disaient le Benedicitus et prenaient leurs places, mais seulement pour la forme, quoiqu'il y eût un dîner servi ; car, à l'heure même, les pauvres, conduits par le prieur, entraient sous le cloître, et la communauté sortait pour leur laver les pieds et les conduire au réfectoire, où elle les laissait entre les mains du chambrier, qui leur donnait à chacun 3 deniers après le repas. Cependant les religieux allaient dire vêpres et dînaient ensuite. Les grâces finies, l'abbé, avec le grand chantre et les onze plus anciens, lavaient les pieds à treize autres pauvres, les servaient à table, et leur donnaient à chacun 12 deniers et une paire de souliers. Le Mandatum des frères n'avait rien de particulier, que le lavement des pieds de l'abbé par le prieur et le verre de vin qu'on leur donnait après la cérémonie.

Le vendredi saint, après prime, on récitait les sept psaumes avec les litanies ; et de suite, sans sortir du chœur, le psautier tout entier avec quelques oraisons. Après tierce, on chantait le martyrologe au chapitre, et l'on y prenait la discipline. Le service se faisait nu-pieds dans les deux églises de Saint-Pierre et de Notre-Dame. Le premier était pour les serviteurs de la cuisine et du réfectoire, qui ne pouvaient assister au second et ils y communiaient. Le second, pour la communauté et les externes, et tous les religieux y recevaient la communion des mains de l'abbé. On bénissait encore ce jour-là le feu nouveau, et à ces paroles de la Passion partiti sunt sibi vestimenta, deux clercs, avertis par le chantre, s'approchaient doucement de l'autel et en enlevaient la nappe, qui n'était que faufilée, et emportaient chacun leur morceau. Après l'Adoration de la Croix, on la portait processionnellement au sépulcre, et l'abbé l'y enfermait jusqu'au dimanche, où il allait la reprendre avant matines pour la remettre à l'autel, accompagné du chantre et de cinq ou six religieux, que le sacristain avait éveillés une demi-heure avant les autres. Les cérémonies du samedi saint étaient les mêmes que nous observons encore aujourd'hui, à la réserve de la messe matutinale et de la procession dans le dortoir et dans les corridors des recettes. Après complies, on faisait une semblable procession, les veilles de Noël, de Saint-Pierre, de la Dédicace et de Saint-Filibert, avec cette différence qu'on n'allait qu'autour des recettes. À la Saint-Pierre, qui est la fête du patron, les nocturnes commençaient après complies par le verset, Domine labia mea aperies, et duraient presqu'autant que la nuit, en sorte qu'on dormait très peu. À l'Exaltation de la Sainte Croix, on faisait l'adoration solennelle, comme le vendredi saint. L'oraison mentale se faisait tous les jours dans le cloître avant prime, mais l'auteur ne marque point le temps qu'on y employait. Tous les vendredis de l'année, on jeûnait comme en Carême ; c'est-à-dire qu'après l'unique repas du midi, on ne mangeait plus dans le reste de la journée, mais on avait la liberté de boire un coup, comme le jeudi saint, en passant par le réfectoire pour assister à la lecture qui se faisait dans le cloître immédiatement avant complies. Le dernier dimanche de la Pentecôte, on célébrait la fête de la Sainte Trinité, qui n'était encore alors que de dévotion, et qui ne fut reçue par l'Église romaine que sous le pape Jean XX, cent vingt-cinq ans après.

Richard Ier, roi d'Angleterre et duc de Normandie, avait cru qu'Alexandre se rendrait auprès de lui aussitôt après son élection, soit pour le remercier d'y avoir consenti, soit pour le féliciter du succès de ses armes contre Philippe-Auguste, qu'il avait mis en déroute à Vernon et poursuivi jusqu'aux portes de la ville, mais l'abbé de Jumièges, quoique fidèle et attaché à son roi, préféra les obligations de son état aux devoirs d'une politique humaine, qu'il ne pouvait remplir que par une faute, et aima mieux employer le temps de Carême avec ses frères dans les exercices réguliers, que de jouir pour quelques jours d'un plaisir incompatible avec la destination que Dieu venait de faire de lui. Il demeura donc à Jumièges, et il eut la consolation que, non seulement le roi n'en fut point offensé, mais qu'il voulut même le prévenir en lui faisant une visite d'amitié trois mois après. Alexandre, avec toute sa communauté, le reçut à la porte de l'église, la veille de la Pentecôte, 16 mai 1198, et, après l'avoir harangué pendant un quart d'heure, il le conduisit dans le sanctuaire, où le prince entendit les vêpres avec beaucoup de dévotion. Il célébra la fête à Jumièges, et n'en partit que le mercredi, pour aller à la rencontre de Philippe-Auguste, qui se proposait de faire le siège du château de Courcelles, que Richard avait pris d'assaut après la bataille de Vernon (40).

Trois mois ou environ après, Richard se souvint des bons traitements qu'il avait reçus à Jumièges, et lui accorda le droit de marché à Duclair, tous les mardis de chaque semaine, avec les privilèges et coutumes attachés aux autres marchés de la province. La charte est datée d'Andely, le 28 août, la neuvième de son règne, 1198 (41). Il avait déjà fait y échange de sa baronnie de Conteville pour le Pont-de-l'Arche, dépendant de l'abbaye ; mais, étant mort le 6 avril de l'année suivante, John, son frère et son successeur, reprit Conteville dès la même année, et rendit le Pont-de-l'Arche aux religieux (42). Vers le même temps, et dans la même année 1199, Ansquetil, de Cotevrard, leur donna sa terre de Gara, pour être réunie à Saint-Martin de Druelle, qui, de chef-lieu de la paroisse, était dégénéré depuis quelques années en simple chapelle, à condition qu'il participerait à toutes les bonnes œuvres qui se feraient dans l'abbaye, et qu'on y enterrerait son corps après sa mort, avec les mêmes prières et cérémonies qui étaient d'usage pour les religieux (43). La chapelle de Druelle a été ruinée depuis, sans que personne se soit mis en peine de la relever, en sorte qu'elle ne subsiste plus aujourd'hui. L'abbé de Jumièges y présenta encore en 1676 comme à une simple chapelle en titre.

La piété d'Ansquetil de Cotévrard eut quelques imitateurs. Dès l'an 1200, Robert Pellerin, du consentement de sa femme et de ses enfants, donna à l'abbaye sa terre et seigneurie de Bos-Guerard, dans la paroisse de Saint-Paër, pour être associé aux prières de la communauté (44). Roygon de Déville lui restitua la dîme de Foligny, et Renaud, comte de Boulogne, lui fit présent de 11 livres de rentes foncières sur le fief du Vasquet, à Lillebonne (45), Cette dernière charte est datée de Jumièges en 1200, et signée du comte Renaud, de la comtesse Yde, son épouse, de Raoul et Simon, ses frères, d'Amaury, comte d'Évreux, et des abbés de Fécamp, de Sainte-Catherine-du-Mont, de Cormeilles, et du prieur de Saint-Wandrille, qui avaient assisté aux obsèques d'Alberic, comte de Dammartin, son père, mort le 19 septembre de la même année, et enterré dans la chapelle de la Vierge, où il avait choisi sa sépulture. La date du jour n'y est point exprimée, mais il est aisé de voir qu'on ne peut guère la reculer au-delà du même mois de septembre. Nous pourrions encore rapporter quelques donations du même temps ; mais, outre qu'elles ne sont pas considérables et qu'elles allongeraient trop notre histoire, nous ne voyons que les moines de Jumièges qui soient intéressés à les connaître, et il leur sera aisé de s'en instruire en ouvrant leur Cartulaire depuis le chapitre 85 jusqu'au 88, et depuis 97 jusqu'à 99. Nous ne nous étendrons pas davantage sur les bienfaits qu'ils reçurent dans les années suivantes ; les titres sont également entre leurs mains. C'est pour eux qu'ils ont été faits ; c'est aussi à eux de les examiner et d'en faire usage contre les entreprises téméraires de ceux qui leur ont déjà enlevé une partie de ces possessions ou qui voudraient leur ravir le reste.

Cependant, quelque désir que nous ayons de ne pas ennuyer le lecteur par une trop longue énumération de donations entassées les unes sur les autres, nous ne pouvons nous déterminer à lui en sauver l'ennui aux dépens de la reconnaissance qui est due aux bienfaiteurs. Leurs noms doivent au moins trouver place dans cette histoire. Les principaux furent Roger Torel, seigneur de la Bucaille, Richard de Malfilatre, Richard Harou, Agnès de Meulant, et Guillaume de Barneville. Celui-ci avait une mère, qu'il aimait tendrement, et dont la vieillesse lui donnait de l'inquiétude, à cause de ses fréquentes absences dans un temps de guerre, où il fallait nécessairement qu'il suivît toute les mouvements de l'armée française, dans laquelle il servait comme officier, depuis qu'en 1204, la Normandie avait été soumise et réunie à la couronne de France, après en avoir été séparée deux cent quatre-vingt-douze ans. C'est ce qui lui fit prendre le parti de donner à l'abbaye de Jumièges son fief et terre de Mont-Hugues, afin de faire retrouver à cette bonne mère, dans les religieux de cette abbaye, des enfants charitables, qui eussent pour elle les soins et les attentions qu'il aurait eus lui-même, si le devoir et l'honneur ne l'eussent appelé ailleurs (46). Les religieux répondirent parfaitement à ses vues. Emme, c'est le nom de la mère de Guillaume, vint établir sa demeure à Jumièges, en 1205, et y fut nourrie et entretenue jusqu'à sa mort, avec un domestique pour la servir et lui apporter chaque jour la portion des religieux. Alice Le Bigue, trouvant la condition d'Emme avantageuse, sollicita pour elle la même faveur et l'obtint de l'abbé Alexandre, pour deux hôtes qu'elle avait à Bouquetot (47), dans la vicomté du Pont-Audemer et 8 acres de terre à Braquetuit (48) avec le champ Dolent (49), dans le doyenné de Cailly, vicomté de Rouen (50).

La même année 1205, Gauthier, archevêque de Rouen, sentant diminuer ses forces et se croyant près de la mort, vint à Jumièges, avec deux de ses chanoines, se recommander aux prières de la communauté et faire ses derniers adieux. Il y passa près de quinze jours, et il y était encore quand la cure de Tourville-sur-Seine vaqua par la mort du religieux qui la desservait. Le patronage fut contesté ; mais l'archevêque, ayant examiné les titres de l'abbaye, conféra le bénéfice à Raoul, sur la présentation de l'abbé et des religieux, qu'il déclare, dans l'acte du 8 février, donné en plein chapitre, être certainement les seuls patrons de cette église. Ils y ont en effet toujours présenté, et y présentent encore aujourd'hui, sans aucun trouble (51). Après ces marques de bienveillance, Gauthier exigea des moines une promesse solennelle de ne le point oublier devant Dieu après sa mort. Ils le promirent, en versant des larmes sur la perte qu'ils allaient faire d'un protecteur auprès de Philippe-Auguste, et l'archevêque partit pour reprendre les fonctions de son ministère dans sa capitale. Cependant le temps de sa mort n'était pas si proche qu'on se l'était persuadé. Il vécut encore trois ans moins deux mois, et mourut le 6 novembre 1207.

Alexandre, pour satisfaire à la parole qu'on lui avait donnée et à la reconnaissance des soins qu'il avait pris d'écrire au roi de France pour la conservation des franchises de l'abbaye à Andely, fit insérer son nom dans le nécrologe, et lui fit un service solennel (52).

Peu de temps avant la mort de Gauthier, archevêque de Rouen, les religieux de Jumièges réunirent en leur main la prévôté ou sergenterie de Longueville, qu'ils avaient inféodée aux auteurs (53) de Robert Desescos (54). Ils achetèrent aussi les moulins de Saint-Mard et de Betue, une maison à Flancourt, un muid de vin à Saint-Martin de Boafle et trois hôtes à Bretteville (55). Au commencement de la même année, Gautier de Gournay leur restitua le patronage et le tiers des dîmes de Puiseux et du Vieux-Verneil (56), dont il s'était emparé par violence, après la mort de son père. Il demanda pardon de sa faute en chapitre, en présence du curé de Verneuil, pria l'abbé de lui en donner l'absolution, renonça par un acte public à toutes ses prétentions, et s'engagea même à affranchir de tous droits et servitudes les acquisitions que l'abbaye pourrait faire à l'avenir dans son fief (57). Au mois d'avril suivant, Foulque Basset gratifia l'abbé et les religieux de Jumièges des deux tiers de la dîme de Louvières, qui est un hameau de la paroisse d'Ormeville (58) dans le baillage de Senlis, et le chef-lieu d'une commanderie de Malthe, à laquelle il est vraisemblable que les dîmes ont passé dans la suite des temps (59).

Il y avait alors une contestation assez vive entre l'abbé et un gentilhomme voisin, nommé Thomas d'Yville (60), au sujet de quelques privilèges que ce dernier prétendait avoir dans l'abbaye à certains jours de fêtes. Comme ils étaient toujours en dispute, et sur le point d'en venir à un procès, l'abbé proposa un compromis. Le seigneur d'Yville y consentit, avec promesse de se soumettre à ce qui serait décidé. Les arbitres furent choisis, et les parties se disposaient à faire leur production, lorsque, mieux conseillées, elles résolurent de se juger elles-mêmes et d'assurer leurs droits par une transaction à l'amiable. Il y est dit que Thomas d'Yville aura sa moute franche dans les moulins de Duclair, et le panage pour ses porcs dans la forêt de l'abbé ; que, venant à Jumièges les veilles de Noël et de Pâques, il y pourra demeurer trois jours durant, avec sa femme, un écuyer, trois serviteurs, une servante et six chevaux ; qu'on lui servira le pain et le vin comme aux religieux, trois mets à diner et deux à souper ; et que ses domestiques et ses chevaux seront nourris comme ceux de l'abbé ; que les moines, en compensation de ce que dessus, jouiront du droit de banalité (61) sur les vassaux d'Yville et y exerceront leur justice temporelle, comme dans tout le reste de leur territoire ; qu'on leur ouvrira un chemin dans Yville pour leurs besoins, dans les bois de Baulieu (62) et de la Londe, et que Thomas d'Yville accompagnera l'abbé dans tous ses voyages de Normandie, à ses propres frais et dépens, si ce n'est que l'abbé fût plus d'un jour en campagne, auquel cas l'abbé le défrayera le reste du temps (63). Ces conventions furent réduites, en 1238, à la seule monte franche dans les moulins de Duclair, et au panage dans la forêt de Jumièges, par un fils de Thomas d'Iville, qui se contenta pour le reste d'une somme de 4 livres 10 sols de rente, qu'on lui assigna sur divers particuliers (64).

L'an 1208. — Cependant le peuple de Rouen se plaignait d'être si longtemps sans archevêque. Il y avait déjà trois mois que Gauthier était mort et l'on ne pensait point encore à lui donner un successeur. Enfin les chanoines s'assemblèrent, au commencement de mars 1208, et élurent Robert Poulain, que son esprit et sa piété mettaient beaucoup au-dessus de sa naissance. Le neuvième mois de son pontificat, il vint à Jumièges visiter cette portion de son troupeau, qu'il savait avoir été si chère à son prédécesseur, et l'assurer des dispositions où il était à son égard. Il voulut voir tous les religieux en particulier, les félicita sur le bonheur de leur vocation, leur en demanda le détail et les circonstances, et leur donna à tous des marques de la plus tendre amitié. Ainsi se passa le premier jour de son arrivée. Le lendemain, il visita les bâtiments, qu'il trouva trop petits et peu commodes. Il en dit son sentiment à Alexandre, qui pensait à la vérité comme lui, mais qui ne se sentait pas assez de fonds pour entreprendre de nouveaux édifices. La difficulté fut levée à l'instant. L'archevêque promit d'y contribuer, et l'abbé ne pensa plus qu'à concerter avec lui les mesures qu'il avait à prendre pour augmenter le dortoir ou en construire un nouveau. Robert se détermina pour le dernier projet ; mais, l'année suivante, il proposa de faire des infirmeries et une chapelle pour les malades, qui n'avaient d'autres appartements qu'une partie du dortoir, ce qui fut approuvé et exécute avec le même avantage pour les religieux, dont plusieurs n'étaient pas bien aise d'être si près des infirmes. Il est vraisemblable que c'est de ce corps de bâtiments séparé que M. Bigot, dans un ancien manuscrit cité par Pommeraye (65), a pris occasion de dire que l'archevêque Robert avait rebâti de fond en comble l'abbaye de Jumièges. Elle le reconnaît pour son bienfaiteur en cette partie seulement.

Le prélat, charmé du bon accueil qu'on lui faisait, demeura encore volontiers quelques jours, dont les moines profitèrent pour renouveler leurs prétentions auprès d'Alexandre, touchant l'élection du cellérier, qu'ils soutenaient leur appartenir. Ils se serait trouvé sans doute des supérieurs d'un caractère à ne pas goûter une pareille demande, dans la crainte d'avilir leur autorité en communiquant la moindre part. L'abbé de Jumièges ne tomba pas dans ce défaut. Il accorda avec plaisir à l'archevêque ce que ses religieux lui avaient demandé, à condition néanmoins qu'il en présenterait trois à la communauté et qu'elle en choisirait un. De nouvelles faveurs suivirent cette première grâce. Il permit à la communauté d'avoir un sceau qui lui fût propre, et qui serait gardé sous trois clefs, dont il en aurait une, le prieur une autre, et un religieux du cloître une troisième. Il en admit cinq d'entre eux à l'examen des comptes, que les baillis des juridictions de Jumièges, de Duclair et de Hauville, rendraient tous les mois devant lui, et consentit qu'ils ne pussent se faire les uns aux autres aucuns présents au-dessus de 100 sols, sans son agrément et celui de la communauté ; qu'à l'égard des prieurs et des baillis de juridictions plus éloignées, ils ne demeureraient point seuls, mais qu'on leur donnerait un ou deux confrères, sans l'avis desquels ils n'entreprendraient rien ; qu'on les obligerait deux fois par an à rendre compte de leur administration, et qu'on les déposerait quand ils seraient trouvés répréhensibles ; que les officiers en général ne pourraient rien recevoir à leur profit pour le loyer des fermes, en diminution du prix principal, et que la communauté elle-même ne ferait aucunes pensions à qui que ce soit, sans l'exprès consentement de l'archevêque (66). Ce règlement fut dressé le 17 novembre 1208, sous les yeux du prélat, qui déclara excommuniés ceux qui contreviendraient aux derniers articles.

Aussitôt après la conclusion de cette affaire, que les moines avaient fort à cœur, comme nous l'avons remarqué, l'archevêque, qui réduisait toutes ses vues aux fonctions du saint ministère dont il était chargé, prit congé d'eux pour retourner à Rouen. Dès qu'il les eût quitté, Alexandre donna avis de ce qui s'était passé à tous les religieux qui avaient des prieurés ou des baronnies à gouverner, et, pour exécuter lui-même ce qui avait été arrêté, il envoya trois religieux à Montaterre, prieuré dépendant de son abbaye dans le diocèse de Beauvais, deux à Jouy, et deux à Longueville, au diocèse d'Évreux, deux à Helling, en Angleterre, deux à Genesville, et un à Cotevrard, au diocèse de Rouen. Les prieurés de Notre-Dame de Bû et de Saint-Martin de Boafle, au diocèse de Chartres, de Dame-Marie, au diocèse de Séez, et de Saint-Michel de Crouptes, au diocèse de Lisieux, étant desservis par un nombre suffisant de religieux, conformément au règlement, il ne jugea pas à propos d'y en envoyer d'autres, et il se conduisit de même à l'égard des chapelles de Saint-Paul, au Mont-d'Avilette, déjà appelée la chapelle de Saint-Julien du Bout-du-Bosc, où il y avait deux religieux ; de Saint-Nicolas de la Bucaille, où il y en avait un ; et de Saint-Filibert du Torp, dans la forêt de Brotonne, dont le roi Philippe-Auguste confirma la possession aux religieux, cette même année 1208, par une charte datée de Saint-Germain-en-Laye, le vingt-neuvième année de son règne (67) et le quatrième depuis la réunion de la Normandie à la couronne de France.

L'augmentation de deux religieux au prieuré de Jouy n'apporta aucun dommage à ceux qui y demeuraient auparavant. Robert Devaux, voyant qu'on y en mettait à proportion du revenu, voulut l'accroître, en donnant à l'abbaye les bois et les terres de Crenne (68), que son frère Raoul lui avait abandonnés après la mort de leur père, à condition de payer la rente dont ils pouvaient être chargés envers le fief de Crèvecœur (69), appartenant à la dame Heudebor de Beaumont, femme de Robert de Pequigny. Robert Devaux céda le tout à l'abbaye pour être réuni à perpétuité au prieuré de Jouy, ne se réservant qu'une rente de 20 sols, pour garantie des droits seigneuriaux envers la dame de Beaumont, qui confirma cette donation, par une charte datée du mois de mai de la même année 1209.

Dans le dessein que Philippe-Auguste avait de conserver ses conquêtes sur le roi John, il n'était pas seulement nécessaire de mettre des garnisons dans les villes qu'il avait prises en Normandie, il fallait encore faire garder et même fortifier celles qui avaient volontairement embrassé son parti, de peur que le roi d'Angleterre, profitant de sa négligence, ne les sollicitât de le quitter. Plein de ces idées, il fit proposer aux moines de Jumièges de lui céder le Pont-de-l'Arche, dont le domaine leur appartenait, pour la baronnie de Conteville (70) près du Pont-Audemer, sans aucun dédommagement de part ni d'autre. La proposition était avantageuse et digne d'un grand roi, aussi fut-elle acceptée sans opposition ; mais lorsque Alexandre arriva au Pont-de-l'Arche pour consommer l'affaire, il trouva le roi dans des dispositions bien contraires à ce qu'on lui avait fait espérer. L'échange se fit néanmoins, aux conditions que le patronage de l'église paroissiale du Pont-de-l'Arche demeurerait aux religieux de Jumièges, et qu'en faveur de cet échange, ils seraient exempts à perpétuité de payer aucuns droits pour le passage des vins de leur cru et de toute autre chose à leur usage, s'il arrivait dans la suite que le roi ou ses successeurs établît ce droit au Pont-de-l'Arche ; mais parce que les revenus qu'ils cédaient au prince n'égalaient pas ceux de Conteville, qu'il leur donnait en échange, il les chargea d'une rente de 48 livres payables aux termes de Pâques et de Saint-Michel (71) La charte est de l'an 1210, signée du roi et des grands officiers de la couronne, dont la présence était alors nécessaire dans les expéditions des lettres patentes.

Vers le même temps, le pape Innocent III donna à l'abbaye de Jumièges des marques de sa protection, par une bulle qu'il lui accorda, le 4 septembre de la même année, pour lui confirmer la possession des églises de Saint-Valentin de Jumièges, de Saint-André d'Yainville et de Saint-Filibert du Mesnil (72). Alexandre l'avait sollicitée deux ans auparavant, lorsque le chapitre de la cathédrale de Rouen était assemblé pour l'élection d'un archevêque, afin d'obvier par l'autorité du Saint-Siège aux difficultés que le successeur de Gautier de Coutance pourrait faire à l'occasion de ces trois églises, qui, comme nous l'avons remarqué, étaient exemptes de déport (73) et soumis immédiatement à la juridiction spirituelle de l'abbé de Jumièges. Le péril était passé quand la bulle fut apportée, on ne l'attendait même plus, et on se souciait peu de la recevoir depuis qu'on avait vu le nouvel archevêque se dévouer entièrement aux intérêts de l'abbaye. Il en donna de nouvelles preuves dès le mois de mai de l'année suivante, par la cession qu'il fit aux religieux du patronage de l'église de la Sainte-Trinité du Mont-de-l'If (74), que Hugues de Torquênes lui avait remis entre les mains pour en disposer en leur faveur (75), comme il paraît par la charte qu'il leur fit expédier un mois après dans l'abbaye même de Jumièges (76). Richard Desvallées et Pierre de Bardouville, imitant son zèle, leur donnèrent aussi dans le même temps une partie de leurs biens à Gonneville, tant en rentes qu'en fonds de terre (77). Si ces donations flattaient Alexandre, parce qu'elles étaient faites de son temps, il ne craignait pas moins que les donateurs ne s'en prévalussent dans la suite et qu'ils n'abusassent de la condescendance des moines pour exiger des séjours dans l'abbaye, à l'exemple de quelques seigneurs, qui, pour être fils ou héritiers des bienfaiteurs de Jumièges, prétendaient avoir droit d'y loger tous les ans à la Saint-Pierre, et de s'y faire servir à leur gré chacun dans leur appartement. On ne trouvait pas à la vérité l'origine de ces redevances, et il semble qu'il eût été facile de les supprimer ; mais elles étaient passées en usage, et les possesseurs les demandaient avec tant de fierté qu'on les croyait presqu'autorisés (78).

Ces ambitieuses prétentions, jointes au tumulte que ces sortes de séjours occasionnaient durant la fête, lassèrent enfin l'abbé. Il résolut de secouer un joug auquel il supposait, avec assez de vraisemblance, que ses prédécesseurs s'étaient d'eux-mêmes soumis. C'était la grande affaire qui l'occupait alors, et qui le rendait comme insensible aux avantages temporels que la piété des fidèles procurait de temps en temps à son monastère. Il informa l'archevêque Robert du dessein qu'il méditait, et, sur sa réponse, il fit avertir partout qu'il n'admettrait personne à loger dans l'abbaye le jour de la fête du patron. On ne vit jamais mieux qu'en cette rencontre combien la fermeté est nécessaire dans l'occasion. Plusieurs gentilshommes, le voyant, résolu de ne point abandonner son projet, s'il n'y était forcé, renoncèrent d'eux-mêmes à leurs prétendus droits, ou, pour user de leurs termes, firent remise à l'abbaye de la livraison du pain et du vin, etc., qu'on avait coutume de leur donner le jour de la fête des apôtres S. Pierre et S. Paul. Nous trouvons jusqu'à sept chartes sur ce sujet datées de la même année 1211 (79). Ceux qui ne voulurent pas suivre leur exemple eurent recours à l'archevêque, et lui portèrent leurs plaintes contre Alexandre, l'accusant de témérité et d'ingratitude, mais le prélat, instruit de la fausseté de leurs prérogatives, leur fit assez connaître qu'il n'en pensait pas comme eux, et qu'ils n'avaient aucun service à attendre de lui dans ces conjonctures. Cependant la fête approchait, et l'on appréhendait quelque violence de leur part mais ils n'osèrent se présenter. La raison, sans doute, et la religion avaient déjà repris le dessus, et, s'ils n'étaient pas encore déterminés à faire la même démarche que les premiers, ils étaient au moins résolus de ne rien entreprendre avec éclat et d'attendre un temps plus favorable. La Providence fit servir ces délais à avancer l'extinction de leurs chimériques privilèges. Ils en sentirent eux-mêmes la faiblesse et l'injustice, et on les vit, en fort peu d'années, y renoncer par des actes publics et authentiques (80).

Alexandre n'eut pas néanmoins la consolation de voir entièrement la fin de cet heureux événement ; ses infirmités commencèrent, dès l'année suivante 1212, à lui faire sentir que ses jeûnes, ses veilles, son application à l'étude et son assiduité à tous les exercices de jour et de nuit avaient tellement épuisé ses forces qu'il ne pouvait espérer une longue vie. Bientôt après elles le retinrent tout à fait dans une chambre de la nouvelle infirmerie, que l'archevêque Robert avait fait bâtir à l'endroit où est aujourd'hui le parterre, et l'attachèrent à son fauteuil d'une manière peu douloureuse à la vérité, mais qui ne lui laissait aucune force pour en sortir. L'archevêque de Rouen le vint voir en cet état, et passa plusieurs jours à conférer avec lui sur diverses matières, en présence du doyen de la cathédrale, de l'archidiacre d'Eu et d'un chanoine du Bourgachard (81) qu'il avait amenés avec lui. On n'eût point dit à l'entendre parler qu'il fût malade, il fournissait à la conversation et parlait avec une facilité merveilleuse. Ses réponses, quand on lui demandait conseil, étaient décisives, mais toujours sensées, toujours justes ; le prélat l'écoutait avec admiration, et se serait volontiers enfermé avec lui pour recueillir ses instructions et recevoir ses derniers soupirs ; mais la solennité de Noël, qui approchait, l'en empêcha. Il partit de Jumièges le 17 décembre 1212 et arriva le lendemain à Déville, où il confirma la donation (82) que Philippe de Longueville avait faite à l'abbaye, au mois de septembre précédent, de son fief de Varengeville-les-Deux-Églises (83). Elle en a joui paisiblement jusqu'au 15 février 1620, qu'elle l'aliéna, par contrat passé devant Dussaussey, tabellion à Saint-Georges, à M. Duval de Coupeauville, pour une rente de 85 livres.

Nous avons vu que la maladie d'Alexandre l'avait réduit à ne plus sortir de l'infirmerie, quoique les douleurs dont il était tourmenté ne fussent pas des plus aiguës. Il en profita pour instruire sa communauté des devoirs de religion et lui en recommander la pratique. Comme sa tête était libre et saine, il assemblait régulièrement ses religieux autour de lui, trois fois la semaine, pour leur faire des conférences ; d'où l'on peut juger des soins qu'il s'était donné pour les former à Dieu depuis qu'il était chargé de leur conduite. Un des moyens qu'il avait employés, après l'instruction et le bon exemple, était l'étude de l'Écriture sainte et des pères, dont il nous reste encore quelques manuscrits de son temps. Le dernier est de 1210, la veille de Sainte-Luce, et contient un traité de la profession monastique, par Guillaume de Poitiers (84) ; le combat des vices et des vertus, par S. Augustin; le livre du précepte et de la dispense, par S. Bernard ; un traité de la pénitence, sans nom d'auteur ; le poème de Jadin sur l'état religieux ; un catalogue de tous les évêchés du monde ; et un abrégé de la Bible, en forme de prières, par Thomas de Jumièges, qui avait recueilli et copié ces différentes pièces par ordre de son abbé.

Il serait difficile de marquer au juste quelle fut la durée de la maladie qui conduisit ce respectable supérieur au tombeau. Il est vrai que le nécrologe, dont l'autorité doit être comptée pour quelque chose en ce point, met sa mort au 25 octobre 1213, mais un titre également respectable fait mention de son successeur avec la qualité d'abbé dès le mois de mars précédent ; ce qui nous porterait à croire qu'Alexandre n'etait plus au monde, si nous ne le voyons reparaître comme abbé, et son successeur comme prieur, dans un acte dresse, en leur présence, au mois de mai suivant. Pour concilier ceci, nous supposons, comme rien n'empêche, qu'Alexandre, qui vivait dans une continuelle et salutaire crainte de la mort, voyant que sa santé devenait tous les jours plus faible, aura remis sa crosse à la communauté qui lui aura donné un successeur dès son vivant (85) et que, par respect pour lui, celui qui lui fut substitué ne voulut prendre que la qualité de prieur dans l'acte du mois de mai passé à Jumièges, sous les yeux d'Alexandre et presque en son nom. Quant à la charte du mois de mars, dont il sera parlé ensuite, et dans laquelle son successeur se trouve avec le titre d'abbé, c'est qu'il avait été député par la communauté, et que l'affaire se passait hors de Jumièges. Il n'y a rien là qui se contredise, mais il n'y a aussi rien de certain.

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[Notes de bas de page : * = originale ; † = par l'abbé Loth.]

1*.  Cartulaire de Jumièges, c. 227 et 270.

2*.  Cartulaire, c. 60.

3*. Jean-François Pommeraye, Histoire des archevêques de Rouen, Rouen, Maurry, 1667, p. 391.

4†.  Saint-Mards-en-Caux : il y a en effet à Saint-Mards, dit M. l'abbé Jean-Benoît-Désiré Cochet, Répertoire archéologique du département de la Seine-Inférieure, Paris, Impr. nationale, 1871, col. 7, «tradition d'un prieuré dépendant de l'abbaye de Jumièges. Un sentier porte encore le nom de Sente de Jumièges». M. l'abbé Albert Tougard, Géographie du département de la Seine-Inférieure, arrondissement de Dieppe, Rouen, Cagniard, 1877, t. IV, p. 303, place le fief Adam à Varvannes. Le nom de Fief Adam ne subsiste, que nous sachions, ni à Saint-Mards, ni à Varvannes.

5*.  Cartulaire, c. 354.

6*.  Archives de Jumièges.

7†.  Des prédécesseurs du bailli de Rouen.

8†.  Chezal-Benoît ou Chezal-Malin, en latin Casale Benedictinum, ou Malanum : abbaye bénédictine, fondée en 1098 au diocèse de Bourges, devint par la suits le chef-lieu d'une congrégation considérable, qui prit son nom, et qui fut érigée par bulles de Léon X, du 1er décembre 1516. La réforme adoptée par cette congrégation avait été dès l'année précédente (1515), introduits à Jumièges par l'abbé Pierre de Luxembourg, non sans quelques résistances.

L'abbaye de Chezal-Benoît se réunit vers 1686 à la congrégation de Saint-Maur.

9†.  L'Archevêque de Rouen, Gauthier-le-Magnifique, était allé en Allemagne rejoindre le roi, prisonnier à Worms, pour négocier à délivrance.

10†. Un certain nombre d'entre eux sont encore conservés à la Bibliothèque municipale de Rouen ; nous allons noter au passage ceux qu'il nous a été permis de reconnaître : lorsque l'attribution nous en paraîtra douteuse, nous aurons soin de l'indiquer par un point d'interrogation (?). Le premier numéro est celui que portait le volume dans la Bibliothèque de Jumièges et que cite le Père Philippe Labbe, Nova bibliotheca librorum manuscriptorum, Paris, 1657 ; le second est le numéro du catalogue des mss. de la Bibliothèque de Rouen ; le troisième est le numéro de classement sous lequel le volume est actuellement placé dans cette bibliothèque.

11†. Manuscrit de Jumièges, sous la lettre B, num. 67 ; voir Bibliothèque de Rouen, cat. 76, ms. A 419.

12†. Adam d'Evesham : abbé du monastère de ce nom en Angleterre¹, fleurit vers l'an 1160. John Pits, De illustribus Angliæ scriptoribus, Paris, 1619, dit qu'il était Bénédictin, et le père Antoine Pessavino, Apparatus sacer ad scriptores Veteris et Novi Testamenti, Venise, 1603-1608, assure qu'il était Cistercien. Il a laissé, entre autres ouvrages, des sermons, des épîtres et un livre de miracles de la Sainte-Eucharistie. Aucun des ouvrages ne figure dans l'abbé Jacques-Paul Migne, Patrologiæ [latinæ] cursus completus et le ms. cité ne se trouve point plus à la Bibliothèque de Rouen. [¹ L'abbaye d'Evesham, dans le comté de Worcestershire.]

13*. Manuscrit, sous la lettre B, num. 28, 70, 72, 76, etc.

14†. Claude : quel est ce Claude ? Il serait bien difficile de l'établir avec quelque certitude.

Si bizarre que puisse paraître au premier abord cette idée, il ne semble point impossible qu'il soit ici question de l'empereur Claude. Jean Le Petit, plu connu sous le nom de Jean de Salisbury, contemporain de l'abbé Alexandre, cite en effet un livre philosophique (De l'Analogie) qu'il attribue à cet empereur et qui subsistait de son temps ; voir Congrégation de Saint Maur, Histoire littéraire de la France, Paris, t. I, p. 173.

Il semble pourtant plus probable qu'il s'agit des ouvrages de Claude, espagnol d'origine, chapelain de Charlemagne, puis, sous Louis-le-Débonnaire, modérateur de l'école du Palais, et efin évêque de Turin ; outre des commentaires sur presque tous les livres de Sainte Écriture, il avait composé une chronique se poursuivant jusqu'à l'an 814, et que le Père Labbe, op. cit., dit assez singulièrement avoir été composée juxta hebraïcam sacrorum codicum veritatem ; voir Congrégation de Saint Maur, Histoire littéraire de la France, t. IV, pp. 223-224. La plupart de ces ouvrages se trouvent dans Migne, op. cit., t. CIV.

15†. La philosophie d'Hilderbert : quel ouvrage est ici désigne ? S'agirait-il de son dialogue en prose De querimonià et conflictu carnis et spritus ? Mais il n'y est pas question de l'immortalité de l'âme. Nous ne voyons du reste aucun traité auquel on puisse appliquer ce titre dans tout le gros volumes des œuvres d'Hildebert publié par Dom Beaugendre, de Vaudebec-en-Caux, et réédité par l'abbé Migne, op. cit., t. CCXXI.

16†. La substance de l'âme : Mamert Claudien, De statu animæ, dans Migne, op. cit., t. LIII.

17†. L'art de la foi : cet ouvrage paraît être resté inconnu aux auteurs de l'Histoire littéraire de la France, qui consacrent cependant quelques lignes à Nicolas d'Amiens (tome IX, p. 30) ; il en est question dans les lettres du pape Alexandre III ; cf., Edmond Martène, Veterum scriptorum et monumentorum historicorum, Paris, 1724-1733, in-folio, t. II, pp. 658 et 744.

18†. Manuscrit, sous la lettre B, num. 28 ; Bibliothèque de Rouen, cat. 125, ms. A 149.

19†. Manuscrit, sous la lettre B, num. 70 ; Bibliothèque de Rouen, cat. 149, ms. A 385.

20†. Manuscrit, sous la lettre B, num. 72 ; Bibliothèque de Rouen, cat. 164, ms. A 338.

21†. Manuscrit, sous la lettre B, num. 76 ; Bibliothèque de Rouen, cat. 180, ms. A 392.

22†. Manuscrit, sous la lettre G, num. 17 ; Bibliothèque de Rouen, cat. 35, ms. A 136 (?).

23*. Anonyme, Chron. norm., Biblioth. Vatican†. [† L'auteur veut indiquer sans doute le texte des Annales de Jumièges contenu dans la deuxième partie du ms. 553 du fonds de la Reine, à la Vatican, fol. 153-168 ; voir la description qu'en a faite M. Léopold Delisle, Notice sur vingt manuscrits du Vatican, Paris, Champion, 1877, p. 28 et suiv.]

24†. Migne, op. cit., t. CCVII.

25*. Martène, op. cit., t. I, p. 177.

26†. Théologie de Pierre de Blois : cet ouvrage inédit se trouve à la Bibliothèque de Rouen, cat. A, 267.

27*. Manuscrit, sous la lettre E, num. 19.

28*. Manuscrit, sous la lettre E, num. 20.

29*. Arthur Du Moustier, Neustria Pia, Rouen, Berthelin, 1663, p. 314.

30*. Manuscrit, sous la lettre B, num. 66† [† Bibliothèque de Rouen, cat. 237, ms. A 212].

31†. Le chambrier : cet officier claustral avait particulièrement soin du vestiaire.

32†. Le pitancier : cet officier était chargé de distribuer aux moines la nourriture, dans la proportion si exactement déterminée par la règle de S. Benoît.

33†. Nous recommandons ce passage à l'attention du lecteur. Il prouve combien le grand devoir de la prière publique était consciencieusement rempli dans nos vielles abbayes, où les louanges de Dieu ne s'interrompaient ni jour ni nuit.

34†. Le trentain : on appelait ainsi le nombre de trente messes qu'on avait coutume de célébrer pour les défunts, immédiatement après leur mort.

35†. La rotule : c'est-à-dire le fragment du rouleau de parchemin que l'on faisait circuler parmi les abbayes associées de prières avec celle du défunt ; voir la belle étude de M. Léopold Delisle, Rouleaux des Morts, Paris, Renouard, 1866.

36*. La Sainte Bible, Jean 5:30¹. [¹ «Je ne puis rien de moi-même ;...»]

37†. La cérémonie du lavement des pieds, qui sa fait encore le jeudi saint dans toute l'Église catholique, prenait ce nom du répons que l'on chantait à ce moment : Mandatum novum do vobis...¹. [¹ «Je vous donne un commandement nouveau...»]

38†. L'usage d'entourer les autels de courtines, ou rideaux, est de la plus haute antiquité. On le retrouve dans tous les anciens cérémonials des cathédrales et des abbayes. Il s'est continué de nos jours encore dans nombre d'églises d'Allemagne et d'Italie ; seulement ces rideaux n'enferment plus comme autrefois l'autel lui-même.

39†. Bérenger : archidiacre d'Angers, dont les attaques contre la présence réelle soulevèrent en ce siècle les plus vives protestations, surtout dans l'Église de France.

40*. Anonyme, Chron. Norm.

41*. Preuves de Jumièges, art. 30.

42*. Anonyme, Chron. Norm.

43*. Archives et Cartulaire, c. 323.

44*. Cartulaire, c. 286.

45*. Cartulaire, c. 332.

46*. Cartulaire, c. 215.

47†. Bouquetot : canton de Routot, arrondissement de Pont-Audemer (Eure).

48†. Braquetuit: canton de Tôtes, arrondissement de Dieppe (Seine-Inférieure).

49†. Champ Dolent : le nom de Champ-Dolent ou Camp-Dolent est assez répandu, et il est ordinairement l'indice de sépultures gallo-romaines ; mais nous ne connaissons aucun hameau de ce nom dans le doyenné de Cailly.

50*. Cartulaire, c. 201.

51*. Cartulaire, c. 210.

52*. Archives.

53†. Auteurs de Robert Desescos : c'est-à-dire au père et à la mère.

54*. Cartulaire, c. 150.

55*. Cartulaire, c. 207, 277, 368.

56*. Petit Cartulaire, 16-17.

57*. Cartulaire, c. 144.

58*. Cartulaire, c. 166.

59†. Ormoy-Villiers : canton de Crépy-en-Valois, l'arrondissement de Senlis (Senlis).

60†. Yville-sur-Seine : commune du canton de Duclair, sur la rive gauche de la Saine, en face du Mesnil-sous-Jumièges.

61†. Droit de banalité : l'assujettissement à la banalité obligeait les habitants d'un pays à faire moudre tout le blé qu'ils consommaient au moulin duquel ils dépendaient, quelle que fut la provenance du blé. Ce droit n'était pas un droit ordinaire des fiefs, il devait être fondé sur des titres spéciaux ; voir David Hoüard, Dictionnaire analytique, historique, étymologique, critique et interprétatif de la Coutume de Normandie, Rouen, Le Boucher, 1780, art. BANALITÉ.

62†. Bois de Beaulieu : fait partie de la forêt de Mauny, voisine de celle de la Londe.

63*. Cartulaire, c. 218.

64*. Archives.

65*. Pommeraye, op. cit., p. 444.

66*. Archives et Cartulaire, c. 533.

67*. Archives et Cartulaire, c. 226.

68†. Crenne : aujourd'hui Le Cresne ; hameau de Jouy-sur-Eure, touchant au fief de Crèvecœur.

69†. Crèvecœur : hameau de la Croix-Saint-Leuffroy, commune du canton de Gaillon, arrondissment de Louviers (Eure).

70†. Conteville : commune du canton de Beuzeville, arrondissment de Pont-Audemar (Eure).

71*. Preuves, art. 51.

72*. Archives.

73†. Le déport : était le droit que les évêques et les archidiacres avaient dans certains diocèses, et principalement en Normandie, de jouir une année durant des revenus d'une cure vacante par le décès du titulaire.

74†. Mont-de-l'If : canton de Pavilly, arrondissement de Rouen.

75*. Cartulaire, c. 395.

76*. Preuves, art. 32.

77*. Cartulaire, c. 208, 217.

78†. Droit de gîte : On trouve fréquemment mention au Moyen Âge de ce droit. Le seigneur logeait seul ou avec ses gens chez son vassal, à certains jours déterminés. L'obligation d'héberger et de nourrir le seigneur et sa suite, entraînait parfois aussi celle de nourrir ses chevaux. Les abbayes n'étaient pas exemptes de ces redevances, que leur bienfaiteurs leur imposaient en retour des donations qu'ils leur avaient faites. On comprend le trouble qu'apportaient à ces maisons de solitude et de prières ces chevauchées de séculiers qui venaient y faire séjour. Aussi les voyons-nous réclamer énergiquement contre cet usage, qui n'avait pas tardé à dégénérer en abus. Jumièges, à cause de l'importance de ses domaines, était exposé plus que d'autres aux inconvénients de ces séjours bruyants et dispendieux. L'abbé Alexandre et ses successeurs parvinrent à faire cesser, ou à peu près, ces désordres, comme on le verra par la suite.

79*. Cartulaire, c. 306, 307, 316, 317, 318, 319, 322.

80*. Cartulaire, passim.

81†. Bourg-Achard : célèbre prieuré de chanoines réguliers au diocèse d'Évreux ; cf., Louis-Charles-Paulin Passy, Notice sur le prieuré de Bourg-Achard, Paris, Lainé et Havard, 1862.

82*. Cartulaire, p. 503.

83*. Cartulaire, p, 421, 423.

84*. Manuscrit, sous la lettre C, num¹. [¹ Pas donné.]

85†. Notre auteur n'est pas seul à admettre l'existence de pro-abbés, ou abbés auxiliaires (voir note 34 au chapitre 4) ; nous en pourrons citer d'autres exemples.


«Histoire de l'abbaye royale de Saint-Pierre de Jumièges» :
Table des Chapitres ; Lexique ; Chapitre 9

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]