LE COUVENT OU LES FRUITS DU CARACTÈRE ET DE L'ÉDUCATION :

comédie en un acte de Pierre Laujon ;

première le 16 avril 1790.

PERSONNAGES.
L'ABBESSE, femme très âgée.
SŒUR SAINT-ANGE, religieuse non professe.
MARQUISE DE SAINT-SER.
SŒUR BONAVENTURE, tourière, moins âgée que l'abbesse.
SŒUR ANASTASE, jeune converse.
SŒUR EUPHÉMIE, jeune converse.
MADEMOISELLE DE FIERVILLE, fille d'un financier.
PREMIER PENSIONNAIRE, fille de qualité.
SECONDE PENSIONNAIRE, fille de qualité.
TROISIÈME PENSIONNAIRE, fille de qualité.
FRANÇOISE, commissaire, attachée au tour.

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Gravure

Le théâtre représente le parloir de Mme l'Abbesse ; une grille sépare
la partie intérieure de ce parloir, de sa partie extérieure ; il est orné,
et disposé en tout comme on peut le voir dans la gravure.

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SCÈNE PREMIÈRE.
SŒUR EUPHÉMIE, SŒUR ANASTASE.

Sœur Euphémie sort l'appartement de l'abbesse ; sœur Anastase, qui arrive de la porte du cloître presque en même temps que Sœur Euphémie, elle a quelques livres à la main.

SŒUR EUPHÉMIE, en regardant les vases de fleurs.
Grâce au Ciel, voilà le parloir de notre bonne Abbesse orné comme elle le souhaitait. (Apercevant sœur Anastase.). Ah ! sœur Anastase ! cela n'est-il pas ?...

SŒUR ANASTASE.
Délicieux... ma sœur !... mais, c'est du parloir extérieur que le coup d'œil doit être charmant.

SŒUR EUPHÉMIE, courant ouvrir la porte de la grille et avec joie.
Venez, ma sœur !

SŒUR ANASTASE.
Vous en avez la clef, ma sœur ?

SŒUR EUPHÉMIE.
Madame me l'a prêtée pour ouvrir à la sœur Saint-Ange. (Elles entrent dans le parloir extérieur. Sœur Anastase examine le tout avec satisfaction.)

SŒUR ANASTASE.
Ah ! cela repose la vue tout à fait agréablement ! et le fauteuil de Madame entre son perroquet et ses fleurs ! oh ! par exemple, c'est parfait.

SŒUR EUPHÉMIE.
C'est ce qu'elle m'a dit... et vous voyez que, soit qu'elle reçoive dans l'intérieur, (sœur Anastase fait signe que non) ou dans l'extérieur du parloir, elle trouve ou sous sa main, ou sous ses yeux, toutes ses petites douceurs habituelles... mais êtes-vous aussi excédée de fatigue que moi, ma sœur ? (En s'asseyant.)

SŒUR ANASTASE.
Si je le suis ? sœur Euphémie ! sainte miséricorde ! quelle matinée ! dès cinq heures du matin aller à notre laboratoire, préparer la potion calmante de Madame ; de chez Madame, au garde-meuble pour transporter les beaux sièges, chercher, avec la Tourière, dans le parloir près la classe, le clavecin, la table des études ; puis au jardin pour en rapporter des fleurs ; puis, un moment au réfectoire...

SŒUR EUPHÉMIE.
Comme de raison, ma sœur ; et moi ? me réveiller avant le jour... aussi, voyez mes yeux !... je suis sûre qu'ils sont peur... m'habiller à la hâte... (Sœur Anastase lui attache son voile.) Aussi mon voile tient à peine sur ma tête, (avec volubilité) puis le lever de Madame, sa toilette, puis (appuyant sur ceci) faire partir sur-le-champ une lettre d'elle...

SŒUR ANASTASE.
Pour qui, ma sœur ?

SŒUR EUPHÉMIE, avec humeur.
Eh ! je n'ai pas eu la précaution de lire l'adresse.

SŒUR ANASTASE, avec reproche.
Ah ! ma sœur !

SŒUR EUPHÉMIE.
Cela est vrai, mais j'étais si troublée... et pourquoi tous ces dérangements ? quel est son but en ornant si bien son parloir ?

SŒUR ANASTASE.
Ce n'est pas, je crois, pour ajouter à la faveur, déjà assez grande, qu'elle fait à la nouvelle maîtresse, de lui prêter son parloir, pour donner aujourd'hui ses leçons ?

SŒUR EUPHÉMIE.
Oh bien, oui ?

SŒUR ANASTASE, l'interrompant.
Madame faire de ces bévues-là ?... Elle connaît trop bien son monde. Allez, allez, ma sœur ! malgré son grand âge, elle ne radote pas encore.

SŒUR EUPHÉMIE, on sonne.
Mais elle m'appelle ? oui, elle me sonne (en courant vite). Je reviens, et lui dirai que vous avez fait sa commission. (Elle rentre vite chez l'Abbesse.)

SŒUR ANASTASE, vivement.
Tâchez de savoir quelque chose !

SCÈNE II.
SŒUR ANASTASE, seule.

SŒUR ANASTASE.
Que je ne puisse deviner !... cela est impatient !... mais je songe... cette lettre qu'elle a fait partir ce matin ? serait-ce pour un mariage ?... et cette maîtresse de clavecin avec qui elle veut causer ?... ces femmes-là connaissent bien du monde ! Madame aime assez à s'occuper des intérêts des familles... allons ! je m'attends à voir, cet après-midi, arriver quelque grande dame à ce parloir, que l'on a disposé à cet effet. Ah ! sœur Euphémie ! vous n'avez rien de nouveau ?

SCÈNE III.
SŒUR EUPHÉMIE, SŒUR ANASTASE, LA TOURIÈRE un instant après.

SŒUR EUPHÉMIE, à sœur Anastase qui la suit et ferme la porte de la grille.
Rien : sortez, prenez vos livres ! nous donnerons le tout ensemble à la Tourière. (En sonnant la Tourière.) Ma sœur ! ma sœur !

LA TOURIÈRE, ouvrant la porte.
Eh bien, eh bien ? encore un surcroît d'occupations je gage ?

SŒUR EUPHÉMIE.
Le tour, s'il vous plaît, ma sœur, pour les livres de musique de la sœur Saint-Ange, à qui Madame m'a chargé d'ouvrir son parloir ?

SŒUR ANASTASE, en mettant aussi ses livres dans le tour.
Et les livres d'histoire, d'instruction...

LA TOURIÈRE.
Je sais, je sais.

SŒUR EUPHÉMIE, lui montrant une chocolatière qu'elle met dans le tour.
Et puis ? ce qui vous fera oublier vos peines ?

LA TOURIÈRE, avec joie.
Ha ! ha ! remerciez bien pour moi Madame ! entendez-vous, mes sœurs ? dites-lui que j'aurai l'œil à ce que l'on ne dérange pas la sœur ?... passez-moi la sonnette !... si elle a besoin de moi...

SŒUR EUPHÉMIE.
Si la nouvelle maîtresse arrive ? vous sonnerez Madame, qui ne veut parler à personne autre ?

LA TOURIÈRE.
Qu'est-ce que vous dites donc, ma sœur ? venez, venez ! il faut que je m'explique là-dessus... (Les sœurs rentrent dans le parloir extérieur.) Madame aurait-elle oublié qu'elle m'a dit qu'elle recevrait ici, aujourd'hui, une Marquise... qu'accompagnera la mère... d'une de nos pensionnaires ?... c'est un objet plus intéressant que vous ne croyez, vous autres !

SŒUR EUPHÉMIE.
Comme quoi donc ? ma sœur ?

LA TOURIÈRE.
Ah ! comme quoi ? comme quoi ? je vous le dirais bien, mais c'est que... il faut absolument que je sache à quoi m'en tenir... (À sœur Euphémie.) Ma sœur ! allez tout de suite lui dire que je vais exécuter ses ordres que... (À sœur Anastase.) vous entendez bien, ma sœur ? mais si c'était un oubli de Madame ? (À sœur Euphémie.) vous m'en préviendriez tout de suite ?... entendez-vous ?

SŒUR EUPHÉMIE, à sœur Anastase.
J'y cours ; voilà la clef. Si la sœur Saint-Ange arrivait...

SCÈNE IV.
LA TOURIÈRE, SŒUR ANASTASE.

LA TOURIÈRE.
C'est que je ne veux manquer à rien... et j'ai de la mémoire, Dieu merci !... au reste, il n'y aurait rien d'étonnant que ce fût une affaire manquée.

SŒUR ANASTASE.
En quoi donc ? dites-moi...

LA TOURIÈRE.
Je vous dirai donc (s'interrompant en voyant sœur Saint-Ange qui arrive du cloître)... Voici la sœur Saint-Ange !

SŒUR ANASTASE.
Et Mlle de Fierville ?

LA TOURIÈRE.
Et Mlle de Fierville ?... je me sauve... moi qui n'ai pas encore fait sa commission !... Elle m'en dirait de bonnes.

SŒUR ANASTASE.
Sa toilette est faite de bon matin !

LA TOURIÈRE, fermant sa porte.
Il y a peut-être de bonnes raisons pour cela. (Elle sort. ... La sœur Anastase ouvre la grille à la sœur Saint-Ange et rentre chez l'Abbesse.)

SCÈNE V.
MADEMOISELLE DE FIERVILLE, SŒUR SAINT-ANGE.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Sœur Saint-Ange, sœur Saint-Ange ! voyez le soleil qu'il fait, venez donc au jardin !

SŒUR SAINT-ANGE.
Non, vous dis-je.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Et, qu'est-ce que vous voulez faire au parloir de Madame l'Abbesse ?

SŒUR SAINT-ANGE.
Profiter de la permission qu'elle m'a donnée ; y trouver les amusements que je cherche.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Ah ! votre éternel clavecin ! votre musique et vos dessins, et vous appelez cela !... des amusements ?

SŒUR SAINT-ANGE.
En connaissez-vous de plus agréables ?

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Eh ! c'est d'un ennui...

SŒUR SAINT-ANGE.
Cela vous ennuie ?

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
À la mort.

SŒUR SAINT-ANGE.
Je vous plains.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, d'un air très content.
Je ne suis pourtant point du tout à plaindre. Sœur Saint-Ange ! faites-moi votre compliment !

SŒUR SAINT-ANGE.
Et sur quoi ?

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Comment ! vous ne devinez pas ?... à l'air joyeux que vous me voyez ?...

SŒUR SAINT-ANGE.
Non.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Vous n'avez pas pris garde que je suis plus parée qu'à l'ordinaire ?

SŒUR SAINT-ANGE.
Ah ! vous allez voir Madame votre mère !

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Mon père, vous voulez dire ? non pas que je n'aimasse autant ma mère, si je ne retrouvais toujours dans sa bouche, les mêmes leçons que l'on me fait au couvent.

SŒUR SAINT-ANGE.
C'est qu'elle vous aime ; et plus une mère a de tendresse pour sa fille, moins elle a d'indulgence sur les défauts qu'elle remarque en elle.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Mais des défauts ? je n'en ai pas ; (vivement) est-ce que vous m'en trouveriez ?

SŒUR SAINT-ANGE.
Je ne dis pas cela.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Vous voyez donc bien qu'elle a tort ; d'autant que ce n'est pas ma faute, si nos goûts sont différents. (D'un ton très léger.) J'aime la parure, elle la déteste ; elle aime la lecture, je ne saurais la souffrir... à l'exceptions des romans... que j'aime à la folie !

SŒUR SAINT-ANGE.
Et qui sont si instructifs ?...

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Si amusants ! si tendres !... et que ma mère m'arrache des mains, dès qu'elle peut me surprendre à les lire.

SŒUR SAINT-ANGE.
Elle a tort.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
N'est-ce pas ? c'est beaucoup plus intéressant, je crois, que de savoir si... Clovis a existé avant Philippe de Macédoine... que je ne verrai jamais... et qui est mort ?... il y a peut-être deux cents ans, n'est-ce pas ?

SŒUR SAINT-ANGE, riant.
Oh oui, vous avez raison.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Sans doute, car à quoi cela sert-il ? les maîtres arrivent, on me sonne ; la leçon commence, elle m'ennuie ; je bâille, ils s'en aperçoivent ; ils lèvent le siège, je leur donne leur cachet ; ils s'en vont, bien contents ; et moi aussi ; et tous les jours c'est la même chose, parce que je n'aime point ce qui me gêne, et qu'enfin, quand on est riche, on n'a pas besoin de toutes ces balivernes-là.

SŒUR SAINT-ANGE, avec douceur, mais d'un ton un peu sérieux.
Eh, Mademoiselle !... les fortunes qui paraissent le mieux assurées, sont souvent celles qui s'écroulent le plus facilement ; qui l'a mieux éprouvé que moi ? où en serais-je, si mes talents ne m'avaient assuré ici un sort à l'abri de tous les événements ?

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, très vivement.
Un sort ? ah ! miséricorde ! vous appelez une place au noviciat, un sort ?

SŒUR SAINT-ANGE.
Très consolant, quand on n'a pas plus de ressources qu'il ne m'en restait ; et ç'en est une bien précieuse, puisque je la dois en partie à mes talents, qui, tout faibles qu'ils sont ! me serviront de dot dans ce couvent, grâce aux bontés de Mme l'Abbesse.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, d'un ton très léger.
Oh oui ! Madame l'Abbesse a assez bien arrangé cela ; (très vivement) mais c'est que vous lui serez utile au moins, ne vous y trompez pas.

SŒUR SAINT-ANGE, avec douceur.
Ne diminuez rien de l'obligation que je lui dois avoir.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, d'un ton très dédaigneux, et à part.
Ne va-t-elle pas s'imaginer que c'est pour l'amour d'elle ? pauvre dupe ! allez, allez ! croyez que l'Abbesse, avec son petit ton doucereux, et son air de désintéressement, sait très bien ce qu'elle fait ; et que la bonne opinion qu'elle a d'elle-même, ne l'empêche pas de sentir combien vous leur devenez nécessaire. Car vous êtes...

SŒUR SAINT-ANGE.
Très reconnaissante.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Fort bien, fort bien... mais suffit que ce qui vous convenait, parce que vous n'avez pas d'autres ressources,... je puis bien m'en passer, moi qui suis riche ?

SŒUR SAINT-ANGE, d'un ton sérieux.
Eh ! j'étais née pour l'être ! si mon père, objet de tous mes regrets...

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Comment ! quand il vous a rendu victime de son imprudence ?

SŒUR SAINT-ANGE.
Ah ! vous allez me conter mon histoire.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, avec joie.
Eh bien ! laissons cela pour parler de ce qui m'intéresse ; d'abord, comment me trouvez-vous ?

SŒUR SAINT-ANGE, avec ironie.
Chose fort intéressante, en effet !

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Très intéressante, parce que j'ai des raisons pour être jolie aujourd'hui... Il faut que je vous confie un secret, mais vous me promettez de n'en rien dire ?

SŒUR SAINT-ANGE.
Oh ! je ne suis point du tout curieuse.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Oh que si ! premièrement une religieuse l'est toujours.

SŒUR SAINT-ANGE, riant.
Oh ! mais je ne suis encore qu'aspirante.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Plaisanterie à part ; faites-moi votre compliment, sœur Saint-Ange ! (Avec grande joie.) Je vais sortir du couvent.

SŒUR SAINT-ANGE, riant.
À la joie que vous annoncez de le quitter, vous n'avez pas envie d'y laisser beaucoup de regrets ! vous devriez cependant songer, que vous n'y avez pas déjà trop d'aimes.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Mais vous êtes d'une sincérité admirable !

SŒUR SAINT-ANGE.
C'est le seul mérite que je me connaisse.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
C'est très mal à vous ; car il faut que je vous croie mon amie, pour vous mettre dans une confidence...

SŒUR SAINT-ANGE.
Que vous avez déjà faite à cinq ou six de ces demoiselles.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, vivement.
Comment ! Elles vous l'ont dit ?... oh ! les bavardes !

SŒUR SAINT-ANGE, riant.
Eh ! qui voulez-vous qui vous garde le secret ? vous ne garderiez celui de personne ; vous cherchez à mortifier vos compagnes...

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Comment ? quand elles se sont un plaisir de m'humilier ? quand à tout propos elles trouvent le moyen de citer... et c'est M. le Marquis, mon père... M. le Commandeur, mon oncle, M. le Baron, mon petit-frère !... et moi, que ces titres-là désolent !...

SŒUR SAINT-ANGE.
Pour imiter leurs torts, vous les écrasez du poids de la fortune de Monsieur votre père ?... qui vous aveugle...

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Dites que c'est la jalousie qui aveugle mes compagnes ! aussi n'ai-je eu rien de plus pressé, que de leur annoncer que mon mariage va me rendre leur égale ! et tout en recevant leurs compliments, je voyais qu'elles étouffaient de dépit.

SŒUR SAINT-ANGE.
Charmantes dispositions ! eh ! Mademoiselle, je souhaite que vous n'éprouviez jamais combien il est dangereux de prêter des armes à l'envie ; mais au moins, pour parler de votre mariage avec tant de confiance, auriez-vous dû attendre que vous vous suffisiez assurée de plaire à la mère de votre prétendu. (Elle passe à la tables des études.)

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Vous savez donc que ma mère doit me l'amener ici aujourd'hui ?... comme tout se sait pourtant ! Mais... vous doutez que je lui plaise ? vous m'alarmez ; est-ce que je ne suis pas coiffée à l'air de mon visage ?

SŒUR SAINT-ANGE.
Eh ! je ne dis pas cela !

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Oh ! mais je le devine, moi. Convenez-en ! le bleu ne me va point ; aussi, c'est la faute de votre sotte de sœur Tourière, à qui j'ai dit de me faire l'emplette d'un ajustement couleur de rose, et je l'attends depuis ce matin ! (Avec impatience.) Ah ! sonnez-là, je vous en prie !

SŒUR SAINT-ANGE.
Eh ! Mademoiselle ! m'enlever tout le temps que je veux employer à l'étude !

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, prenant la sonnette avec impatience.
Ma sœur, vous n'êtes guère complaisante ! (Elle sonne.) Il me semble pourtant, que la peine n'était pas considérable... (Elle sonne.) Viendra-t-elle donc à cette heure ? (Elle sonne.)

SCÈNE VI.
SŒUR SAINT-ANGE, LA TOURIÈRE, MADEMOISELLE DE FIERVILLE.

LA TOURIÈRE.
Eh bien, eh bien ? quand vous sonnerez cent fois, il faut bien le temps de monter l'escalier !

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Ah ! vous voilà, sœur Tourière ?

LA TOURIÈRE.
J'ai cru que Mme l'Abbesse se trouvait mal, ou que le feu était au couvent, pour le moins.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Voilà un quart d'heure que je sonne, pourquoi ne montez-vous pas ?

LA TOURIÈRE, avec humeur.
Oh pourquoi ?... Mademoiselle ! vous avez le commandement beau ? mais il ne faudrait être occupée que de vous !

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Quand cela serait ? il me semble que mon père vous donne d'assez bonnes étrennes pour cela ?

LA TOURIÈRE, avec plus d'humeur.
Ma foi, Mademoiselle... ce sont... de petites... gracieusetés, j'en conviens... mais qui sont bien gagnées,... avec vous, je vous en réponds ; et si c'était aussi bien vous, comme c'est lui qui me les a données ? je vous les aurais rendues, tant vous me les avez reprochées de fois... mais enfin, qu'est-ce que vous voulez ?

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Comment, ce que je veux ? l'avez-vous oublié ? et cet ajustement couleur de rose, que je vous ai priée de me faire faire par la Marchande de Mondes ? grâce à votre peu de soin, je ne l'aurai pas.

LA TOURIÈRE, avec humeur.
Comment, grâce à mon peu de soin ?... est-ce que je peux y aller, moi ? est-ce que je peux quitter mon tour ? qu'est-ce que j'ai pu faire, que d'envoyer... Françoise... dire que vous attendiez après ?... qu'on se dépêchât ?

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Bon ! Françoise est un lambine.

LA TOURIÈRE, haussant les épaules.
Françoise ? Françoise !... qui est la diligence même ! et qui y a été de si bon cœur !... sans déjeuner encore !... et voilà le grand merci ? et moi qui laisse refroidir mon chocolat, que Mme l'Abbesse a eu la bonté de m'envoyer ! et tout cela pour écouter... (Elle sort.)

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Ah ! vous êtes impatiente.

LA TOURIÈRE, revenant sur ses pas, et bégayant de colère.
Ma... ma foi, Mademoiselle ! quand vous descendrez, comme on dit, de... de la côte... d'Adam ?... vous n'en diriez pas plus. (La sœur Saint-Ange en riant, et haussant les épaules, prend un livre.)

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Ah ! vos sornettes m'ennuient ;... (Regardant la sœur qui lit.) Il me paraît aussi, que j'empêche la sœur Saint-Ange de faire sa lecture ? Je serai tout aussi bien d'aller au jardin. (Elle sort avec humeur, et revient sur ses pas.) Ah ! s'il arrivait ici une Marquise,... que ma mère m'amènera, une Marquise, entendez-vous ?... ayez soin de me sonner tout de suite ! (Elle sort.)

SCÈNE VII.
LA TOURIÈRE, SŒUR SAINT-ANGE.

LA TOURIÈRE, en grognant.
On n'y manquera pas... allons, allons ! celle-là a bon besoin de son bien toujours ! (À la sœur.) j'espère que nous en serons bientôt débarrassées ; car cette Marquise ?... c'est pour un mariage ; vous savez cela ?

SŒUR SAINT-ANGE.
Oui.

LA TOURIÈRE.
Et avec le bien que celle-ci a ?... cela ne peut pas manquer, vous entendez bien ? car je vous assure, ma sœur, que moi, — qui ne veux de mal à personne ! — en vérité... je crois que je souhaiterais que... cela ne se fit pas ;... n'était... qu'elle nous resterait encore ici ?

SŒUR SAINT-ANGE, se levant après avoir remis les livres en place.
Il est vrai qu'on serait tentée de croire, qu'elle s'inquiète peu de s'y faire aimer.

LA TOURIÈRE.
Aimer ?... comment, ma sœur ! c'est que s'il y en avait deux comme elle ici !... assurément, je suis bien attachée à Mme l'Abbesse ; et à toutes ces dames ; et à vous, ma sœur, en particulier...

SŒUR SAINT-ANGE.
Je vous en remercie, sœur Bonaventure.

LA TOURIÈRE.
Non, c'est la vérité, mais si nous en avions deux comme elle !... que je ne m'appelle pas sœur Bonaventure ! — Dieu me pardonne le serment ! et vous ma sœur ! — mais je crois que je renoncerais à être Tourière, pour n'avoir plus à faire à elle ; oui ; je préférerais, je crois, d'être simple sœur... attachée... aux cuisines ou au potager.

SŒUR SAINT-ANGE, avec un ton de bonté.
Je le crois, ma pauvre sœur, mais vous oubliez que votre chocolat se refroidit ?

LA TOURIÈRE.
Bien obligée, ma sœur. (Elle sort et revient.) À propos j'oubliais aussi de vous dire que la maîtresse de clavecin, qui est malade, doit en envoyer une autre à sa place.

SŒUR SAINT-ANGE.
C'est bon, c'est bon.

LA TOURIÈRE, en s'en allant.
Madame l'Abbesse me l'a fait dire ce matin ; mais j'avais oublié de vous en prévenir, parce que cette de Mlle de Fierville ?... réellement elle me fait tourner la tête. (Avec douceur.) Adieu ! ma sœur ! (Elle sort.)

SŒUR SAINT-ANGE.
Adieu, sœur Bonaventure !

LA TOURIÈRE, grognant en s'en allant.
Ah, mon Dieu !... ça !... mais c'est qu'on n'y tient pas. (Elle rentre chez elle.)

SCÈNE VIII.
SŒUR SAINT-ANGE, seule.

SŒUR SAINT-ANGE, riant, et passant à son clavecin.
La pauvre sœur Bonaventure n'est pas contente ; et franchement, elle a raison... quel caractère ! je ne vois personne, dans ce couvent, qui ne fût fort aise de la voir humiliée... que je plains le mari qui l'aura ! mais en attendant que la maîtresse de clavecin arrive, occupons-nous un peu ! (Elle feuillette plusieurs livres de clavecin, et les remet à leur place en disant.) Voyons ! une pièce ?... non... quelques airs plutôt... Ah !... ma chanson favorite ! (Elle se met au clavecin et chante.)

Air (Noté à la fin) :

SŒUR SAINT-ANGE, chante.
L'attrait qui fait chérir ces lieux
C'est le calme de l'innocence ;
Quand aurai-je le droit heureux
D'en partager la jouissance !
C'est mon espoir ! c'est le seul bien
Qui doive me séduire ;
C'est un bonheur, je le sens bien,
Puis-je trop me le dire ?

Ici la douceur de nos lois
Rend nos jours et nos nuits paisibles ;
Et l'Amitié seule a des droits
Pour enchaîner nos cœurs sensibles.
C'est, etc.

(On entend la sonnette du parloir.)

SŒUR SAINT-ANGE.
Mais on sonne ! c'est pour Madame l'Abbesse ; c'est apparemment cette Marquise. (Elle se lève, et va remettre sa musique en sa place.)

SCÈNE IX.
SŒUR SAINT-ANGE, LA MARQUISE DE SAINT-SER tenant un
livre de musique
, LA TOURIÈRE portant ses dessins.

LA TOURIÈRE, après avoir mis en place le carton de dessins.
SI vous voulez vous asseoir, Madame ? Madame l'Abbesse va venir.

SŒUR SAINT-ANGE, à la Marquise.
Vous savez, Madame, que son grand âge, ne lui permet pas d'aller bien vite ? mais je vais la chercher et lui donner la main.

LA MARQUISE.
Ma sœur, vous êtes bien obligeante ; oserais-je vous prier de lui dire, je suis la maîtresse de dessin et de musique, que Mme Henri envoie pour la suppléer ?

SŒUR SAINT-ANGE.
Ah ! c'est Madame ? (Elle lui fait une révérence.) je vais avec grand plaisir faire votre commission ; je suis bien aise de vous prévenir que (d'un air riant) j'aurai l'honneur d'être une de vos écolières.

LA MARQUISE.
J'en serai charmée. Mais n'oubliez pas que c'est au défaut de Mme Henri, dont assurément je n'ai pas le talent !

SŒUR SAINT-ANGE, riant.
Oh ! la modestie est le fard des talents ; mais Madame, vos moments sont sûrement précieux ; je vais faire diligenter Mme l'Abbesse. (Elle sort.)

LA MARQUISE.
Je vous en remercie, ma sœur.

SCÈNE X.
LA MARQUISE, LA TOURIÈRE.

LA MARQUISE.
Voilà une jeune sœur bien aimable ?

LA TOURIÈRE.
Aimable, douce... ah ! c'est qu'il faut la connaître ! c'est la sœur Saint-Ange.

LA MARQUISE, avec surprise.
Comment, la sœur Saint-Ange ; je connais fort ce nom-là !

LA TOURIÈRE.
Oui ; c'était son nom de pensionnaire... cet elle a été pensionnaire, avant d'être au noviciat ; elle a eu un père... quand je dis ; on sent bien cela ; mais c'est que son père ?... avoir épousé en secondes noces une autre femme... qui n'était pas la mère de celle-ci... C'est une grande histoire que tout cela ; le père ?... était vraiment capitaine de vaisseau.

LA MARQUISE.
Eh ! j'en ai entendu parler.

LA TOURIÈRE.
Oui, oui, c'est cela... car sa douceur, sa figure ? c'est beaucoup ; mais ce n'est rien en comparaison de son âme ;... pour ne pas plaider avec sa belle-mère... qui avait besoin du peu de bien que le père avait laissé... parce qu'il avait embarqué presque toute sa fortune... et que sur la mer ? son vaisseau et lui... rien ne s'est sauvé... vous entendez bien ?... Or, cette jeune demoiselle-ci aurait pu demander à sa belle-mère le bien du père, vous concevez bien ?... et c'était juste ; eh bien, Madame ! Elle a préféré, pour laisser du soulagement à sa belle-mère, de se faire religieuse... et elle n'en dit rien... j'ai su cela, moi ; parce que je sais tout, et elle ne veut pas que l'on le fâche, elle, c'est ce qu'il y a de mieux ; et si je vous dis cela, c'est que j'espère que vous n'en parlerez pas au moins, Madame ?

LA MARQUISE.
N'ayez pas peur ! mais dites-moi un peu, Mlle de Fierville ?...

LA TOURIÈRE.
Oh ! ce sera votre écolière aussi, mais, (à part) quelle différence ! vous verrez, vous verrez... (L'Abbesse entre.) Ah ! voilà, Mme l'Abbesse !

SCÈNE XI.
LES PRÉCÉDENTS, L'ABBESSE soutenue par LES CONVERSES et
précédée par
SŒUR SAINT-ANGE qui lui baise la main et fort.

L'ABBESSE, à la Marquise.
Ah ! Madame la M... (La Marquise lui fait un signe.) Laissez-nous un peu, sœur Bonaventure ! (Les converses qu'elle fait retirer se parlent d'un air animé et marquent leur surprise et leur curiosité.)

LA TOURIÈRE.
Si Mme de Fierville amène cette Marquise ? les ordres que Madame m'a fait donner, tiennent-ils ?

L'ABBESSE.
Nous verrons... oui, oui... (La Tourière sort.) Je vous demande mille pardons, Madame, mais j'ai pensé vous nommer Mme la Marquise.

LA MARQUISE.
Je l'ai bien vu, aussi vous ai-je fait signe, vous auriez tout découvert. (Elles s'asseyent.) Comment vous portez-vous ?

L'ABBESSE.
Vous êtes bien bonne, Mme la Marquise, je vais, (s'écoutant parler) aussi bien que peut le permettre mon grand âge, et tous les soins qu'entraîne après soi la place que je remplis... vous les imaginez sans peine, Mme la Marquise ? mais je suffis encore à tout... et quand on veut, comme moi, entrer dans tous les détails d'une administration comme celle de cette maison !... je vous assure qu'il faut, une tête... aussi bonne que celle que j'ai... et j'en suis (d'un air riant) quelque étonnée moi-même... que voulez-vous ? ce sont des grâces d'état, et que le Ciel daigne m'accorder :... mais Mme la Marquise, venons à ce qui vous intéresse !

LA MARQUISE.
Oui, mais ne m'appelez donc plus Mme la Marquise ?

L'ABBESSE.
N'ayez pas peur ! je ne m'y tromperai pas ; je vous ai déjà annoncée dans cette maison, comme une maîtresse de musique et de dessin (riant et d'un ton de satisfaction). Je suis à tout, Madame, je suis à tout.

LA MARQUISE.
J'en suis bien persuadée ;...

L'ABBESSE.
Et j'en ai bon besoin, je vous assure... Oh ça ! voulez-vous que je sonne pour avertir Mlle de Fierville ?

LA MARQUISE.
Causons un petit moment sur ce qui la regarde !

L'ABBESSE, souriant.
Vous avez peur que j'ai oublié, ce que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire ? mais jugez si j'ai bien retenu ce que contenait votre lettre ! «vous avez un fils, de vingt-six ans, colonel d'un régiment,... et qui ne manque pas de fortune...

LA MARQUISE.
Mais mon fils, en passe de faire son chemin, aura toujours après moi, vingt-cinq mille livres de rente.

L'ABBESSE.
Oh ! Mademoiselle de Fierville sera immensément riche... Mais tout cela ira à merveilles, sa mère est prévenue ; et le père ?... est impatient d'appeler sa fille, Mme la Marquise. Mais suivons !... «Comme vous désiriez que Monsieur votre fils, en prenant une femme, vous donnât en elle, une compagne, qui contribuât à votre satisfaction... n'est-ce pas cela ? vous êtes bien aise de connaître par vous même celle que lui destinés ?

LA MARQUISE.
C'est cela même.

L'ABBESSE.
Vous voyez donc bien ;... et...

LA MARQUISE.
Mon fils me laisse absolument maîtresse de son choix.

L'ABBESSE.
Je viens de vous le dire ; et pour mieux juger la jeune personne, aux parents de laquelle j'ai déjà porté les premières paroles, vous avez engagé sa mère...

LA MARQUISE.
Qui m'a promis le secret, à n'en rien dire à sa fille...

L'ABBESSE.
Ainsi que moi, à trouver bon que vous vinssiez ici, sous le prétexte de donner des leçons.

LA MARQUISE.
Justement, mais dites-moi, je vous prie !... le caractère de Mlle de Fierville ?...

L'ABBESSE, avec un peu d'embarras et de surprise.
Son caractère !... oh ! vous entendez bien que je peux guère répondre... sur cela... si j'en dis du bien ? je vous paraîtrai suspecte ; et puis, il faut bien que j'abandonne quelques détails aux maîtresses, qui, sous mes ordres, aident à conduire cette maison... d'ailleurs je suis très discrète sur ces questions-là. Elle est jolie d'abord ;... elle a d'esprit, mais vous en jugerez vous-même, je vais sonner pour l'avertir (prenant la sonnette sur le clavecin).

LA MARQUISE.
Volontiers.

L'ABBESSE, en sonnant.
Elle est jolie ; fille unique ; elle aura cent mille livres de rente ; son père est dans la haute finance, et depuis trente ans, je vous laisse à penser...

LA MARQUISE, à part.
Pas un seul mot sur son caractère.

L'ABBESSE.
Chut !

SCÈNE XII.
LES PRÉCÉDENTS, SŒUR EUPHÉMIE.

L'ABBESSE, à la sœur Euphémie.
Avertissez Mlle de Fierville pour sa maîtresse de clavecin... Ah ! et la sœur Saint-Ange.

SŒUR EUPHÉMIE.
C'est bon, Madame. (Elle sort.)

SCÈNE XIII.
L'ABBESSE, LA MARQUISE.

L'ABBESSE.
Car vous l'avez aussi pour écolière, Madame, je lui fais continuer ses leçons... vous l'avez déjà vue, notre sœur Saint-Ange ?

LA MARQUISE.
Elle m'a fait une peine !...

L'ABBESSE.
C'est un ange, Madame, que cette personne-là, candeur, esprit, talents... Elle est élève de notre maison, et nous fait honneur, j'ose le dire. Dans deux mois elle sera des nôtres... Je la fais recevoir sans dot.

LA MARQUISE.
Cela m'intéresse avec d'autant plus de raison, que je connaissais le père.

L'ABBESSE.
Oui ?

LA MARQUISE.
Feu mon mari s'était proposé de demander Mlle de Saint-Ange, pour mon fils, qui était même décidé à l'épouser, surtout le bien qu'on en disait, quoiqu'il ne l'eût vue qu'une seule fois : moi, qui vous parle, je ne la connais que d'aujourd'hui ; le père s'est avisé de se remarier ; je perdis mon époux ; la position de mon fils devint plus brillante, celle de Mlle de Saint-Ange le devenait moins.

L'ABBESSE.
Sûrement.

SCÈNE XIV.
LES PRÉCÉDENTS, SŒUR EUPHÉMIE, MADEMOISELLE DE FIERVILLE.

SŒUR EUPHÉMIE.
Mademoiselle de Fierville.

L'ABBESSE.
Ah ! Madame, c'est une de vos écolières. (La sœur Euphémie retire le fauteuil de l'Abbesse, et après avoir présenté Mlle de Fierville à la Marquise, elle donne le bras à l'Abbesse.)

SCÈNE XV.
LES PRÉCÉDENTS, PLUSIEURS PENSIONNAIRES
observant avec curiosité de la porte de la grille.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, à part, et avec humeur.
Ce n'est que la maîtresse de clavecin !...

UNE PENSIONNAIRE.
Ce n'est pas sa Marquise ?

LES AUTRES PENSIONNAIRES.
Ce ne serait pas sa Marquise ? voyons ! écoutons ! (Elles se cachent derrière les sièges du parloir intérieur.)

L'ABBESSE.
Je vous laisse, et reviendrai savoir, si vous êtes contente.

SŒUR EUPHÉMIE, faisant un cri de frayeur en voyant quelqu'un derrière les sièges.
Ah ! Mesdemoiselles ! vous m'avez fait une peur !...

L'ABBESSE, appelant les pensionnaires qui s'enfuient.
Eh ! que venez-vous faire ici, Mesdemoiselles ?...

UNE PENSIONNAIRE, en entrant dans le parloir extérieur avec ses compagnes.
Faire notre cour à Madame. (Elles lui baisent la main tour à tour.)

L'ABBESSE.
Oui, oui ;... et puis un peu de curiosité ?

PENSIONNAIRE.
Il est vrai, notre Mère... qu'il en est bien quelque petite chose... (Aux autres.) Pourquoi mentir ?

AUTRE PENSIONNAIRE, gaiement.
Notre Mère devine tout ; nous venions... pour voir cette Marquise, que Fierville nous a fit qu'elle attendait.

TOUTES LES PENSIONNAIRES.
C'est la vérité, notre Mère.

PENSIONNAIRE.
Et cela ?... pour faire compliment avec toute confiance...

TOUTES TROIS, avec ironie en regardant Mlle de Fierville.
Oui ! avec toute confiance, à notre bonne amie.

L'ABBESSE.
Fort bien, fort bien, mais cela ne doit regarder que Mademoiselle. Laissez-la prendre sa leçon !

LES PENSIONNAIRES, après lui avoir baisé la main, et l'avoir saluée, sautant de joie et rentrant dans le cloître.
Ce n'est pas sa Marquise.

SCÈNE XVI.
LA MARQUISE, MADEMOISELLE DE FIERVILLE.

LA MARQUISE, après avoir salué modestement, et avoir essayé si le clavecin était d'accord.
Oh ! ça, Mademoiselle, voulez-vous que nous commencions ? je dois vous prévenir que je n'ai assurément pas le talent de Mme Henri.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, regardant si l'Abbesse est rentrée.
Oh ! vous en aurez toujours assez pour moi... (Avec joie.) Madame l'Abbesse est rentrée... prenez d'abord votre cachet !... je ne me soucie pas de prendre ma leçon.

LA MARQUISE.
Vous n'aimez peut-être pas le clavecin ?

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Ni la musique.

LA MARQUISE.
C'est-à-dire, que vous préférez le dessin ?

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Oh ! bien oui ! comment ? s'attacher, de gaité de cœur, à faire de gros yeux... qui ne finissent pas ? car on ne m'en sort pas ; voyez ! (Montrant l'exemple.) Voilà mon cahier ; c'est une occupation bien amusante !

LA MARQUISE.
Mais, quand on commence ?...

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Par ennuyer, l'on a tort ; tenez ! voici un cachet de plus, pour ne m'en plus parler.

LA MARQUISE.
Eh ! mais...

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Prenez donc ! est-ce Mme Henri ne vous a pas prévenue que c'est mon usage ?

LA MARQUISE.
Elle a oublié de me le dire.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Ce sont mes conditions ; et il faut bien qu'elle y souscrive ; car sans cela, je dirais à mon père, qu'elle montre mal, et lui, qui ne se connaît pas plus en talents, que je ne les aime, mais qui paye bien, me donnerait bien vite une autre maîtresse ; ainsi vous jugez bien que Mme Henri !...

LA MARQUISE, riant.
Ah ! Mademoiselle, je n'ai garde d'indisposer contre elle une écolière aussi précieuse que vous.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
C'est bien sur cela que je me fie.

LA MARQUISE.
Au surplus ; ce sont des talents qui ne sont pas absolument nécessaires ; et Mademoiselle s'en dédommage sûrement par des connaissances plus utiles... la Géographie, l'Histoire... la lecture, par exemple ?...

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
M'ennuie à la mort ; quoi ? l'Histoire ancienne ou profane ?... des dates à se mettre dans la tête ? cela fatigue à retenir... il n'y a guère que la danse que j'aime ;... encore !...

LA MARQUISE, riant.
Vous ne faites pas grand cas des talents ?

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Pas trop, si vous voulez que je vous dise vrai ; et mon père pense sur cela bien différemment de ma mère : «Vas, vas, ma fille, me dit-il, quand ma mère me sermonne — car elle est pour les talents, elle — Vas, ne crains rien ! tu es jolie ; tu auras du bien ; un mari sera trop heureux de t'avoir»... à propos de cela ? vous êtes sûrement répandue dans le monde ?

LA MARQUISE.
Mais un peu ; à l'aide des écolières que j'ai.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Je vous dirai... mais n'en parlez pas au moins !

LA MARQUISE.
Vous jugez bien, Mademoiselle !...

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
C'est qu'il est question pour moi d'un mariage.

LA MARQUISE, jouant l'air étonné.
D'un mariage ?

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, avec joie.
Oui, cela ne dépend en quelque façon que de mon aveu...

LA MARQUISE.
Ah ! fort bien.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Causons un peu ensemble ! cela vaudra mieux que ma leçon... (Elle se lève et va à la porte en chantant.) Attendez que je voie si la porte de l'Abbesse est bien fermée. (Elle revient se mettre à sa place.) Oui : connaissez-vous Mme la Marquise de Saint-Ser ?

LA MARQUISE, avec joie.
Beaucoup : je finis même à présent un dessin tout à fait intéressant dont elle m'a chargée : elle s'est donnée des soins pour me procurer de nouvelles écolières ; et j'enseigne de plus à une de ses nièces avec qui j'en parle souvent.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, avec joie.
Oui ?... (l'embrassant). Oh ! vous êtes charmante... vous allez me dire tout ce que j'ai envie de savoir.

LA MARQUISE.
Vous me rappelez en effet, que j'ai entendu parler du mariage de son fils.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, avec joie et vivacité.
Eh ! vraiment oui ; c'est de moi qu'il est question : quelle femme est-ce que cette Marquise ?

LA MARQUISE.
Une femme... de mon âge... qui n'a qu'un fils.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Je le sais.

LA MARQUISE.
Il n'a des yeux que pour elle, qui, de son côté, n'est occupée que de son bonheur.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, vivement.
Oh cela ! j'en suis sûre, car elle veut me le donner pour mari, comme je vous le dis.

LA MARQUISE.
Ah ! cela est vrai...

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Oui, oui... mais dites-moi ? est-ce une femme qui aime la dissipation ? le plaisir ?

LA MARQUISE.
Mais c'est une femme assez sensée, autant que je puis m'y connaître ;... elle fait grand cas des talents, par exemple.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, d'un air assez rêveur.
Oui ?

LA MARQUISE.
Oui.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Et faudra-t-il vivre avec elle ?

LA MARQUISE.
Comment ! vous en doutez ? oh ! très certainement : une femme, qui aime son fils, ne voudra pas s'en séparer ; du moins, je le crois.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, d'un air assez rêveur.
Vous croyez ? (Vivement.) Oh ! une bru qui a de l'esprit comme moi, tourne comme elle veut celui de son mari ; et quand il n'est plus question après que d'un sacrifice ? vous jugez bien !...

LA MARQUISE.
Ah, ah !...

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, gaiement.
Ce n'est pas là mon embarras... et le Marquis de Saint-Ser ? d'une jolie figure, à ce que l'on dit ?

LA MARQUISE.
Mais assez bien...

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, très gaiement.
Bon, tant mieux ! et son caractère ?... car c'est un point essentiel !

LA MARQUISE.
Vous êtes bien dans mes principes ; mais... il est doux, aimable.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Jugez donc, quel plaisir ! quand me trouvant Marquise, je viendrai dans un carrosse brillant, faire ici ma visite de nouvelle mariée, pour flatter le petit amour-propre des religieuses qui m'ont élevée ! et surtout je n'oublierai pas de demander mes compagnes, qui seraient la joie de leur cœur, si mon mariage ne se faisait pas... vous avez pu les voir ?... mais continuons !... le Marquis est donc aimable, doux ?

LA MARQUISE.
Mais un peu ennemi du faste.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Quelle folie ! aime-t-il du moins le bal, la comédie, les spectacles enfin ?

LA MARQUISE.
Il y va, mais sans en raffoler.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Oh ! je veux qu'il en raffole, parce que j'en raffolerai, moi ; et qu'il faut bien que je me dédommage de l'ennui que j'ai eu au couvent... d'ailleurs, je lui apporte une fortune assez considérable, pour qu'il se prête à tout ce qui peut me plaire. Mais j'entends quelqu'un. Mettons-nous vite, à ma leçon de dessin ! voilà mon exemple... (en le lui montrant) mes yeux éternels ! cela n'est-il pas bien récréatif ? (À voix basse.) Il est bien heureux que je vous aie trouvée aussi instruite !

LA MARQUISE.
Je vous assure, Mademoiselle, que je me sais bon gré de l'être.

SCÈNE XVII.
LA MARQUISE, MADEMOISELLE DE FIERVILLE, LA TOURIÈRE, FRANÇOISE
qui tient dans un carton un ajustement couleur de rose.

LA TOURIÈRE.
Mademoiselle, voilà votre ajustement, couleur de rose, que Françoise apporte de chez la Marchande de Modes (Françoise salue en mettant le carton sur la table.).

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, avec humeur, à la Tourière.
Elle est une sotte (Françoise sort toute interdite.) ; et vous oubliez tout... Elle arrive à présent, je vais la gronder comme elle le mérite... imaginez-vous, Madame ! que j'envoie chercher un ajustement couleur de rose, parce que le bleu ne me va pas si bien. (Elle voit arriver la sœur Saint-Ange.)

SCÈNE XVIII.
LES PRÉCÉDENTS excepté FRANÇOISE, SŒUR SAINT-ANGE.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, avec humeur.
Ah ! sœur Saint-Ange ! voilà mon ajustement que l'on m'apporte à présent ! à présent !... que dites-vous de cela ?... et Mme la Marquise de Saint-Ser ne tardera sûrement pas à arriver !

SŒUR SAINT-ANGE, avec grande surprise.
Comment ! Madame la Marquise de Saint-Ser !

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, avec impatience.
Eh oui ! cette dame que j'attends.

SŒUR SAINT-ANGE, à part.
Ciel !

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, sans regarder la sœur.
C'est bien cruel... je n'aurai jamais le temps... encore, ma femme-de-chambre qui n'est pas revenue de chez mon père ! je vais toujours dans ma chambre ; peut-être, qu'en me dépêchant ?... oui, oui : je vous quitte, Madame ; mais, pressée comme je suis ! vous jugez bien ?... s'il faut que j'n'aie pas le temps de changer d'ajustement ?... je ne le paye pas à la Marchande de Modes, déjà... Elle en sera pour sa peine, et Françoise pour sa course ; elles peuvent bien s'y attendre... à présent ! (Revenant à la Marquise.) Ah ! je vous remercie de votre leçon ; Madame Henri ne m'en a jamais donné de plus agréable. (La Tourière sort en haussant les épaules.)

LA MARQUISE, lui faisant un révérence avec embarras.
Mademoiselle !... tout ce que l'on peut vous souhaiter, c'est qu'elle vous soit utile.

SCÈNE XVIII.
LA MARQUISE, SŒUR SAINT-ANGE rêveuse.

LA MARQUISE.
Son ajustement lui tient bien au cœur ! mais si elle connaissait comme moi la Marquise de Saint-Ser, elle pourrait bien s'épargner les frais de toilette ; car l'ajustement est la chose à laquelle Mme de Saint-Ser regarde le moins.

SŒUR SAINT-ANGE.
Je vois à cela que Mlle de Fierville vous a mise dans sa confidence ?

LA MARQUISE.
C'est la première chose qu'elle a faite ; je suis, à présent, aussi instruite qu'elle, de tout ce qui a trait à son mariage.

SŒUR SAINT-ANGE.
Elle vous connaît donc ?

LA MARQUISE.
Non assurément ! (La sœur fait un signe de surprise qu'elle dérobe à la Marquise.) petite indiscrétion qui avait pour but de parler de son mariage.

SŒUR SAINT-ANGE, avec douceur et un sourire de bonté.
Ah ! bien pardonnable... à son âge surtout ? dans sa position ? une jeune personne aime à s'occuper, et à occuper les autres de ce qui flatte ou son goût ou son amour-propre. D'ailleurs, Madame, il y a des physionomies si intéressantes, quelques entraînent malgré nous notre confiance.

LA MARQUISE.
Ah ! ma sœur ! vous voulez donc me rendre indiscrète ?... vous leur trouvez de si bonnes excuses !... Eh bien ! pardonnez-moi une seule question ! Au moment où vous avez entendu nommer Mme de Saint-Ser, un mouvement de surprise, ou de tristesse qui vous est échappé m'a laissé croire que vous aviez peut-être à vous plaindre d'elle ?

SŒUR SAINT-ANGE.
Point du tout ; que vous êtes bonne !

LA MARQUISE.
C'est que je la connais...

SŒUR SAINT-ANGE.
Ah ! j'étais faite aussi pour la connaître.

LA MARQUISE.
Mais enfin ?... ce saisissement m'inquiète encore.

SŒUR SAINT-ANGE.
Rien de si simple ; je n'ai jamais vu Mme de Saint-Ser ; mais il y a... sept ans environ, que, je ne sais par quel hasard, j'eus occasion de me trouver avec son fils.

LA MARQUISE.
Ah ! vous l'avez vu.

SŒUR SAINT-ANGE.
Une seule fois... et assurément trop peu de temps pour qu'il ait pu me rester la moindre idée de ses traits ; mais cependant assez, pour avoir remarquer en lui — autant qu'en peut juger une jeune personne — un maintien doux, honnête, et réservé, qui justifiait à mes yeux l'éloge que j'en entendais faire, et qui prouve aujourd'hui que la fortune s'attache quelquefois au mérite... ce qui me rend cette époque si présente ?... c'est qu'elle a précédé, de très peu de jours, tous les malheurs... d'une famille... qui m'intéresse, de sorte que, ce nom ?... prononcé pour la première fois dans cette maison... me les a rappelés ;... et je n'ai pas été maîtresse de mon saisissement ; vous voyez qu'il n'y a rien que de très naturel ? C'en est assez, je crois, pour bien vous convaincre, que je n'ai pas le plus léger reproche à faire à Mme de Saint-Ser.

LA MARQUISE.
J'en suis fort aise pour elle.

SŒUR SAINT-ANGE, allant avec la Marquise à son clavecin.
Mais, Madame, prenons notre leçon ! vous me faites oublier que vos moments sont précieux.

LA MARQUISE.
Je vous assure, que je les trouve bien employés.

SŒUR SAINT-ANGE.
Vous êtes bien honnête, mais les réflexions nous gagnent quelquefois malgré nous (feuilletant un livre de musique.) Voyons ! (Souriant.) Je vais trembler.

LA MARQUISE.
Vous chantez aussi ?

SŒUR SAINT-ANGE.
Un peu... (Riant.) Vous-vous en juger ? je vais m'accompagner (changeant de livre). Qu'est-ce que je chanterai ? (Cherchant dans son livre.)

LA MARQUISE, feuilletant le livre avec elle.
Ah ! celle-ci ?

SŒUR SAINT-ANGE.
Je ne l'aurais pas choisie... mais soit !

Air (Noté à la fin) :

SŒUR SAINT-ANGE, chante.
Nos plaisirs sont légers, mais ils sont sans alarmes :
Plus bruyants, dans le monde, ils en sont plus trompeurs ;
J'ai pu croire, un moment, qu'ils avaient plus de charmes (La Marquise fait un geste de surprise.)
Un seul moment d'espoir doit-il coûter des pleurs ?

Je ne cherchais qu'un cœur : il cherchait la fortune ! (La Marquise l'observe avec plus de surprise et d'intérêt.)
Ce fut, à mes regards adoucir ses revers ;
La raison a banni cette idée importune,
Pour m'en dédommager par des liens plus chers.

LA MARQUISE.
Vous trembliez en commençant ; mais vous vous êtes rassurée sur la fin ; et je puis vous dire que vous êtes fort bonne musicienne.

SŒUR SAINT-ANGE.
Ah ! fort bonne ? c'est beaucoup dire. J'ai senti de bonne heure la nécessité de cultiver mes talents... Eh ! où en serais-je sans eux ?

LA MARQUISE.
Des réflexions tristes ? changeons de leçon ! voyons un peu vos dessins !

SŒUR SAINT-ANGE.
Volontiers (elle montre ses dessins, et elles s'asseyent).

LA MARQUISE.
Voilà un paysage qui est... assez bien. (Elle y donne un coup de crayon.) Ah ! l'ombre marquée un peu trop légèrement.

SŒUR SAINT-ANGE, corrigé, et lui en présence un autre, en riant.
Vous avez raison... un peu d'étourderie !... celui-ci ?

LA MARQUISE, examinant.
Très bien, par exemple... (en voyant un troisième) à merveilles... en vérité !

SŒUR SAINT-ANGE.
Oui, oui ! faites-moi des compliments !

LA MARQUISE.
Je ne flatte point... vous êtes très forte ! je ne ferais pas mieux assurément.

SŒUR SAINT-ANGE.
Oh ! comparez avec les originaux !

LA MARQUISE, en les comparant.
J'y vois très peu de différence... mais convenez avec moi, qu'une copie... se ressent toujours de la gêne... qui est inséparable de l'imitation ! l'on a beau copier aussi parfaitement...

SŒUR SAINT-ANGE, d'un ton découragé, et en souriant.
Oh !

LA MARQUISE.
Croyez-moi, ma sœur ! je m'y connais. Je suis caution qu'avec vos talents, vous ne devez chercher vos modèles que dans vous-même. Vous pouvez assurément vous passer de leçons.

SŒUR SAINT-ANGE.
Bon ! j'ai voulu cinq à six fois essayer de travailler d'idée ;... je n'ai jamais pu y réussir... voulez-vous voir... (en riant et avec ironie) de mes chef-d'œuvres ?

LA MARQUISE, en recevant les dessins qu'on lui passe.
Voyons, voyons !... cette tête ?... (marquant la plus vive surprise) est très bien, déjà.

SŒUR SAINT-ANGE, d'un air négligé.
Trouvez-vous ?

LA MARQUISE, marquant plus de surprise et fixant la sœur plus attentivement.
Et ressemblante, même.

SŒUR SAINT-ANGE, de même.
Ressemblante ?

LA MARQUISE, en fixant la sœur avec plus d'attention encore.
Quoi !... ce n'est pas une copie ?

SŒUR SAINT-ANGE, lui en passant un autre.
Non assurément... mais celle-ci est mieux.

LA MARQUISE.
Comment, mais ? vous copié l'une d'après l'autre ?

SŒUR SAINT-ANGE.
Non, je vous le jure... et voici le reste. Tenez ! un Pèlerin ; un Berger qui garde ses moutons...

LA MARQUISE, après avoir examiné.
Mais encore une fois ?... jugez-en ! (Lui présentant les dessins et les lui faisant comparer.) Vous devez voir comme moi, que c'est absolument la même personne, que vous présentez sous des habillements différents ; rapprochez ces têtes !... (en lui souriant pour ménager son embarras) et vous ne vous en étiez pas aperçue ?

SŒUR SAINT-ANGE, avec étonnement et naïveté.
Jamais. Cela vous prouve que mon imagination n'est pas fertile en idées neuves.

LA MARQUISE, en cherchant son porte-feuille.
Ne dites pas de mal de vos idées ! Vous allez que ce serait critiquer les miennes.

SŒUR SAINT-ANGE, avec un air d'embarras.
Comment donc ?

LA MARQUISE.
C'est la chose la plus singulière. Une mère m'a demandé le portrait de son fils... Je vais vous le montrer ; et, s'il était sorti de mes mains ?... si je ne venais de l'achever à l'instant ?... on croirait que nous nous sommes, toutes deux, prêté notre modèle.

SŒUR SAINT-ANGE, avec étonnement.
Madame ?...

LA MARQUISE, en le lui donnant, et le rapprochant de celui de la sœur.
Jugez-en !... c'est le Marquis de Saint-Ser.

SŒUR SAINT-ANGE, redoublant de surprise et rendand le portrait avec vivacité et confusion.
Le Marquis de Saint-Ser ? (Avec autant de trouble que de douleur.) Ah, Madame !... (Avec instance.) Madame ! quel voile épais vous retirez de mes yeux ! que serais-je donc devenue, si cette scène eût eu d'autres témoins que vous ? (Avec désolation.) Suspectée, sans doute, de conserver, dans mon cœur, des impressions que je n'ai jamais dû ressentir !... je serais morte de douleur et de consolation... (en pleurant). Ainsi donc l'âme,... la plus pure peut-être !... et certainement la plus innocente !... qui n'admet de bonheur, que celui de renoncer pour jamais au monde !... n'est pas à l'abri du soupçon !... (Très vivement et avec agitation.) Madame,... déchirez !... déchirez, je vous prie, ces malheureux amusements de mes loisirs !... ils déposeraient, je le sens, contre mes premiers vœux, contre une indifférence dont je fais gloire, et dont je me suis faite une nécessité... Juste Ciel !... Ah ! déchirez-les ! je vous supplie, dans l'instant !...

LA MARQUISE.
Réfléchissons ! ma sœur !... on pourrait les retrouver... confiez-les moi !

SŒUR SAINT-ANGE.
Vous les jetterez au feu, Madame ? vous-même ? je vous en conjure.

LA MARQUISE.
Fiez-vous en toute assurance à moi ! persuadez-vous bien que votre situation m'affecte... au point de la regarder comme la mienne !

SŒUR SAINT-ANGE, lui baisant la main, et serrant les dessins avec agitation dans le porte-feuille de la Marquise.
Ah !... Tout m'inquiète... tout m'agite... je crains que l'on ne vienne... (se levant pour regarder du côté du parloir). (À part.) Si tous les jours ressemblaient à celui-ci, les instants en seraient bien cruels !

LA MARQUISE, à part.
Comme elle est charmante ! et ce bonheur échapperait à mon fils ?...

SŒUR SAINT-ANGE.
Vous n'osez plus me regarder, Madame ? donneriez-vous une interprétation, humiliante pour moi, à de malheureux souvenirs... bien involontaires, je vous assure ?

LA MARQUISE.
Mademoiselle, écoutez-moi !... je suis... la meilleure et la plus sûre amie de Mme de Saint-Ser. Ses projets de mariage m'ont seuls attirée ici. Et si cette mère ? — à qui je ne puis rien cacher — (sur un geste que sait la sœur pour l'interrompre). Écoutez-moi par grâce ! si cette mère à qui son fils parle souvent de vous et toujours avec regret, (à la sœur qui veut encore l'interrompre.) j'en suis sûre... si la Marquise ? se pénétrant de vos malheurs ? se les reprochant ?... mieux éclairée enfin sur le bonheur de son fils,... vous le demandait elle-même ?

SŒUR SAINT-ANGE, avec transport de reconnaissance.
Ah ! ah ! ah ! Madame ! comment ? votre bon cœur vous abuse, vous égare jusque-là ? c'est assurément ce qui fait que j'ose vous répondre, et puis c'est une supposition... avec cela ? (D'un ton très radouci.) Vous ne vous apercevez pas que vous opposez à ma raison tout ce que — d'un autre que de vous — je croirais imaginé pour la troubler ? ménagez-moi donc ! et sentez, comme moi, que soumise, par la reconnaissance, aux volontés de notre digne Supérieure, il ne doit jamais être dans mon âme, de laisser, dans l'asile respectable qu'elle ouvre à mes malheurs, l'exemple dangereux...

LA MARQUISE.
D'une infortunée ? qui aime mieux se condamner à des jours de trouble et de douleur, que d'avouer les sentiments qui les lui préparent ?

SŒUR SAINT-ANGE.
Voici Mme l'Abbesse... je tremble... rien qui me compromettre ? prenez-y-garde, je vous prie !

SCÈNE XIX.
LES PRÉCÉDENTS, L'ABBESSE.

L'ABBESSE, à qui la sœur Saint-Ange baise la main en tremblant.
Eh bien ! vos écolières ? êtes-vous contente, Madame ?

LA MARQUISE.
La réponse m'embarrassait moins s'il n'était question que de la sœur ; mais...

L'ABBESSE.
Comment donc ?

L'MARQUISE, montrant la sœur qui veut s'en aller et à qui l'Abbesse fait signe de rester.
D'abord j'ai cru devoir lui apprendre que je suis de suivre ici les intérêts de Mme la Marquise de Saint-Ser. Vous approuverez les raisons que j'ai de m'expliquer devant Mlle de Saint-Ange. Mademoiselle de Fierville, Madame, ne peut absolument convenir au Marquis. Quel présent à lui faire, bon Dieu ! vous ne connaissiez sûrement pas le caractère de la jeune personne ?

L'ABBESSE.
Oh ! vous vous effrayez ! quelques vivacités ? un peu d'étourderie ?... son âge excuse tout cela ; mais tant de fortune ?...

LA MARQUISE.
Serait payée trop cher. Réfléchissez-y ! je sais comme pense la Marquise ? et je suis fondée à dégager absolument sa parole, et dès ce moment même.

L'ABBESSE.
Ah ! Madame !... quel embarras cela va me causer !... et compromise ! moi ! moi ! ha ! que vous me faites de peine !

LA MARQUISE.
Eh ! j'y vais ajouter encore... il le faut !

L'ABBESSE.
Que dites-vous ? comme vous êtes émue !

LA MARQUISE.
C'est de la surprise que vient de me causer sœur Saint-Ange.

SŒUR SAINT-ANGE.
Madame !

LA MARQUISE.
Non, Mademoiselle. Quand je viens de découvrir, de ranimer en vous des impressions, que vous conserviez sans vous en apercevoir, puis-je me dispenser d'éclairer et votre bienfaitrice, et vous-même, sur les suites funestes et menaçantes qu'elles entraînent et pour l'une et pour l'autre ?

L'ABBESSE, à la Marquise.
Vous m'étonnez et m'alarmer à un point !... (À la sœur.) Ma chère fille !... et que cela m'ait échappé, Madame ?

SŒUR SAINT-ANGE.
Mais jamais ces souvenirs ne m'ont occupée... daignez croire que le temps, la raison !...

LA MARQUISE.
Vous avaient trompées. J'en ai la preuve la plus sûre... (d'un ton très radouci, et en mettant la main sur le porte-feuille). Voulez-vous que Madame nous juge ?

SŒUR SAINT-ANGE, avec agitation vive.
Non, Madame. (À part.) Je ne sais ni ce que je veux, ni ce que je sens.

L'ABBESSE.
Tu me refuses pour juge ? moi, ma fille ? c'est m'éclairer et t'accuser toi-même... et dans ce moment ? cette agitation — que je ne t'ai jamais vue ! — ne suffit-elle pas déceler des sentiments...

LA MARQUISE.
Qui n'étaient qu'assoupis sans votre cœur. Mais avec quelle facilité s'y sont-ils réveillés au seul nom de mon fils !

SŒUR SAINT-ANGE, tombant dans un fauteuil.
De votre fils ? oh Ciel !

L'ABBESSE.
Ma fille ! les impressions que tu cherches à te dissimuler n'en sont pas pour cela moins inquiétantes. Elles te prépareraient un avenir affreux... (à la Marquise) que je vous sais gré de nous avoir éclairées l'une et l'autre ! eh ! que serait-elle donc devenue si ses derniers serments eussent assuré, dans cette maison, l'engagement absolu de sa liberté ?

LA MARQUISE, avec la plus vive joie, à l'Abbesse.
Ah ! je vous vois pénétrée de tout l'intérêt qu'elle inspire !

L'ABBESSE.
Sa tranquillité, la mienne, mon devoir même, Madame ! tout l'exige... Quelque douloureuse que soit pour moi, la perte que nous allons faire en toi, ma fille ! (Avec la plus vive douleur.) Je te rends ta liberté...

SŒUR SAINT-ANGE.
Vous me désolez... eh bien, Madame, j'en saurai faire un usage, digne de vous et de moi, en remplaçant les soins que je devais à ma bienfaitrice, par les consolations nouvelles que je puis offrir à l'infortunée que mon père chérissait si ardemment.

LA MARQUISE.
Que vous êtes respectable, Mademoiselle ! daignez disposer votre liberté, non pas pour verser des consolations sur une seule mère ! mais rassurer encore celle qui peut, à présent, vous ramener à l'idée de son fils, vous demander son bonheur, et vous répondre de ses sentiments, avec autant de sécurité, qu'elle se promet de satisfaction, si vous l'acceptez pour époux !

SŒUR SAINT-ANGE.
Quoi, Madame ? que je dérange les projets que vous aviez sur Mlle de Fierville ?

SCÈNE XX.
LES PRÉCÉDENTS, SŒUR ANASTASE, SŒUR EUPHÉMIE.

L'ABBESSE, les deux sœurs passant de l'appartement au cloître, écoutent.
D'abord, Mme la Marquise de Saint-Ser, — (les deux sœurs marquent leur étonnement et leur joie et courent au cloître), — et tu viens de l'entendre, avait dégagé sa parole...

SCÈNE XXI.
LA MARQUISE, L'ABBESSE, SŒUR SAINT-ANGE.

LA MARQUISE.
Avant de vous demander la vôtre.

SŒUR SAINT-ANGE.
Mais, Madame, que je vous appelle ma mère ?

LA MARQUISE.
Oui ; puisque vous prouvez, si bien, combien ce titre vous est cher... (La sœur baise sa main.) Ah ! je suis au comble de la joie !

SCÈNE XXII.
LES PRÉCÉDENTS, MADEMOISELLE DE FIERVILLE, LES PENSIONNAIRES.

LES PENSIONNAIRES, de dedans le cloître.
On vient de te dire qu'elle est ici.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Cela est-il bien vrai ?

L'ABBESSE, avec crainte.
C'est Mlle de Fierville !

LA MARQUISE, à l'Abbesse qui veut empêcher Mlle de Fierville d'arriver.
Laissez ! Je puis lui parler sans compromettre ni sa délicatesse ni la nôtre.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, parlant aux Pensionnaires.
Eh bien tant mieux. Ma toilette me servira de quelque chose. Mais puisque vous en êtes fûtes, venez avec moi ! (Elle les amène et les quitte en voyant la Marquise.) Ah ! Bonjour Madame ! (Elle lui fait un salut de protection ; puis, à l'Abbesse.) Notre mère ! ces demoiselles m'assurent que Mme la Marquise de Saint-Ser est arrivée. J'en doute fort ; car assurément elle m'eut fait appeler.

LA MARQUISE.
Elles ne vous ont pas trompée, Mademoiselle.

UNE PENSIONNAIRE, à part.
Il serait plaisant qu'on nous eût dit vrai.

LA MARQUISE.
Vous la voyez dans cette maîtresse...

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
À qui j'ai parlé avec tant de franchise ?

SECONDE PENSIONNAIRE, bas à l'oreille de Mlle de Fierville.
Et qui t'a donné des leçons que tu as trouvées si agréables ?

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Comment, Madame ? ah ! (À part.) qu'ai-je fait !

SECONDE PENSIONNAIRE.
Je m'en étais doutée, en vérité.

TROISIÈME PENSIONNAIRE.
Et moi aussi.

LA MARQUISE, aux Pensionnaires.
Permettez !...

TOUTES, en lui faisant une révérence respectueuse.
Madame ! pardon !...

LA MARQUISE, à Mlle de Fierville.
Mademoiselle ! j'ignorais quand je vous ai fait offrir la main de mon fils, qu'il eut disposé lui-même de son cœur. Je compte voir aujourd'hui Madame votre Mère...

MADEMOISELLE DE FIERVILLE.
Et lui dire notre conversation peut-être ?

LA MARQUISE, en riant.
Ah ! pas dans tous ses détails. La prie seulement d'agréer les excuses que je vous dois à toutes deux. Mais, Mademoiselle ! (du ton le plus radouci) que ma visite ne vous ait pas été tout à fait inutile ! et permettez-moi de vous dire, que lorsqu'on réunit, à figure vive et aussi intéressante, tout l'esprit que vous avez ?... en vérité (du ton le plus indulgent et le plus doux) l'on serait bien à plaindre, de n'en pas faire l'usage... qui ne laisserait en vous rien à désirer.

MADEMOISELLE DE FIERVILLE, la saluant d'un air gêné.
Madame !... j'entends... ce que cela veut dire ; (aux Pensionnaires en s'en allant) me voilà donc encore restée au couvent ! (Elle sort.)

SCÈNE XXIII.
LA MARQUISE, L'ABBESSE, SŒUR SAINT-ANGE, LES PENSIONNAIRES.

UNE PENSIONNAIRE, avec joie.
Quand je t'ai dit que son mariage ne se serait pas ?...

TOUTES LES PENSIONNAIRES.
Oh j'en étais sûre ! (Elles s'en vont.)

L'ABBESSE, les rapellant.
Mesdemoiselles ? profitez de la leçon ! et persuadez-vous bien, qu'aux yeux des personnes sensées, le caractère et l'éducation l'emportent sur la fortune elle-même.

TOUTES LES PENSIONNAIRES.
Bien obligé notre Mère. (Elles sortent en sautant.)

SCÈNE XIV, et dernière.
TOUTES excepté LES PENSIONNAIRES et MADEMOISELLE DE FIERVILLE.

SŒUR ANASTASE.
Voici l'heure...

SŒUR EUPHÉMIE.
Voici l'heure du réfectoire.

L'ABBESSE, à la Marquise et à sœur Saint-Ange.
Nous dînons toutes trois dans mon appartement ?

LA MARQUISE.
Volontiers ; nous nous arrangerons pour que j'emmène avec moi, ma chère fille...

L'ABBESSE.
Que je regretterai au souvent, mais au bonheur de laquelle nous ne cesserons d'applaudir.

SŒUR SAINT-ANGE.
Ah ! Madame ! que de bontés !

FIN.


Gravure des airs


[Notes]

1. Pierre Laujon, Le Couvent ou Les Fruits du Caractère et de l'Éducation, première le 16 avril 1790 au Théâtre de la Nation à Paris.

2. Source : exemple imprimé, chez Veuve Duchesne, rue Saint-Jacques, Paris, 1790.

3. Lexique : tour (signifie ici une espèce d'armoire ronde et tournant sur un pivot, qui est posée dans l'épaisseur du mur, et qui sert aux religieuses pour faire passer ce qu'elles reçoivent du dehors, ou ce qu'elles y envoient) ; aspirante (postulante) ; ajustement (parure).

4. Voici la préface originale de cette comédie.

PRÉFACE *

* Elle renferme des indications qui peuvent être utiles aux
Troupes de Spectacles de Province, qui se proposent de
faire représenter cette petite Comédie.

J'ai présenté ce petit ouvrage sous deux titres ; le Couvent, qui, si je ne me trompe, annonce la peinture de divers caractères, concourant, selon leurs fonctions différentes, au développement d'une action principale, désignée par mon second titre ; les Fruits du Caractère et de l'Éducation.

Ce dernier titre, par les vues utiles qu'il indique, a le double avantage, d'éloigner l'esprit des spectateurs, de toute idée malignement indécente, et de me préparer à moi-même une défense, contre les reproches auxquels j'avais présumé d'avance, que m'exposerait le titre isolé du Couvent.

J'ai trouvé mes juges les plus sévères, dans quelques personnes timorées, qui, depuis nombre d'années, s'étant interdit les spectacles, n'ont pu me juger sur la scène — Segnilis irritant animos demissa per aures. Quam qua sans oculis subjecta fidelibus... Horat. de Arte Poëtica. — : si par hasard elles se permettent la lecture des ouvrages que l'on y donne ; si le mien excite leur curiosité ; je vais essayer de les ramener à l'indulgence ; en les priant de songer que, si elles m'ont jugé sans m'avoir entendu, il est juste que ce ne soit pas du moins sans m'avoir lu.

Cet ouvrage n'avait d'abord été destiné qu'à l'amusement de quelques sociétés, auxquelles les tableaux que j'esquisse étaient familiers ; quelques amis crurent y avoir des vues utiles, et intéressantes pour un sexe, destiné à répandre des consolations sur le nôtre. Ils n'eurent pas de peine à me persuader ; j'en appelle à tout auteur ; nous devenons aisément crédules sur ce qui flatte notre amour-propre. Presque décidé à faire représenter cette petite comédie, je n'étais plus retenu que par la crainte de risquer la première comédie sans homme, qui ait paru sur le théâtre, et par le danger d'y traduire des personnages que notre nation (presque la seule) s'était jusqu'à présent prescrit de n'y point admettre. J'appris que l'on préparait, à plus d'un théâtre, des ouvrages dans lesquels on introduisait des religieuses. Un auteur — Le Souper Magique [*], représenté sur le Théâtre de la Nation, au mois de février 1790 — a fait le premier pas ; je me suis exposé à faire le second ; j'ai trouvé grâce, aux yeux de nombre de spectateurs indulgents ; je serais trop heureux, si quelques traits de morale, devenus plus sensibles dans le jeu, si vrai, si expressif, de mes actrices, dépourvus, à la lecture, de l'agrément qu'elles n'ont pas cesse d'y répandre, prévalaient encore sur l'idée qu'imprime l'habit que l'on me reproche, dans l'esprit des personnes qui, sans en avoir pu juger l'effet, d'après leurs impressions personnelles, ont cru leur délicatesse intéressée à suspecter la mienne.

Mon ouvrage est-il favorable ou nuisible aux personnes employés dans l'esquisse légère que je viens d'exposer aux regards du public ? Si j'ai peint des abus, ai-je négligé des avantages ? Ne serait-on pas tenté de croire, qu'il est peu de maisons d'institution publique, qui soient exemptes d'abus, puisqu'on en trouve jusque dans celles qui sont les plus respectables ? L'exemple de la sœur Saint-Ange, admise sans dot, ne prouve-t-il pas les ressources que ces asiles ouvrent aux talents indigents ? Démontrer qu'il peut exister, dans un cœur, des sentiments longtemps assoupis, qu'un instant peut y réveiller, et rendre funestes à la candeur même — ... Quo virtus, quo ferat error ! Horat. de Arte Poëtica — en échappant à la fois à sa vigilance, et à celle des autres ; en induire (ne fût-ce que d'après ce léger exemple) que les vœux religieux absolus sont souvent inconsidérés ; est-ce une moral déplacée ? Elle serait, tout au plus, surabondante, en ce qu'elle a le défaut de plaider une cause jugée.

J'ai cherché à développer, dans le rôle de l'Abbesse, un cœur sensible, compatissant ; un zèle actif sur tout ce qui intéresse le bonheur de ses subordonnées ; les vertus les plus essentielles enfin : je les ai opposées dans le même caractère, à quelques défauts, tels que l'habitude d'attacher la plus grande importance à l'administration de l'asile confié à ses soins, le désir de chercher dans tous les yeux, le succès des peines qu'elle se donne ; d'en parler enfin avec la complaisance la plus marquée : l'impression de ces légers défauts, dont on parvient à se corriger, peut elle l'emporter sur celle des qualités qui les excusent, et qu'il est si difficile de réunir ? J'ai mis en action dans les rôles de sœurs converses, quelques habitudes frivoles et minutieuses, quelques petits ridicules, si légers qu'ils ne déparent pas la candeur, et dont la peinture est si attrayante sous les pinceaux de l'inimitable Auteur de Vert-Vert ; mais ces graves riens — Les graves riens, les mistiques vétilles, Greffet, Ververe. —, qui sont si précieux pour des jeunes recluses, n'offrent-ils pas la preuve assurée de leur innocence ? N'est-ce que dans le cloître que le babil outre mesure — Toutes les sœurs parlent toutes ensemble. Idem. — peut prêter à la critique ? Où la simplicité rend-elle insensible à la parure — Il est suffi des modes pour le voile. Idem. — ! Et n'est-ce encore que dans le cloître, qu'une épingle dérangée tracasse une jeune tête ? Où la curiosité peut-elle être plus animée que dans des asiles où tout ce qui vient du monde, tout ce qui peut y tenir, acquiert le charme de la nouveauté ? Mais, pour tâcher d'être exact dans mes portraits, j'ai réuni dans les jeunes sœurs, à l'obéissance la plus scrupuleuse, à la soumission la plus entière à leurs supérieures, une politesse, une douceur, qui leur sont particulières, et surtout une prévenance — Les petits soins, les attentions fines. Idem. — habituelle pour celles qui ne cherchent pas à les indisposer pas des propos déplacés. (Il faut observer que ces petits défauts, affectés aux sœurs converses, se sont remarquer en elles, d'une manière analogue à leur caractère, et à leur âge. La sœur Anastase est vive, la sœur Euphémie est doucereuse ; toutes deux sont jeunes ; et leur indiscrétion, leur curiosité, s'annoncent différemment dans le rôle de la Tourière, qui, toujours en action, malgré son âge, est toujours essoufflée quand elle parle, et qui naturellement obligeante est aussi humoriste que bavarde.)

L'éducation de Mlle de Fierville est moins un reproche pour celles qui s'en sont chargées, qu'une leçon pour les pères qui ne s'occupent qu'à rendre inutiles les soins qu'elles prennent ; et ne retrouvent-elles pas, dans l'éducation de sœur Saint-Ange leur élève, la bonne opinion que Mlle de Fierville pourrait leur faire perdre ? Quant aux jalousies qui s'élèvent entre la naissance et la fortune, et préparent, d'avance, des divisions qui, du cloître, passent et se perpétuent souvent dans le monde ? Je sais qu'il est nombre de couvents, où ces abus, destructifs de toute émulation, ne substituent pas. La leçon n'est donc utile que pour les maisons où la surveillance se trouverait moins active ou moins éclairée.

S'il est peu de mères qui se prêtent à imiter la Marquise dans les précaution qu'elle croit nécessaires pour se répondre, à elle-même, du bonheur de son fils, on conviendra du moins que son exemple n'offre rien de dangereux.

Voilà, sans doute, de bien longs détails sur un bien petit ouvrage ; mais quand on cherche à justifier son honnêteté, la crainte de n'en pas dire assez, pour servir d'excuse. Quelques abus de moins, et un habit de plus sur la scène ? c'est entre ces deux objets que j'avais à me décider. Si j'ai cédé à la pureté de mes motifs, je puis opposer, au scrupule qui a pu m'inculper, le bonheur que j'ai eu de voir telle mère vertueuse, tel père occupé de l'instruction de ses enfants, telle sage institutrice, mener aux représentations de ma pièce leurs filles ou leurs élèves ; c'est au moins un préjugé favorable sur quelques leçons utiles, que je ne pouvais exposer sur la scène, qu'avec l'habit qui seul peut les y faire entendre ; aussi, quand l'accueil du public a daigné m'encourager, je n'ai pu me défendre de répéter ce vers d'une épître — «Ah, mon habit ! Que je vous remercie !» Épître à mon habit par M. Sédaine. — dont la moralité est si connue.

* L'auteur du Souper Magique peut être un certain M. de Merville.

5. Pierre Laujon, naquit à Paris le 13 janvier 1727, fut élu à l'Académie français [
] le 7 octobre 1807, et mourut le 13 juillet 1811.

† À proprement parler, l'Institut de France de 1793 à 1815.

6. Puisqu'il n'y pas de référence, explicite ou non, aux décrets répressifs de l'Assemblée constituante contre les religieuses, cette comédie peut être considérée comme un «cantique» pour la vie conventuelle... déjà à cette époque dans ses affres de la mort.

7. L'extrait suivant vient d'un texte par Louis Bequet intitulé «L'Histoire du Couvent Saint-Louis-Sainte-Elisabeth de Louviers», Bulletin de la Société d'études diverses de Louviers, 1964 : «... Toutes les occupations de la vie quotidienne sont, bien entendu, soigneusement détaillées d'avance (nous dirions : minutées) : matines à minuit ; dans la journée, offices divers et oraison (2 heures par jour) ; abstinence le mercredi ; jeûnes fréquents ; 2 confessions par semaine (privées) ; confession publique chaque fois qu'il y a eu faute publique (exemple : avoir parlé au réfectoire). Un rôle de première importance, nous l'avons dit, est celui de la maîtresse des novices car, par le noviciat, il s'agit d'éprouver les postulantes et de voir si elles ont vraiment la vocation... ... Si la novice satisfait à toutes ces épreuves, elle subit d'abord un examen de conscience mené par un prêtre spécialement désigné à cet effet par l'évêque, et, si cet examen est favorable, la novice est admise à prononcer ses vœux (essentiellement : pauvreté et chasteté)...»

8. Voir aussi peut-être :

Anonyme : Les Fourberies Monacales, 1790.
Joseph Fiévée : Les Rigueurs du Cloître, 1790.
Mme Olympe de Gouges : Le Couvent ou Les Vœux Forcés, 1790.
Claude de Flins : Le Mari Directeur ou le Déménagement du Couvent, 1791.
Jacques Boutet, dit Monvel : Les Victimes Cloîtrées, 1791.
Louis Picard : Les Visitandines, 1792.
Charles Pigault-Lebrun : Les Dragons et les Bénédictines, 1794.
Charles Pigault-Lebrun: Les Dragons en cantonnement, ou la Suite des Bénédictines, 1794.
Jean Corsange et Jean Hapdé : Le Dernier Couvent de France ou l'Hospice, 1796.

9. Transcription en orthographe actuelle par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Septembre 2003]