LE DERNIER COUVENT DE FRANCE, OU L'HOSPICE :

anecdote en deux actes et en vaudevilles

de Jean-François Corsange et Jean-Baptiste Hapdé ;

première le 13 août 1796.

PERSONNAGES.
LA SUPÉRIEURE, femme du meilleur ton.
RADEGONDE, gouvernante des enfants et tourière.
BRIGITTE, gouvernante de l'hospice.
MARTHE, économe de la maison.
SOPHIE.
EUGÉNIE.
AMBROISE, directeur de la maison.
CLAUDE, jardinier.
ARMAND, dit LA VALEUR, officier blessé.
FRANCŒUR, soldat blessé.
BELMONT, propriétaire.
FOLLEVILLE, son ami.
AGATHE, enfant.
JULIE, enfant.
CÉCILE, enfant.
PLUSIEURS AUTRES PENSIONNAIRES.

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Le théâtre représente une salle-basse commune à toute la maison ;
la porte d'entrée est à droite du spectateur : celle qui conduit aux
appartements est à gauche. La porte du fond est large et vitrée, et
laisse voir un jardin bien éclairé ; c'est par là que l'on va à l'hospice.

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ACTE PREMIER.

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SCÈNE PREMIÈRE.

SŒUR RADEGONDE, AGATHE, JULIE, CÉCILE, LES PENSIONNAIRES.

Radegonde endormie se réveille, les Pensionnaires qui étaient à s'amuser dans différents coins de la salle retournent à leurs places.

SŒUR RADEGONDE, bâillant et ramassant son tricot.
Hé bien ! hé bien ! mesdemoiselles ? qu'est-ce donc que tout ce vacarme-là ? Vous profitez de mon sommeil pour négliger votre devoir ! à l'ouvrage bien vite, si vous ne voulez pas que Mme la Supérieure en soit instruite. Qu'est-ce donc que cela ? Mlle Julie croit que je ne la vois pas causer avec ses camarades !... et vous, Mlle Cécile, vous regardez voler les mouches, au lieu d'avoir les yeux sur votre livre.

AGATHE.
Maman, venez donc voir ma broderie ; je crois que vous en serez satisfaite.

JULIE, et deux autres.
Et moi, maman ?

CÉCILE.
Vous ne m'oublierez pas, n'est-ce pas, maman ?

SŒUR RADEGONDE.
Paix donc, un moment ; un moment donc ! voilà bien comme vous êtes ; toujours extrêmes en tout.

TOUTES LES PENSIONNAIRES ENSEMBLE.
Mais, maman... ...

SŒUR RADEGONDE.
Voulez-vous bien parler l'une après l'autre, si vous voulez que je vous entende, ou sans quoi je vous laisse ; je n'y puis plus tenir.

Air : Non rien n'est si fatigant.

SŒUR RADEGONDE, chante.
Non rien n'est si fatigant
Que d'élever la jeunesse !
Pas de repos un moment !
Oh ! d'honneur c'est un tourment,

TOUTES LES PENSIONNAIRES ENSEMBLE.
Mais écoutez-nous, maman ?...

SŒUR RADEGONDE.
Je prétends que ce bruit cesse.

TOUTES LES PENSIONNAIRES ENSEMBLE.
Mais écoutez-nous, maman,
Ce sera fait dans l'instant.

SŒUR RADEGONDE, chante.
Non, rien n'est si fatigant etc.

SŒUR RADEGONDE.
Non, Mesdemoiselles. Non, je n'ai pas le temps à présent. Nous verrons cela tantôt ; d'ailleurs, voilà Mme la Supérieure ! elle ne pouvait venir plus à propos !... Allons, que chacune reprenne sa place ; Mlle Victoire, plus vite que cela ; hé donc ; vous êtes toujours la dernière à obéir.

SCÈNE II.
LA SUPÉRIEURE, SŒUR RADEGONDE, SŒUR BRIGITTE, SŒUR MARTHE,
SOPHIE, EUGÉNIE, LES PENSIONNAIRES.

LA SUPÉRIEURE, entre suivie des autres, toutes les Pensionnaires se lèvent.
Bonjour, mes enfants ; que le bonheur et la paix soient toujours avec vous.

SŒUR RADEGONDE.
Ainsi soit-il ! Je ne sais, Mme la Supérieure, que lutin s'est emparé aujourd'hui de ces demoiselles ; mais je n'en puis rien faire. Elles jasent, elles babillent, elles babillent continuellement ; elles sont d'une dissipation ! d'une dissipation ! ô mon Dieu, pardonnez-le moi ; mais je crois l'esprit tentateur y entre pour quelque chose.

LA SUPÉRIEURE.
Mes enfants, mes enfants : pourquoi ai-je donc toujours de telles plaintes à recevoir contre vous ? le travail est-il donc pour vous si pénible que vous ne puissiez le remplir avec exactitude ? ah ! mes enfants ! vous connaîtrez un jour combien est grand le bonheur que goûte une femme laborieuse : vous êtes destinées à devenir mères de famille... Les soins assidus, les embarras du ménage ne vous coûteront plus, quand vous aurez contracté de bonne heure l'habitude d'une vie active et occupée. Puisse enfin permettre le Ciel que ces remontrances touchent votre cœur et corrigent votre légèreté.

SŒUR RADEGONDE.
Ah ! le Ciel ne fait plus de miracles ! hélas ! je le vois bien !

LA SUPÉRIEURE.
Qu'osez-vous dire, sœur Radegonde, le Ciel selon vous ne fait plus de miracles ! et moi j'en reconnais chaque jour dans toutes ses œuvres.

Air : Vaudeville des Montagnards.

LA SUPÉRIEURE, chante.
Ma sœur, au milieu de la France,
Pendant tous ces temps orageux :
Nous maintenons notre existence,
N'est-ce donc pas miraculeux ?
Dieu qui préserva notre asile,
Et du pillage et des forfaits,
Nous fait jouir d'un sort tranquille,
Ah ! reconnaissons ses bienfaits.

SŒUR RADEGONDE.
Vous avez bien raison, et je sens mon erreur.

LA SUPÉRIEURE.
C'est fort bien, ma sœur ; celle qui convient franchement de sa faute, est loin de vouloir en commettre une seconde. (Aux autres Mères.) Maintenant mes sœurs je suis à vous.

SŒUR MARTHE.
Voici le livre de dépense et de recette ; pendant cette semaine rien d'extraordinaire : du reste, dans la maison tout est en bon état.

LA SUPÉRIEURE.
Et vous, sœur Brigitte, vous venez m'instruire de ce qui se passe dans l'hospice ?

SŒUR BRIGITTE.
Oui, Madame ; des quatre lits, deux sont encore occupés. Hier matin le voyageur a voulu continuer sa route.

LA SUPÉRIEURE.
Eh ! le pouvait-il sans dangers ?

SOPHIE.
Nous avons voulu le lui représenter ; mais il était si brusque, si brutal, qu'on n'osait pas à peine lui parler.

SŒUR BRIGITTE.
Il est vrai que c'était un homme !...

LA SUPÉRIEURE.
Malheureux, ma sœur. Qu'importe à qui l'on rend service, l'ingrat et le reconnaissant on droit également à notre humanité ; et nous ne devons trouver que dans notre cœur la récompense de nos actions... Telle fut la volonté des fondateurs de cet hospice.

SŒUR BRIGITTE.
Mais aujourd'hui qu'il n'y a plus de fondation et qu'il est tout à nos frais, nous pourrions...

LA SUPÉRIEURE.
Quoi ! ma sœur !

SŒUR RADEGONDE.
Tenez, Mme la Supérieure, je vous l'ai déjà dit et je vous le répète encore, votre hospice, quelle qu'en soit louable l'intention, vous verrez qu'il fera un jour notre malheur.

LA SUPÉRIEURE.
Comment cela ?

SŒUR RADEGONDE.
Rien de plus simple ; ces voyageurs que vous recevez et qui sont si bien traités, tout le long de leur route répandent sans doute qu'ils ont séjourné au couvent de Sainte-Magdeleine... Comment un couvent encore existant ! oui, vraiment : et vite, les envieux, les méchants, les jaloux vous dénoncent.

LA SUPÉRIEURE.
Eh ! mes sœurs, bannissez toutes craintes : les temps de haine sont passés. L'on n'osera plus troubler la vertu ; on ne serait plus écouté : et si, par un hasard que grâce au Ciel nous n'avons pas à redouter, on parvenait à surprendre la bonne foi de ceux qui nous gouvernent, croyez que tout l'odieux retomberait sur le calomniateur. Il est vrai que nous n'avons dû dans tous ces temps malheureux notre existence qu'à l'oubli où nous sommes restées. Mais aujourd'hui le grand jour ne peut que nous être favorable ; d'ailleurs qu'aurait-on à nous reprocher ?

SŒUR RADEGONDE.
Que nous sommes encore en communauté ; car, à l'exception de nos habits et des rigueurs du cloître, nous observons ainsi qu'autrefois nos saints exercices.

LA SUPÉRIEURE.
L'on dirait aussi ma sœur que, libres de nous séparer, nous ne sommes restées réunies que pour être utiles à la société ; que chaque jour notre conduite l'atteste.

Air : De Nina.

LA SUPÉRIEURE, chante.
Au Ciel si nous portons nos vœux,
C'est pour le bonheur de la France :
L'infortuné, le malheureux,
Chez nous trouve son assistance ;
À ces enfants nous n'enseignons
Rien, que des mœurs bien raisonnables.
On voit donc que nous n'existons
Que pour secourir nos semblables.

SŒUR RADEGONDE.
Je ne sais comment cela se fait, mais vous me rassurez toujours sur mes craintes.

LA SUPÉRIEURE.
C'est que vous n'avez pas assez de confiance en la vertu... Continuons, mes sœurs ; vous disiez donc que deux lits sont encore occupés ?

SŒUR BRIGITTE.
Oui, par ces deux militaires ; mais leur guérison est fort avancée, ils seront en état de reprendre leur route sous peu de jours.

SOPHIE.
Ah ! pour ceux-là, ils sont bien honnêtes !

SŒUR BRIGITTE.
Il y en a un cependant qui est bien sans souci.

SŒUR RADEGONDE, à part.
C'est ce brave Francœur !

SOPHIE.
Oui, c'est vrai ; mais le jeune officier, comme il est aimable et poli. (À part.) Ah ! que sa convalescence ne dure-t-elle toute la vie ?...

SŒUR BRIGITTE.
Voilà le seul changement dont j'avais à vous faire part ; du reste le pharmacie est en bon ordre. Monsieur Ambroise l'a visitée, il vous dira que je ne crains aucun reproche de négligence.

LA SUPÉRIEURE.
Sœur Brigitte, je ne doute nullement de vos soins ; et nous ne pouvions mettre en de meilleures mains la direction de l'hospice.

SŒUR RADEGONDE, apercevant Ambroise au jardin.
Ah ! voilà notre cher directeur !

SCÈNE III.
LES PRÉCÉDENTS, AMBROISE.

LA SUPÉRIEURE.
En effet, voici l'heure de la leçon. Mesdemoiselles je vous recommande beaucoup d'attention. Profitez de ce que ce brave homme veut bien, possédant plusieurs arts d'agrément, les enseigner ici, en ménageant notre petit revenu ; il nous évite le désagrément d'introduire dans la maison des étrangers. (À Ambroise.) Venez, Monsieur, venez, vous vous promeniez ?

AMBROISE.
Je ne voulais point troubler vos méditations, et j'attendais l'heure pour commencer mes petits exercices.

LA SUPÉRIEURE.
Nous allons vous céder la place.

AMBROISE.
En me promenant au jardin, je ne pouvais m'empêcher de réfléchir sur les vicissitudes des choses ; moi, directeur de cette maison ! maître de musique et maître à danser ! sans compter les autres sciences.

LA SUPÉRIEURE, vivement.
Vous lasseriez-vous de tant de peines ?

AMBROISE.
Non, Madame, non. Mais je me disais, si quelqu'un était instruit de notre communauté, il ne pourrait jamais le croire.

SŒUR RADEGONDE.
Mais comment M. Ambroise savez-vous tout ce que vous enseignez ?

AMBROISE.
Madame, une bonne éducation n'est jamais perdue. Mon père n'a pas négligé la mienne, et je l'en remercie tous les jours. C'est le seul bien qu'il m'a laissé, et je m'en suis quelquefois bien trouvé.

SŒUR RADEGONDE.
Vous avez donc essuyé bien de tribulations ?

AMBROISE.
Oui, certainement et souvent par ma faute ; mais la jeunesse !

SŒUR RADEGONDE.
Ah ! la jeunesse ! la jeunesse est une chose bien terrible.

Air : Ah ! voilà comme l'homme n'est jamais content.

AMBROISE, chante.
Jeune, j'avais l'esprit léger,
Alors j'ai voulu voyager :
Et pour le faire avec aisance
Je me mis à montrer la danse.
J'aimais surtout le changement,

SŒUR RADEGONDE, chante.
Ah voilà comme
L'homme
N'est pas content.

AMBROISE, chante.
Pour vivre dans un autre endroit,
Je pris l'état de maître en droit ;
Ici j'enseignais la physique,
Et là je montrais la musique ;
Aimant toujours le changement.

SŒUR RADEGONDE, chante.
Voilà bien comme
L'homme
N'est pas content.

AMBROISE.
Mais enfin, revenant des erreurs du monde, j'ai encore puisé une ressource dans mon éducation. J'ai pris le parti de la retraite ; je me suis voué au service divin, et me voilà aujourd'hui à même de vous être utile : c'est en quoi je prise davantage mes faibles talents.

LA SUPÉRIEURE.
Vous avez eu assez de philosophie pour quitter de bonne heure un vie orageuse et dissipée, mais attrayante ! C'est beaucoup d'y avoir résisté, je vous en félicite. (Aux Pensionnaires.) Mesdemoiselles, je vous invite de nouveau, à bien profiter des leçons de M. Ambroise. (Elle sort accompagnée des deux mères, de Sophie et d'Eugénie.)

SCÈNE IV.
LES PENSIONNAIRES, SŒUR RADEGONDE, AMBROISE.

SŒUR RADEGONDE.
Allons, Mesdemoiselles, Agathe, Cécile, Julie, venez ici. (Elles viennent, et Radegonde va s'asseoir et tricote.)

AMBROISE.
Mademoiselle Julie mettez-vous à votre piano ; vous, Mlle Cécile, prenez votre musique, vous chanterez ; et Mlle Agathe exécutera le pas que j'ai réglé et que nous avons répété hier. Allons, commencez, s'il vous plaît : surtout beaucoup de précision. (Cécile chante, Julie l'accompagne et Agathe danse.)

Air : Pris dans Castor et Pollux.

CÉCILE, chante.
Aimable jeunesse,
Si vous perdez les moments
Le temps
Qui nous fuit sans cesse
Nous laisse des regrets cuisants :
Jamais pour bien,
Il ne revient :
Les soucis et les douleurs,
Les peines et les pleurs,
Accablant de rigueurs,
Nos cœurs.
Mais l'exercice aux travaux,
Toujours pris à propos,
Fait habitude
L'étude,
Met le bonheur
Dans le cœur.

AMBROISE.
Fort bien, mes enfants, fort bien ! cependant Cécile a manqué l'expression. Il faut, Mesdemoiselles, cacher la peine que l'étude nous coûte, pour ne laisser voir que le charme de l'exécution.

SŒUR RADEGONDE.
Ce qui m'étonne le plus, c'est la réunion de ces trois arts.

AMBROISE.
C'est le vrai tableau de la vie pour être heureux en société ; il serait à désirer que chacun y apportât avec zèle sa portion de talent, d'humanité et surtout de bonne volonté ; mais malheureusement l'égoïste s'y refuse... ...

SŒUR RADEGONDE.
Entendez-vous, Mesdemoiselles, entendez-vous ? oh ! le brave homme ! ah ! que c'est bien penser ; mais quel remède apporter à tout cela ?

AMBROISE.
Le temps et l'espérance.

SŒUR RADEGONDE.
L'espérance ! l'espérance ! l'homme sera toujours méchant.

Air : Pris dans les cheveux.

AMBROISE, chante.
L'espérance est notre soutien.
En mourant, on espère encore ;
Parmi les maux c'est le seul bien
Trouvé dans la boîte de Pandora :
Espérons donc que les humains,
Guidez par des vertus sincères,
Connaîtront la source des biens,
En se rapprochant de leurs frères.

On entend sonner trois heures, toutes les pensionnaires quittent leur ouvrage et viennent, en sautant, embrasser, caresser Ambroise et Radegonde, qui leur témoignent beaucoup d'amitié ; elles vont pour entrer au jardin, Radegonde les arrête.

SŒUR RADEGONDE.
Mesdemoiselles, Mesdemoiselles ! un moment, je vous prie, Mme la Supérieure défend que l'on aille au jardin.

SCÈNE V.
LES PRÉCÉDENTS, LA SUPÉRIEURE, SOPHIE, EUGÉNIE.

LA SUPÉRIEURE.
Oui, Mesdemoiselles, je vous le défends. (Toutes reviennent sur leurs pas.) Sans doute il est juste, après le temps limité pour le travail, de se livrer à la récréation ; mais je suis forcée de vous faire un aveu qui m'est pénible et qui cependant est nécessaire. Le jardinier Claude s'est plaint à moi ce matin de ce que le fruit, depuis deux jours, disparaissait d'une manière trop visible...

LES PENSIONNAIRES.
Maman, ce n'est pas moi.

SŒUR RADEGONDE.
On sait bien que ce n'est personne. Mais il n'y a plus à revenir sur l'arrêt prononcé ; ainsi n'en parlez plus.

AMBROISE.
Allons, Madame, grâces en faveur de la fête de demain.

JULIE.
Monsieur Ambroise priez pour nous.

CÉCILE.
Nous serons sages et ne toucherons à rien.

Air : Du Vaudeville d'Arlequin, Afficheur.

AMBROISE, chante à la Supérieure.
Ah ! quand on a l'esprit léger,
En qu'on est sans expérience !
Peut-on éviter le danger
Où nous porte une inconséquence ?

LA SUPÉRIEURE, chante sentencieusement.
Souvent la source des malheurs
Est le fruit de notre imprudence :
Et souvent nous versons des pleurs
Pour une inconséquence.

LA SUPÉRIEURE.
Mais, à votre considération, je veux bien oublier le tout.

SŒUR RADEGONDE.
Allons, Mesdemoiselles, en ce cas-là, partez : mais souvenez-vous des bontés de Mme la Supérieure.

LES PENSIONNAIRES.
Nous ne les oublierons pas.

Air : Allons danser sous ces ormeaux.

LES PENSIONNAIRES, chantent.
Allons, partons, amusons-nous,
Profitons de notre jeune âge !
Allons, partons, amusons-nous,
Est-il pour nous un moment plus doux ?

CÉCILE, chante.
Oui, l'on jouit bien davantage,
Et notre cœur est plus joyeux,
Quand les plaisirs, les ris, les jeux,
Viennent succéder à l'ouvrage.

TOUTES, chantent.
Allons, partons, amusons-nous, etc.

Puis, toutes les pensionnaires entrent au jardin en sautant.

SCÈNE VI.
LA SUPÉRIEURE, AMBROISE, SŒUR RADEGONDE, SOPHIE, EUGÉNIE.

AMBROISE, à la Supérieure.
J'aime à les voir se livrer à la gaîté et prendre les plaisirs de leur âge.

LA SUPÉRIEURE.
Ces enfants font mes délices, et je vous remercie d'avoir prévenu mon idée, en me demandant leur grâce ; elle était déjà dans mon cœur : mais je devais me montrer sévère, pour les contenir dans de justes bornes.

SŒUR RADEGONDE.
Et surtout les guérir de la gourmandise qui les porte à voler : voler ! grand Dieu ! que cela est affreux ! que cela est horrible !

LA SUPÉRIEURE, souriant.
Ma sœur Radegonde a toujours de grands mots pour de petits choses.

SŒUR RADEGONDE.
Vous verrez que j'aurai encore tort. Je devrais pourtant bien être corrigée, depuis plus de quinze ans que je travaille à être parfaite.

EUGÉNIE.
Patience, ma sœur, tout vient avec le temps.

SŒUR RADEGONDE.
Ne faut-il pas que vous donniez aussi votre avis vous : nous verrons, nous verrons, si vous me vaudrez à mon âge.

LA SUPÉRIEURE.
Ma sœur Radegonde oublie qu'elle perd de vue ses élèves !

Air : De la Caverne.

SŒUR RADEGONDE, chante.
Tout péché, nous dit Saint Jean,
La contrition nous l'ôte ;
Ainsi, dites-moi, comment
Ne pas faire (Bis.) une faute,
La pénitence efface le péché.
On la fait dans la retraite,
Mais, hélas ! je ne peux pas,
Toute roule ici sur ma tête ;
Hélas ! que j'ai d'embarras ! (Bis.)

Puis, elle sort par le jardin.

SCÈNE VII.
LA SUPÉRIEURE et AMBROISE suivent des yeux Radegonde,
SOPHIE et EUGÉNIE sont sur le devant de la scène.

SOPHIE, à Eugénie.
Laissons partir Madame, j'ai à t'entretenir de quelque chose d'intéressant.

EUGÉNIE.
Je m'en doute, j'aperçu la Valeur au long du cloître.

SOPHIE, à Eugénie.
Paix...

AMBROISE.
Voici bientôt l'heure de la prière, je vais me préparer.

LA SUPÉRIEURE.
Vous avez encore du temps, et je voudrais vous consulter sur les moyens de rendre l'hospice plus commode et surtout plus salubre. (Ils sortent ensemble.)

SCÈNE VIII.
SOPHIE, EUGÉNIE.

SOPHIE.
Ne m'as-tu pas dit que tu avais vu la Valeur près du cloître.

EUGÉNIE.
Oui, il te cherchait, sans doute.

SOPHIE.
Il nous perdra par ses inconséquences, toujours sur mes pas !...

EUGÉNIE.
Prends-y garde, on s'en apercevra ; tu devrais le lui défendre... Mais quel est ton espoir en l'écoutant ?

SOPHIE.
Ah ! ma chère Eugénie !

Air : La Liberté doit rejeter.

SOPHIE, chante.
Je n'ai point de vocation
Pour rester dans un monastère :
Et j'ai beaucoup d'aversion
Pour un état célibataire.
À la nature, selon moi,
Il ne faut pas être rebelle !
Je veux, en cédant à sa loi
Lui rendre ce que je tiens d'elle.

EUGÉNIE.
Tout cela est fort bon pour moi qui pense comme toi, et qui suis dans le même cas.

SOPHIE.
Comment donc ?

EUGÉNIE.
Ah ! c'est là mon secret. Mais j'espère bien qu'un jour je me marierai.

Air : Oh ! que je sens d'impatience.

EUGÉNIE, chante.
Quand les liens du mariage
M'uniront avec un époux :
Ah ! le joli petit ménage
Tous les moments seront bien doux.
D'être à ce jour de fête déjà mon cœur pétille.
Pour moi point de bonheur avant cela.
Devient-on mère de famille,
Ah ! quel plaisir est celui-là :
Ma fille par ci, mon garçon par là,
Maman nous voilà,
On me chérira,
On me baisera, me caressera,
Oui da, oui da, oui da.

EUGÉNIE.
Le joli tableau ! tiens, mon amie, quand j'y pense,... je ne puis m'empêcher de dire... ... Demeure, demeure au couvent qui voudra.

SOPHIE.
Tu ne m'as rien dit ce cela, tu es bien mystérieuse !

EUGÉNIE.
Non : mais nous sommes plus prudents que vous. Revenons à toi ; que prétends-tu faire ?

SOPHIE.
Je l'ignore encore ; la Valeur allait m'instruire hier des moyens qu'il veut prendre pour tout dire à son oncle qui l'aime beaucoup : car il est de bonne famille ! la Valeur n'est que son nom de guerre.

EUGÉNIE.
Tiens, le voilà qui vient ! il n'a pas mauvaise mine.

SOPHIE, avec satisfaction.
N'est-ce pas !... Ah ! ma bonne amie, laisse-moi seule ; je veux profiter du peu de temps que nous avons, pour lui parler ; je veux aussi lui recommander d'être plus réservé.

EUGÉNIE, malignement en s'en allant.
Commence par l'être toi-même.

SCÈNE IX.
SOPHIE, LA VALEUR.

LA VALEUR.
Ah ! ma chère Sophie ! j'ai donc enfin le bonheur de me trouver un instant avec vous ! sentez-vous combien il m'en coûte de vous voir, de vous entendre, et de ne pouvoir vous parler ?

SOPHIE.
Hélas ! je n'éprouve que trop que je partage votre peine ; mais la raison exige que nous soyons encore circonspects. Jugez de ma situation, si nous étions découverts.

LA VALEUR, lui présentant un billet.
Je l'ai senti comme vous, et c'est ce qui m'a déterminé à vous écrire ce billet. Prenez-le, de grâce ; il vous instruira de ce que je suis et quelle est ma résolution.

SOPHIE, prenant le billet.
Donnez... Ah ! mon Dieu ! je tremble d'être vue !...

SCÈNE X.
SOPHIE, LA VALEUR, SŒUR RADEGONDE.

SŒUR RADEGONDE, entrant précipitamment.
Ah ! je vous y prends.

SOPHIE ET LA VALEUR.
Ah ! Ciel !...

SŒUR RADEGONDE, vivement toute la scène.
Donnez, donnez-moi ce billet, Mademoiselle.

SOPHIE.
Quel billet ?

SŒUR RADEGONDE.
Vous prétendez peut-être me nier celui que vous venez de recevoir ? mais, Dieu merci, j'ai encore de bons yeux. Ainsi donc, donnez, donnez-moi ce billet. Est-il possible ! quelle horreur ! donnez, donnez, vous dis-je.

SOPHIE, fermement.
Non, Madame, vous ne l'aurez pas.

SŒUR RADEGONDE.
Je ne l'aurai pas ! ah ! je ne l'aurai pas ! quelle abomination ! Elle va à la porte du jardin, elle appelle : Mme la Supérieure ! Mme la Supérieure, accourez vite, je vous en prie. Accourez vite... Ah ! nous allons voir ! nous allons voir !...

SCÈNE XI.
LES PRÉCÉDENTS, LA SUPÉRIEURE, EUGÉNIE, SŒUR BRIGITTE, SŒUR
MARTHE, LES PENSIONNAIRES forment groupe à la porte du jardin.

LA SUPÉRIEURE.
Qu'est-il donc arrivé, sœur Radegonde ?

Air : Des Trembleurs.

SŒUR RADEGONDE, en colère, chante.
Étant près de notre grille,
J'ai surpris ce jeune drille,
Pressant cette jeune fille
D'accepter un billet doux :
Dites, n'est-ce pas damnable ?
Oui, ce tour abominable,
Suscité par le grand diable !
Doit armer notre courroux.

LA SUPÉRIEURE, sévèrement.
Vous faites, ma sœur, un éclat qui est très imprudent.

SŒUR RADEGONDE.
Quoi ! vous me blâmez encore !

LA SUPÉRIEURE.
Votre zèle vous emporte toujours trop loin.

SŒUR RADEGONDE, hors d'elle.
Ah ! bon Dieu ! bon Dieu ! comme faut-il donc faire !... (Elle sort par le jardin, toutes les Pensionnaires s'enfuient.)

LA SUPÉRIEURE, à Sophie
Sophie ne refusera sûrement pas de remettre ce billet.

SOPHIE, confuse.
Madame...

LA SUPÉRIEURE.
Il est nécessaire que vous me le donniez, et je l'exige.

SOPHIE, humblement.
Le voilà, Madame.

LA VALEUR, s'avançant.
Madame, croyez...

LA SUPÉRIEURE, d'un ton sévère.
Monsieur, j'avais lieu de croire qu'un Français savait respecter les droits de l'hospitalité.

LA VALEUR.
Mon intention...

LA SUPÉRIEURE.
C'est assez, Monsieur, évitons un scandale ; je vous prie de vous retirer à l'hospice ; après la prière, je vous ferai demander ; alors je saurai ce que devrai faire... Je compte sur votre parole.

LA VALEUR.
Madame, je serai à vos ordres. (Il se retire.)

La cloche sonne la prière. Les Pensionnaires se rangent deux à deux dans le jardin ; Radegonde va se mettre à leur tête ; elles défilent, et après Sophie, Eugénie, Marthe et Brigitte prennent leurs places, la Supérieure termine la marche. Ils entrent tous à la chapelle.

Fin du premier Acte.

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ACTE II.

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SCÈNE PREMIÈRE.

CLAUDE, seul.

Claude revient de la ville ; il a un paquet et sa veste pendus à son bâton sur son épaule ; il entre et ferme la porte.

CLAUDE.
Enfin, me voilà de retour de la ville justement à l'heure que je voulais.

Air : De la Fanfare de St. Cloud.

CLAUDE, chante.
De l'objet qui nous engage
Quand on veut se rapprocher.
Ma foi le plus long voyage
Se fait sans presque'y toucher.
On court, on vole, on s'empresse,
Le désir hâte nos pas :
Quand il rejoint sa maîtresse,
Un amant n'est jamais las.

CLAUDE.
Je craignais bien qu'avec toutes ces emplettes c'te mère Marthe, not économe, ne m' fasse manquer l'seul instant qu' j'ai pour voir ma bonne petite sœur Eugénie. Ma petite sœur ! des sœurs de c'te façon on en fait fort bien sa femme ! ah ! ça j'dis, n' pardons pas de tems : v'là l'paquet d'la mère Marthe, all' le trouvera dans c't' armoire : songeons à présent à mon bouquet ; cette chère petite Eugénie ! all' ne va pas tarder à venir ici, c'est pendant la prière, et j' crois qu'ça s'avance à présent. Mon Dieu ! queu plaisir quand j'pouvons être un p'tit quart d'heure ensemble ! all' est si gentille ! si lutine : n'y en a pas beaucoup qui li resemblent.

Air : Du petit mot pour rire.

CLAUDE, chante.
Toutes les filles d'à présent,
Vous ont l'ton fier, l'air imposant :
Ça fait qu'on n' peut rien dire.
Mais pour ell' c'est bien autrement.
On peut ly parler librement,
Même en disant (Bis.)
Le petit mort pour rire.

SCÈNE II.
LA VALEUR, CLAUDE.

LA VALEUR.
Ah ! mon cher Claude ! je suis un homme perdu !

CLAUDE.
Faudra vous retrouver ; ça n's'ra p't'être pas ben difficile. Voyons qu'est-ce qui vous est arrivé d'fâcheux ?

LA VALEUR.
Tu n'étais donc pas ici quand Radegonde m'a surpris comme je remettais un billet à Sophie ?

CLAUDE.
Non, vraiment, j'arrivons d' la ville tout à st'heure.

LA VALEUR.
Cette maudite femme a fait un bruit affreux ; elle a ameuté toute la maison. Mme la Supérieure sait tout.

CLAUDE.
Ah ! bon Dieu ! qu'est-ce que vous m'dites là ! si j'allions aussi être découverts, ça ferait un beau train. J'nous en retirerions peut-être plus mal que vous. Morgué vous avés fait là de belle bésogne ! vous gâtés d'un seul coup mes affaires et les vôtres.

LA VALEUR.
Que veux-tu ? j'en suis au désespoir !

CLAUDE.
Pargué ! vous êtes ben mal avisé. Fallait m' donner c'te lettre, j'l'aurions rendue à son adresse sans qu'ça paraisse. J'peux aller et v'nir, moi, sans qu'on me soupçonne d'la manigance.

LA VALEUR.
Je ne sais à quoi me résoudre !

CLAUDE.
Si vous n'savés à quoi vous détarminer, faut dans c'cas-la prendre conseil d'ses amis. Francœur est un bon vivant lui, i m'contait l'autre jour ses amours : il en a tant eu, il en a tant eu, qu'sans doute i s'ra trouvé comme vous dans l'embarras.

LA VALEUR.
Tu as raison. Il pourra m'être utile. Va le prier de venir ici.

CLAUDE.
Allés vous-même lui parler à l'hospice.

LA VALEUR.
Non, mon ami, je ne veux pas quitter cette salle. J'ai quelque espoir que Sophie pourra s'échapper, et je ne voudrais pas manquer l'occasion de lui parler.

CLAUDE.
C'est bel et bon ; mais j'ons besoin d'être là aussi moi. (Avec mystère.) La p'tite sœur Eugénie doit y v'nir, et vous sentés ben que j'voulons à mon tour être seul avec elle.

LA VALEUR.
Écoute, Claude, écoute, mon ami, tu pourras bien, comme tu le disais tout à l'heure, essuyer le même désagrément que moi. Réunissons-nous. Sophie et Eugénie viendront sans doute. Va-t-en chercher Francœur, nous tiendrons conseil ensemble et nous tâcherons de parer au malheur qui nous menace.

CLAUDE.
C'est morgué ben vu. Quand alles sont à c't'office, alles n'en finissons pas. J'aurons encore l'tems d'nous aviser. (Il sort.)

SCÈNE III.
LA VALEUR, seul.

LA VALEUR.
Hélas ! je me flatte d'un espoir que je n'ai pas. Je serai sans doute privé pour jamais de ma chère Sophie. Cette idée me désespère...

Air : De ma Georgette.

LA VALEUR, chante.
De ce que j'aime
À peine ai-je un regard flatteur,
Que j'éprouve une peine extrême :
Car mon amour fait le malheur
De ce que j'aime.

LA VALEUR.
Que faire... Mille projets se présentent à la fois à mon esprit...,... Oui... Allons instruire mon oncle. Il me blâmera, sans doute... Qu'importe... Il est bon ! généreux. Cette Supérieure est estimable autant que bienfaisante. J'engagerai mon oncle à la voir. Les âmes honnêtes s'entendent d'abord !... S'ils m'accordaient ma Sophie!... Mais je m'égare !... Illusion flatteuse que je ne verrai jamais se réaliser...

SCÈNE IV.
LA VALEUR, CLAUDE, FRANCŒUR.

FRANCŒUR, entre deux vins.

L'ami Claude dit qu'il y a de l'orage par ici ? tant mieux, ça fera mûrir le raisin. (Il chante.) Eh ! nargue du chagrin, Nous aurons du bon vin.

LA VALEUR, à Claude.
Il est bien en état de nous donner des conseils !

FRANCŒUR.
Qu'est-ce donc qui vous chagrine ? Avez-vous quelque ennemi à combattre ?... Mon bras est à votre service... Mille noms d'un sa... ... (Il met le doigt sur sa bouche.) Paix, Francœur, paix ! Ne jurez-pas ; c'est défendu dans cette sainte maison. Mais, c'est égal, on peut avoir du cœur, sans jurer.

LA VALEUR.
Il n'est pas question de se battre. Je voulais seulement que tu m'aidasse à sortir d'embarras ; mais je vois qu'il est impossible que tu me serves, et je te remercie de ton zèle.

FRANCŒUR.
Par la barbe de St. Pancrasse, il ne faillait donc pas me déranger de mes occupations.

CLAUDE.
Bon ! quelles occupations ? Vous étiés à rien faire.

FRANCŒUR.
Mon ami, je travaillais à ma convalescence ; je veux savoir pourquoi l'on m'a demandé. C'est bien le moins, je crois !

CLAUDE.
Hé ben ! c'est que not'amoureux que v'là a baillé un billet doux à son amoureuse ; la mère Radégonde s'en est apperçue, et elle a fait un tapage d'enragé.

FRANCŒUR.
Ce n'est que cela ! tranquillisez-vous, mon officier, j'ai la bonne mère dans ma manche.

CLAUDE.
Bah !

FRANCŒUR.
Oui : c'est elle qui me fournit le vin, pour, à ce qu'elle dit, me réconforter l'estomac. Ce qu'il y a de bien singulier, c'est que plus j'en bois, et moins j'ai de force ! mais, c'est égal, j'en boirai tant, qu'il faudra bien que je guérisse.

CLAUDE.
All' vous donne comme ça du vin ?... c'est p'-t-'être qu'alle est amoureuse d' vous.

FRANCŒUR.
Je crois que oui. Et moi je le suis de son vin. Or, comme il faut être reconnaissant...

LA VALEUR, à Claude.
Il n'en finira plus.

FRANCŒUR.
Oh ! c'est que je suis un fier luron !

CLAUDE.
Je vois bien que vous n'engendrés pas la mélancolie. Mais... ...

FRANCŒUR.
Oh ! pour cela je vous en réponds.

Air : En revenant d'Auvergne, ou de la Marmotte.

FRANCŒUR, chante.
À tout moment je chante (Ter.)
Et n'ai point de souci.

(Il chant et danse.)

Oui, mon âme contente, (Ter.)
Rit de l'amant transi :
Moi, quand j'aime une belle,
C'est qu'elle est peu cruelle ;

(Claude et la Valeur s'impatientent.)

Je lui reste fidèle,
Toute au juste autant qu'elle,
Gay, coco... (Ter.)
Devient-elle rebelle,
Je fuis au galop. (Ter.)

CLAUDE.
Ah ! mon Dieu, vous faites tant de bruit que v'là la Mère Radégonde qui vient... Sauvés-vous. Sauvés-vous.

LA VALEUR.
Oui, évitons sa présence : viens donc, Francœur, viens donc.

FRANCŒUR.
C'est bien dit : allons là haut boire un coup ; ça Porte-Conseil. (La Valeur emmène Francœur.)

SCÈNE V.
SŒUR RADEGONDE, CLAUDE.

SŒUR RADEGONDE.
Qu'est-ce donc, bon Dieu ! que tout ce bruit qu'on entend... Pourquoi, maître Claude, venez-vous troubler nos prières ? vous chantez à tue-tête !

CLAUDE.
C'est que, mère Radégonde... c'est que je n'y pensais pas.

SŒUR RADEGONDE.
Il faut y penser, mon ami ; il faut y penser ; si vous assistiez à la prière, vous ne la troubleriez pas ; mais vous négligez votre devoir et Dieu vous en punir. Allez, mon ami, allez au jardin, et surtout ne nous interrompez plus.

CLAUDE.
Mère Radégonde, v'là qu'est dit : je n' chantions plus.

SŒUR RADEGONDE.
Vous ferez bien.

SCÈNE VI.
CLAUDE, EUGÉNIE.

CLAUDE, d'abord seul.
Als l'ont échappé belle ! la mère Rabat-Joie aurait fait un joli sabat, si all' les a vus... Ce pauvre la Valeur ! il a ben du guignon !... moi j' n' suis guères pas chausseux, et je crois même que tout ce fracas-la m'empêchera de voir aujourd'hui ma petite Eugénie.

EUGÉNIE, de dessus la porte.
Claude, psitt, psitt.

CLAUDE.
La v'là, queu bonheur !

Air : Viens donc mon Aline.

CLAUDE, chante.
Viens, mon Eugénie,
O ma douce amie,
Viens, mon Eugénie,
Viens combler mes vœux ;
D'où vient cette peur extrême ?
Doutes-tu donc que je t'aime,
Va je ne suis heureux
Que quand j' vois tes beaux yeux.
Viens, mon Eugénie,
O ma douce amie,
Viens, mon Eugénie,
Je t'aimerai,
Te chérirai,
Te caresserai,
T'embrasserai,
Et, si c'est à ton gré,
Je recommencerai.

EUGÉNIE.
Je crains trop ; tu sais ce qui s'est passé ? et c'est cause que je n'osais pas venir. Mais la mère Tourière vient de rentrer. Et j'ai profité de ce temps-là pour m'échapper.

CLAUDE.
C'est bien fait à toi. Mais c' pauvre la Valeur a ben du chagrin.

EUGÉNIE.
Sophie en a bien autant que lui, et son sort est bien plus triste.

CLAUDE.
Sans doute, parce que lui, il peut prendre son sac et partir ; mais elle...

EUGÉNIE.
Il faut qu'elle souffre. Mais, adieu. Je suis toujours sur les craintes qu'on ne s'aperçoive de mon absence. Adieu, nous nous verrons ici demain. (On sonne à la porte.)

CLAUDE.
Quel embarras !...

Eugénie va se mettre contre la porte par où Radegonde sort. Celle-ci traverse le théâtre, quand elle est passée, le deux amants se jettent des baisers et se retirent chacun de son côté.

SCÈNE VII.
BELMONT, FOLLEVILLE, SŒUR RADEGONDE.

BELMONT.
Oui, ma bonne femme, c'est à Mme la Supérieure elle-même que nous voulons parler.

SŒUR RADEGONDE.
Elle est à l'église maintenant. C'est demain grande fête ; si vous voulez bien attendre, je l'avertirai dans un moment. Dites-moi, s'il vous plaît, votre nom.

BELMONT.
Je me nomme Belmont ; mais elle ne me connaît pas, nous attendrons qu'elle est soit libre... Ne pourriez-vous pas nous faire voir la maison et ses dépendances ? (Radegonde hésite et les regarde avec curiosité.)

FOLLEVILLE.
Nous venons tout exprès.

BELMONT.
Nous sommes porteurs d'une lettre de l'administration du Département.

SŒUR RADEGONDE.
Ah ! mon Dieu ! vous venez voir la maison, parce que vous avez envie de l'acheter ? mon Dieu ! est-ce qu'on pourrait vendre comme cela cette sainte maison ! est-ce qu'il faudra que j'en sorte ? il y a trente ans que j'y demeure, le 14 août prochain, veille de l'Assomption, fête de Sainte Radegonde, ma patronne ; j'y suis entrée toute petite.

BELMONT.
Calmez vos craintes. Je ne pense pas que la maison soit actuellement à vendre, il est seulement question de l'évaluer.

FOLLEVILLE.
Et nous venons pour cette opération.

SŒUR RADEGONDE.
Bonne sainte Magdeleine ! est-il possible, qu'allons-nous devenir ! et les pensionnaires ! qu'est-ce qui les instruira !... et Mme la Supérieure ! bon Dieu ! ce coup va lui donner la mort.

BELMONT.
Tranquillisez-vous.

FOLLEVILLE.
Vous avez donc des pensionnaires ?

SŒUR RADEGONDE.
Oui, Messieurs, c'est moi qui suis leur gouvernante : et c'est M. Ambroise, notre Directeur, qui leur apprend toutes les sciences.

FOLLEVILLE, ironiquement.
Même à danser.

SŒUR RADEGONDE.
Oui, certainement, oui ; à danser, à chanter, la musique !

FOLLEVILLE.
C'est commode ! cet homme-là est universel.

BELMONT.
Mais comment a-t-on pu vous laisser tranquilles pendant nos troubles ?

SŒUR RADEGONDE.
C'est, comme le dit Mme la Supérieure, un miracle ! un effet de la providence céleste... Figurez-vous, Messieurs, que notre maison n'a point été détruite ni même inquiétée. Nous en avons été quittez pour ne plus porter nos habits ; aucune de nous n'a été arrêtée ; on nous a demandé un serment que nous avons prêté ; notre Directeur qui l'a prêté aussi, nous a dit que nous le pouvions.

BELMONT.
Il a très bien fait.

SŒUR RADEGONDE.
Il est vrai qu'on a fait une vente de nos meubles ; mais, Mme la Supérieure a vendu un petit bien de ses parents pour les racheter; enfin, notre bonne mère, — que Dieu nous la conserve, — a rétabli la maison, et nous y vivons toutes très heureuses et en bonne intelligence. Elle a aussi racheté l'hospice, ses quatre lits et sa pharmacie.

BELMONT.
Quoi ! vous avez un hospice ?

SŒUR RADEGONDE.
Oui, Monsieur, il est destiné aux pauvres et aux voyageurs qui traversent cette forêt.

BELMONT.
Ah! je suis enchanté de ce que vous me dites là, et vous me pénétrez de vénération pour cette personne : allez, ma bonne Mère, allez ; et tâchez de me présenter à elle, je brûle d'avoir l'honneur de la saluer.

SŒUR RADEGONDE, les regarde encore, cherche à lire dans leurs yeux.
Oui, Messieurs, je vais la faire venir. (Elle fait quelques pas et reviens.)

Air : Alléluia.

SŒUR RADEGONDE, chante.
Ne nous forcez point à partir,
Messieurs, laissez-vous attendrir,
Dieu vous en récompensera,
Alléluia.

Puis, elle sort, en leur faisant de grandes révérences.

SCÈNE VIII.
BELMONT, FOLLEVILLE.

BELMONT.
Je ne reviens point de tout ce qu'elle m'a dit. Ah ! si tous les corps religieux s'étaient aussi bien conduits, on n'eût pas eu tant de raison de les punir.

FOLLEVILLE.
Fort bien ; j'examine, moi, comme architecte, les détails de la maison ; cette salle apparemment sert de parloir ? Le jardin me paraît fort bien entretenu, qu'en dites-vous ?

BELMONT.
Que tout est au mieux, que j'en suis ravi ; enchanté !

FOLLEVILLE, badinant avec sa petite canne.
Ah ! par exemple, voilà l'enseigne de la maison. Ce petit saint est drôle ! BELMONT.
Prenez garde, mon ami, vous allez le jeter par terre.

FOLLEVILLE.
Je crois que le mal ne serait pas bien grand.

BELMONT.
Plus que vous ne pensez.

FOLLEVILLE.
Ah ! oui ; ces bonnes femmes se croiraient perdues. Ce serait pour elles de fort mauvais augure.

BELMONT.
C'est d'abord un motif pour n'y pas toucher... D'ailleurs, ce serait blesser les droits de la propriété ?

FOLLEVILLE.
Dans cette misère ?

BELMONT.
Oui ; il faut craindre de les blesser jusques dans les moindres choses. Ce serait faire encore un attentat à la liberté des cultes, que d'en profaner les images ; ne favorisons aucune religion, mais respectons les toutes.

Air : L'égoïste sombre et rêveur.

BELMONT, chante.
Nous devons partout éviter
Les esclaves du fanatisme :
Mais bien plus encore à redouter
Les partisans de l'athéisme ;
Car ce principe, selon moi,
Est à jamais irrévocable :
L'homme qui n'a ni foi, ni loi,
De tout crime est bientôt capable.

FOLLEVILLE.
Voilà, je crois, Mme la Supérieure.

SCÈNE IX.
LA SUPÉRIEURE, SŒUR RADEGONDE, BELMONT, FOLLEVILLE.

BELMONT, allant au-devant d'elle.
Pardon, Madame, si je vous dérange ; mais il est indispensable que nous nous voyions.

LA SUPÉRIEURE, avec empressement.
Je serais trop heureuse, Monsieur, si je pouvais vous être utile. Qu'est-ce qui me procure l'honneur de vous voir.

BELMONT.
Le bruit de vos bonnes actions, Madame, est venu jusqu'à moi.

LA SUPÉRIEURE.
Ce bruit, Monsieur, n'est souvent qu'un mensonge flatteur.

BELMONT.
La modestie est la compagne des vertus.

LA SUPÉRIEURE.
Épargnez-moi, Monsieur, des éloges que je suis plus curieuse de mériter que d'entendre.

BELMONT.
Je viens donc à l'objet de mon voyage : ce couvent, Madame, vous est, dit-on, bien cher ?

LA SUPÉRIEURE.
Ah ? oui ! Monsieur, bien cher !

BELMONT.
Vous ne le quitteriez qu'avec peine ?

LA SUPÉRIEURE.
Que dites-vous, Monsieur ? je ne le quitterais qu'avec la vie.

BELMONT.
Vous m'étonnez ; la religion vous ordonne-t-elle de vous attacher à telle ou telle clôture, à telle forme de bâtiment ?

LA SUPÉRIEURE.
Elle m'ordonne, Monsieur, de faire tout le bien qu'il est en moi de faire ; elle m'ordonne de soulager les malheureux ; elle m'ordonne même de vous pardonner les inquiétudes et les soupçons que votre langage fait naître dans mon âme.

BELMONT.
Quelles inquiétudes avez-vous conçues, Madame ?

LA SUPÉRIEURE.
Monsieur, celle de voir en vous le propriétaire de cette maison.

BELMONT.
Vous ne vous êtes pas trompée, Madame, votre maison m'appartient.

LA SUPÉRIEURE, tirant son mouchoir.
Ah ! Dieu! je suis perdue !

BELMONT, après une courte pause.
Calmez votre effroi ; le mal n'est peut-être pas si grand que vous pensez.

LA SUPÉRIEURE, avec le sentiment d'une douleur profonde.
Pas si grand ! pas si grand que je pense ! que vont devenir ces jeunes filles ! qui soulagera les malheureux ? qui distribuera les secours dans la maison du pauvre ? Ah ! Monsieur, vous ne connaissez pas tout le mal que vous allez faire en chassant d'ici des infortunées qui ne s'occupaient, dans les intervalles de leurs prières, que des soins dûs à l'humanité souffrante, ou à l'enfance abandonné.

BELMONT, attendri.
Qui vous parle de les chasser d'ici ?

LA SUPÉRIEURE, étonnée.
Ne m'avez-vous pas dit, Monsieur, que vous aviez acheté cette maison ?

BELMONT.
Oui, Madame, mais ce n'est pas pour y exercer les droits d'un tyran.

LA SUPÉRIEURE.
Ceux d'un propriétaire sont de jouir de son bien.

BELMONT.
Madame, je ne fus jamais persécuteur... je ne commencerai pas par être celui de la vertu... Vous resterez.

LA SUPÉRIEURE, vivement.
Nous resterons ici ?

BELMONT.
Oui, Madame.

LA SUPÉRIEURE.
Nous continuerons d'y recevoir et d'y nourrir les pauvres ? d'y élever de jeunes pensionnaires dans les sentiments d'amour pour la divinité, de respect pour leurs parents, d'attachement à leur pays ?

BELMONT.
Oui, Madame.

LA SUPÉRIEURE, levant les mains au Ciel.
Ô mon Dieu, recevez mes premières actions de grâces ! et versez sur cet honnête homme tout vos bienfaits !

BELMONT.
Je vous louerai cette maison aux mêmes clauses et conditions que vous la teniez du Département ; mes principes sont invariables, vous n'avez désormais à craindre ni les fantaisies d'un régisseur, ni les changements d'un administration... Continuez, Madame, de faire tout le bien que vous pourrez faire, et comptez, en attendant la récompense que vous envisagez dans le Ciel, sur la reconnaissance de tout honnête homme sur la terre, et en particulier sur la mienne. Vous ne me devez d'ailleurs aucuns remerciements ! j'acquitte une dette sacrée, celle de l'humanité ; vous trouverez toujours en moi un ami fidèle et un coopérateur de toutes vos bonnes œuvres.

LA SUPÉRIEURE.
Monsieur, mes remerciements serait en effet une bien faible marque de ma reconnaissance, mais je veux vous faire jouir du spectacle des heureux que allez faire... Sœur Radegonde, dites à Claude de sonner tout le monde.

SŒUR RADEGONDE, qui pendant la scène a été transportée de joie.
Je ne me possède pas, grand Dieu ! c'est un ange envoyé par vous. Claude ! Claude ! eh vite ! eh vite ! appelez tout le monde.

Claude sonne, et tout ceux qui habitent la maison arrivent à quelques petites distances les uns des autres, excepté la Valeur et Francœur.

SCÈNE X.
LES PRÉCÉDENTS, AMBROISE, SŒUR MARTHE, SŒUR BRIGITTE,
EUGÉNIE, SOPHIE, CLAUDE, LES PENSIONNAIRES.

LA SUPÉRIEURE.
Ah ! mes enfants ! ah ! Monsieur Ambroise ! nous sommes au comble du bonheur... Je ne puis parler, tant j'ai de choses à vous dire... Vous voyez devant vous le nouveau fondateur de votre communauté, c'est lui qui vient d'acheter cette maison. Il nous en laisse la jouissance.

CLAUDE.
Lui ! quel bonheur ! (Ils s'inclinent tous en signe de remerciement.)

LA SUPÉRIEURE.
Nous ne vivrons plus dans cette cruelle incertitude qui nous dévorait intérieurement : et nous pouvons compter sur un asile. Allons mes enfants, remercions la divinité.

Air : Père de l'Univers.

TOUS, chantent.
Offrons à l'Éternal notre reconnaissance,
La vertu voit par lui couronner ses succès !
Toute atteste en ces lieux son auguste puissance !
Chantons, célébrons ses bienfaits.
Vous, mortel généreux, recevez notre hommage,
Ô vous qui nous rendez le bonheur et la paix,
Vous reçûtes du Ciel les vertus en partage ;
Ah ! jouissez de vos bienfaits.

BELMONT.
Vous me rendez confus, et vous me prouvez bien que celui qui donne est plus heureux que celui qui reçoit.

SŒUR RADEGONDE, le dévorant des yeux.
Mais quel excellent homme ! (Elle va pour lui baiser la main.) Ah ! Monsieur, permettez. (Belmont retire sa main, et tout transporté et ému, il l'embrasse.)

BELMONT, fixant Sophie.
Que vois-je ! une sœur en pleurs ! Madame vous connaissez sûrement la cause de son chagrin ?

LA SUPÉRIEURE.
Oui, Monsieur, c'est une faute qu'elle a commise, et dont je vois qu'elle n'est point à s'en repentir.

BELMONT.
Cette faute est donc bien grave ?... Pardon, Madame, de mon indiscrétion.

LA SUPÉRIEURE.
Monsieur, vous avez droit à notre confiance, et vous même serez juge dans cette affaire.

BELMONT.
Vous pouvez compter sur mon intégrité.

LA SUPÉRIEURE.
Voici le fait : un des malades de l'hospice, un jeune officier convalescent, abusant de la liberté que nous lui avons accordée, a eu la témérité de remettre un billet à Sophie, qui a été assez inconséquente pour le recevoir.

BELMONT.
Sûrement c'est quelque étourdi ; mais que contenait le billet !

LA SUPÉRIEURE, lui remettant le billet.
Le voici.

BELMONT, lisant le billet.
Ah Ciel ! que vois-je ? Armand... Madame, le coupable m'est connu ; faites-le paraître je vous prie.

LA SUPÉRIEURE, appelant.
Claude.

CLAUDE.
Jy vais, Madame, morgué, v'la l'moment d'la crise.

BELMONT, à part.
Il faut ici de la prudence (à la Supérieure), Madame, un mot s'il vous plaît (à part à elle) : veuillez m'apprendre qu'elle est la famille de cette aimable fille.

LA SUPÉRIEURE.
Orpheline dès son bas âge, elle a été élevée dans cette maison ; elle appartenait à d'honnêtes gens.

BELMONT.
Votre dessein n'est sûrement pas de l'empêcher de contracter les nœuds du mariage, pour la retenir dans ceux d'un célibat forcé ?

LA SUPÉRIEURE.
Dieu m'en préserve, Monsieur ; elles sont toutes libres, et si comme j'avais lieu de l'espérer, Sophie était venue s'ouvrir à moi, sur les premières déclarations du jeune homme, j'aurais été à même de la guider et de l'unir à son amant, s'il lui eût convenu ; mais qui peut lui garantir qu'il ne cherche point à profiter de sa jeunesse et de son inexpérience pour la tromper.

BELMONT.
Vous avez raison, le danger était grand.

LA SUPÉRIEURE.
Et celui de l'exemple ne l'est-il pas autant ; enfin, Sophie ne devait pas se permettre une intelligence amoureuse et clandestine ; voilà sa faute.

BELMONT.
Il faut la réparer.

SCÈNE XI, et dernière.
LES PRÉCÉDENTS, LA VALEUR, FRANCŒUR, CLAUDE.

LA VALEUR, sans voir Belmont.
Madame, je vous parais coupable, sans doute ? mais croyez que mes démarches étaient guidées par le sentiment le plus pur et le plus respectueux. Je vous prie d'excuser ce qu'elles peuvent avoir d'irrégulier... La faiblesse fait commettre des fautes ; mais l'humanité doit les faire pardonner.

LA SUPÉRIEURE.
Ce n'est plus à moi, Monsieur, que vous devez compte de votre conduite, et voici notre juge.

LA VALEUR, à Belmont.
Ah Ciel ! ah mon oncle ! vous ici ?

BELMONT.
Moi-même : embrassons-nous. C'est par votre billet à Sophie, que je viens d'apprendre votre séjour ici. Je tremblais, je vous l'avoue, qu'Armand, mon neveu, qui s'est tant de fois distingué dans les combats par son courage, ne se soit déshonoré dans ce respectable asile, en y cherchant à séduire l'innocence.

LA VALEUR.
Ah ! mon oncle ! je ne serais pas digne de vous appartenir.

BELMONT, à la Supérieure.
Madame, je vous demande Sophie pour mon neveu.

LA SUPÉRIEURE.
Je le veux bien, Monsieur ; puisse leur union faire leur félicité !

LA VALEUR.
Ah ! mon oncle, ah ! Madame, vous mettez le comble à mon bonheur.

LA SUPÉRIEURE.
Eh bien Sophie, êtes-vous contente ?

SOPHIE.
Croyez, Madame, que je ne perdrai jamais le souvenir de vos bontés.

CLAUDE, tirant la Valeur par la manche.
Monsieur la Valeur, parlés pour moi.

LA SUPÉRIEURE, qui voit cela.
Qu'est-ce que c'est, maître Claude ?

CLAUDE.
C'est que j'voudrions... ... Monsieur la Valeur, dites donc ça vous-même, vous dirés ça mieux que moi.

LA VALEUR.
Madame, voudriez-vous bien étendre vos bontés sur Claude, qui certainement s'en rendra digne, et qui comme moi, a ressenti les effets de l'amour.

CLAUDE.
Ah ! qu'c'est bien dit ; mais vous n'avés pas dit pour qui.

BELMONT.
Claude, qui vous empêche de nous le dire vous-même ? je suis persuadé que Madame ne se refusera pas à rendre heureux tout ce qui l'entoure.

LA SUPÉRIEURE.
Je vous l'ai déjà dit, Monsieur, ce qui s'accorde avec les bonnes mœurs et la décence, ne trouvera jamais d'obstacle en moi.

CLAUDE.
En ce cas-là, j'vous avouerons donc que c'est d'la bonne petite sœur Eugénie, dont j'vous d'mandons la permission de faire aujourd'hui ma femme.

LA SUPÉRIEURE.
Si elle y consent, je le veux bien.

CLAUDE, fixant Francœur.
Ce n'est pas tout.

LA SUPÉRIEURE.
Quoi donc ? qu'il y a-t-il encore ?

CLAUDE.
V'la Monsieur Francœur qui a aussi une amoureuse ; faut la lui bailler.

BELMONT, souriant.
Oh ! ceci passe la raillerie ; toute la maison est sans doute atteinte de cette maladie ; voyons, parlez.

FRANCŒUR.
Je n'y pensais guère ; mais vaille que vaille... C'est de la maman Radegonde. (À part.) Elle a du bon vin.

LA SUPÉRIEURE.
Comment, ma sœur, à votre âge !

SŒUR RADEGONDE, stupéfaite.
Ah ! mon Dieu ! est-il possible. Sainte Radegonde, ma patronne, je vous implore, venez confondre la méchanceté et la calomnie !... Ah ! Mme la Supérieure, ah ! Monsieur, n'en croyez rien... Qui moi, avoir de telles pensées !... Ah ! fi quelle horreur !...

FRANCŒUR.
Là, là, ne vous fâchez pas, si vous ne voulez pas, dites-le moi franchement ; non ? eh bien, prenez que je n'aie rien dit.

BELMONT.
Vous voyez que malgré la clôture, malgré les vœux de retraite, l'amour aidé de la nature, ne perd jamais ses droits... Madame, nous n'aurons rien à nous reprocher. Je suis sûr, moi, d'avoir fait une bonne action, puisqu'elle est agréable à plusieurs individus, sans être nuisible à personne. Ah ! lorsqu'un temps serein commence à paraître, versons du baume sur les plaies, mais ne les envenimons pas.

Air : Par pitié daignez vous rendre.

CHŒUR FINAL.
Pour combler notre allégresse,
Avec nous soyez sans cesse ;
Notre sort sera trop doux,
Si vous restez avec nous.
Nous chercherons à vous plaire
Par mille soins assidus,
On peut bien vous satisfaire
En pratiquant les vertus.

FIN.


[Notes]

1. Citoyens Corsange et Hapdé, Le Dernier Couvent de France ou l'Hospice, partition musicale de citoyen Gautier, première le 13 août 1796 au Théâtre des Jeunes Artistes à Paris.

2. Source : exemple imprimé, de l'imprimerie de Guilhemat, rue Serpente, N°. 23, Paris, 1796.

3. Bien que la transcription ci-dessus soit en orthographe actuelle, j'ai conservé absolument l'argot original de Claude — y compris cette anomalie «... Le petit mort pour rire.» plutôt que «... Le petit mot pour rire.» — parce qu'il est fort claire que les auteurs ont voulu caractériser celui-ci comme rustre : donc, voici une version en orthographe actuelle pour ce personnage :

ACTE II.

SCÈNE PREMIÈRE.

Enfin, me voilà de retour de la ville justement à l'heure que je voulais.

Air : De la Fanfare de St. Cloud.

De l'objet qui nous engage
Quand on veut se rapprocher.
Ma foi le plus long voyage
Se fait sans presque y toucher.
On court, on vole, on s'empresse,
Le désir hâte nos pas :
Quand il rejoint sa maîtresse,
Un amant n'est jamais las.

Je craignais bien qu'avec toutes ces emplettes cette mère Marthe, notre économe, ne me fasse manquer le seul instant que j'ai pour voir ma bonne petite sœur Eugénie. Ma petite sœur ! des sœurs de cette façon on en fait fort bien sa femme ! ah ! ça je dis, ne perde pas de temps : voilà le paquet de la mère Marthe, elle le trouvera dans cette armoire : songeons à présent à mon bouquet ; cette chère petite Eugénie ! elle ne va pas tarder à venir ici, c'est pendant la prière, et je crois que ça s'avance à présent. Mon Dieu ! que plaisir quand je peux être un petit quart d'heure ensemble ! elle est si gentille ! si lutine : n'y en a pas beaucoup qui lui ressemblent.

Air : Du petit mot pour rire.

Toutes les filles d'à présent,
Vous ont le ton fier, l'air imposant :
Ça fait qu'on ne peut rien dire.
Mais pour elle c'est bien autrement.
On peut lui parler librement,
Même en disant (Bis.)
Le petit mot pour rire.


SCÈNE II.

Il faudra vous retrouver ; ça ne sera peut-être pas bien difficile. Voyons qu'est-ce qui vous est arrivé de fâcheux ?

Non, vraiment, j'arrive de la ville tout à l'heure.

Ah ! bon Dieu ! qu'est-ce que vous me dites là ! si j'aille aussi être découverts, ça ferait un beau train. Je nous en retirerais peut-être plus mal que vous. Morgué vous avez fait là de belle besogne ! vous gâtez d'un seul coup mes affaires et les vôtres.

Pardi ! vous êtes bien mal avisé. Il fallait me donner cette lettre, je l'aurais rendue à son adresse sans que ça paraisse. Je peux aller et venir, moi, sans qu'on me soupçonne de la manigance.

Si vous ne savez à quoi vous déterminer, il faut dans ce cas-là prendre conseil de ses amis. Francœur est un bon vivant lui, il me contait l'autre jour ses amours : il en a tant eu, que sans doute il sera trouvé comme vous dans l'embarras.

Allez vous-même lui parler à l'hospice.

C'est bel et bien ; mais j'ai besoin d'être là aussi moi. (Avec mystère.) La petite sœur Eugénie doit y venir, et vous sentez bien que je veux à mon tour être seul avec elle.

C'est morgué bien vu. Quand elles sont à cet office, elles n'en finissons pas. J'aurai encore le temps de nous aviser. (Il sort.)


SCÈNE IV.

Bien ! quelles occupations ? Vous étiez à rien faire.

Hé bien ! c'est que notre amoureux que voilà a bâillé un billet doux à son amoureuse ; la mère Radegonde s'en est aperçue, et elle a fait un tapage d'enragé.

Bah !

Elle vous donne comme ça du vin ?... c'est peut-être qu'elle est amoureuse de vous.

Je vois bien que vous n'engendrez pas la mélancolie. Mais... ...

Ah ! mon Dieu, vous faites tant de bruit que voilà la Mère Radegonde qui vient... Sauvez-vous. Sauvez-vous.


SCÈNE V.

C'est que, mère Radegonde... c'est que je n'y pensais pas.

Mère Radegonde, voilà qu'est dit : je ne chantais plus.


SCÈNE VI.

Ils l'ont échappé belle ! la mère Rabat-Joie aurait fait un joli sabbat, si elle les a vu... Ce pauvre la Valeur ! il a bien du guignon !... moi je n'ai guère de chausses, et je crois même que tout ce fracas-là m'empêchera de voir aujourd'hui ma petite Eugénie.

La voilà, quel bonheur !

Air : Viens donc mon Aline.

Viens, mon Eugénie,
Ô ma douce amie,
Viens, mon Eugénie,
Viens combler mes vœux ;
D'où vient cette peur extrême ?
Doutes-tu donc que je t'aime,
Va je ne suis heureux
Que quand je vois tes beaux yeux.
Viens, mon Eugénie,
Ô ma douce amie,
Viens, mon Eugénie,
Je t'aimerai,
Te chérirai,
Te caresserai,
T'embrasserai,
Et, si c'est à ton gré,
Je recommencerai.

C'est bien fait à toi. Mais ce pauvre la Valeur a bien du chagrin.

Sans doute, parce que lui, il peut prendre son sac et partir ; mais elle...

Quel embarras !...


SCÈNE X.

Lui ! quel bonheur ! (Ils s'inclinent tous en signe de remerciement.)

J'y vais, Madame, morgué, voilà le moment de la crise.


SCÈNE XI, et dernière.

Monsieur la Valeur, parlez pour moi.

C'est que je voudrais... ... Monsieur la Valeur, dites donc ça vous-même, vous direz ça mieux que moi.

Ah ! que c'est bien dit ; mais vous n'avez pas dit pour qui.

En ce cas-là, je vous avouerai donc que c'est de la bonne petite sœur Eugénie, dont je vous demande la permission de faire aujourd'hui ma femme.

Ce n'est pas tout.

Voilà M. Francœur qui a aussi une amoureuse ; il faut la lui bailler.

4. Note des auteurs : «Cette anecdote se trouve dans le N° 77 de la DÉCADE Philosophique, Littéraire et Politique.»

5. Sainte Radegonde (519-587), fille du roi Bertaire de Thuringe, fut la fondatrice en 552 du premier couvent de femmes à Poitiers, placé sous le vocable de la Sainte Croix ; elle aussi donna à ses religieuses la règle composée par Saint Césaire d'Arles.

6. Jean-François-Jacques Corsange de la Plante (1751-1821) ; son chef-œuvre est probablement Les Châteaux et les chaumières, ou le Bienfait et la reconnaissance, Paris, Corbet, 1830. Jean-Baptiste-Augustin Hapdé (1774-1839) ; son chef-œuvre est peut-être le mélodrame Thérèse et Faldoni ou le délire de l'amour, créé en 1809 pour le Théâtre des Célestins à Lyon et repris en 1812 à l'Odéon de Paris sous le titre Célestine et Faldoni ou les amans de Lyon, raconte l'histoire du double suicide de Gian Faldoni et Marie Lortet, le 30 mai 1770, dans la chapelle de Selettes dans la commune d'Irigny (Rhône).

7. Voir aussi peut-être :

Anonyme : Les Fourberies Monacales, 1790.
Pierre Laujon : Le Couvent ou Les Fruits du Caractère et de l'Éducation, 1790.
Joseph Fiévée : Les Rigueurs du Cloître, 1790.
Mme Olympe de Gouges : Le Couvent ou Les Vœux Forcés, 1790.
Claude de Flins : Le Mari Directeur ou le Déménagement du Couvent, 1791.
Jacques Boutet, dit Monvel : Les Victimes Cloîtrées, 1791.
Louis Picard : Les Visitandines, 1792.
Charles Pigault-Lebrun : Les Dragons et les Bénédictines, 1794.
Charles Pigault-Lebrun: Les Dragons en cantonnement, ou la Suite des Bénédictines, 1794.
Jean Corsange et Jean Hapdé : Le Dernier Couvent de France ou l'Hospice, 1796.

8. Transcription en orthographe actuelle par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Septembre 2003]