LES VICTIMES CLOÎTRÉES :

drame en quatre actes de Jacques-Marie Boutet, dit Monvel ;

première le 29 mars 1791.

PERSONNAGES.
M. de St. ALBAN.
Mme de St. ALBAN.
M. de FRANCHEVILLE, frère de Mme de St. Alban.
DORVAL, jadis négociant, promis autrefois à une fille de M. de St. Alban, depuis novice au couvent des Dominicains, et à la veille de prononcer ses vœux.
PICARD, vieux domestique qui a vu naître M. de Francheville et Mme de St. Alban.
LE PÈRE LAURENT, supérieur des Dominicains et confesseur de Mme de St. Alban.
LE PÈRE LOUIS, jeune Dominicain.
LE PÈRE ANASTASE, procureur.
LE PÈRE ANDRÉ, célerier.
LE PÈRE AMBROISE, maître des novices.
UNE RELIGIEUSE, enfermée dans un des cachots monastiques que l'on nomme Vade in pace, d'un couvent de religieuses, séparé par un mur mitoyen de celui des Dominicains.
DOMESTIQUES de M. de St. Alban.
TROUPE DE GARDES NATIONAUX.

La scène est dans une ville de province.

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ACTE PREMIER.

Le théâtre représente le cabinet de M. de Francheville ;
au-dessus d'un secrétaire est appendu le portrait d'une jeune personne.


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SCÈNE PREMIÈRE.
PICARD, seul.

Il va donc revenir ! je vais donc le revoir, le cher M. de Francheville... ah ! comme ce moment-là me tardait !... Je veux qu'il trouve tout en ordre... qu'il reconnaisse à l'arrangement, au soin qu'on a eu de toutes choses, son vieil ami, son bon Picard... Comme il va m'embrasser !... et comme je lui rendrai !... Voilà des livres à remettre dans la bibliothèque... Ce cher enfant ! je l'ai vu naître, et je me disais, lorsqu'il était encore tout petit : «Ce garçon-là aura de l'esprit, un excellent cœur, il fera parler de lui dans le monde.» Et je ne me suis pas trompé... Le voilà élu maire de notre ville, place honorable assurément, et qui prouve dans quelle estime il est parmi ses concitoyens... Eh bien ? qu'est-ce que je fais ? le tapis de pied sur le bureau où il écrit... Le plaisir... l'excès de joie me tournent la tête, ils me la tournent en vérité... s'il m'entendait parler ainsi tout seul, il se moquerait de moi, j'en suis sûr... il rirait. Eh bien, oui, M. riez... plaisantez-moi tant qu'il vous plaira... mais il y a quinze mois que je ne vous ai vu, quinze mois après le moment où je vous reverrai... je n'ai personne ici à qui parler de vous, et j'en parle tout seul, parce que mon cœur a besoin de s'épancher, et les paroles ne sont jamais perdues quand elles partent du cœur et qu'on parle de ceux qu'on aime ; riez à présent, riez, si cela vous amuse.

SCÈNE II.
PICARD, LES DOMESTIQUES.

PREMIER LAQUAIS.
Tout est arrangé là-bas. M. Picard, avez-vous quelques nouveaux ordres à me donner ?

PICARD.
Des ordres, mes bons amis ! il ne m'appartient pas d'en donner. Je suis votre égal, domestique comme vous ; je ne donne point d'ordre, je prie.

DEUXIÈME LAQUAIS.
Oh ! oui, domestique comme vous ! ah ! nous vous connaissons et nous savons nous connaître... mais il y a quarante ans que vous êtes dans la maison. Vous avez vu naîtra M. de Francheville et sa sœur Mme de St. Alban. On vous regarde ici, plutôt comme un ami, que comme un serviteur ; on ne fait rien sans vous consulter ; vous avez toute la confiance des maîtres... c'est juste au reste, et vous le méritez. Personne n'est jaloux, et il ne peut vous arriver autant de bien que nous vous en souhaitons.

PICARD.
Je vous remercie, mes amis ; et j'espère que je serai toujours digne des bons sentiments que vous me témoignez. L'appartement de M. de St. Alban est-il prêt ?

LA FEMME DE CHARGE.
Oui, et celui de madame aussi... oh ! à cet égard-là du moins, on n'aura pas lieu de quereller.

PICARD.
Est-ce que Monsieur gronde jamais ?

LA FEMME DE CHARGE.
M. de St. Alban ? C'est bien le meilleur homme, il n'y a pour la bonté que votre maître, M. de Francheville, qu'on puisse lui comparer ; est-ce qu'il a jamais la force de se mettre en colère, d'avoir une volonté à lui ? S'il n'était pas si doux, si complaisant, si bon ; si une fois dans sa vie il avait su se faire obéir, nous n'aurions pas perdu notre aimable, notre charmante demoiselle.

PICARD.
Paix, taizez-vous, ne parlez pas de ça.

LA FEMME DE CHARGE.
C'est plus fort que moi, M. Picard, toutes les fois que je viens ici, il faut que je lève les yeux sur ce cher portrait qui nous représente si bien notre adorable Eugénie, et chaque fois que la regarde, il faut que j'en parle, c'est plus fort que moi.

PICARD.
La voilà... C'est bien elle...

DEUXIÈME LAQUAIS.
Jeune... riche... belle... et mourir !

LA FEMME DE CHARGE.
Non, voyez-vous, je vivrais des siècles que je ne pardonnerais jamais à Mme de St. Alban.

PICARD.
Laissez cela

LA FEMME DE CHARGE.
C'est son hypocrite de confesseur ; c'est ce doucereux père Laurent qui est la cause de tout cela.

PREMIER LAQUAIS.
Il n'aimait pas le prétendu de Mademoiselle.

DEUXIÈME LAQUAIS.
Il ne pouvait pas souffrir M. Dorval ; je sais cela, moi.

LA FEMME DE CHARGE.
Et moi donc ? est-ce qu'il n'était pas toujours à dire à Madame «Madame la comtesse par-ci : Madame la comtesse par-là». Il avait peur qu'elle oubliât ses titres... «Une femme de votre naissance, une dame de votre rang», et ce petit Dorval, un roturier, un négociant... «un homme de rien». Et Madame, qui est naturellement fière et entichée de sa noblesse ; ah ! la voilà bien attrapée, à présent que nous sommes tous égaux, je suis curieuse de la revoir pour savoir comme elle a pris tout cela.

PICARD.
Laissons cela, je vous prie ; Madame peut avoir ses défauts, n'avons-nous pas les nôtres, et pouvons-nous lui faire un crime de tenir à des idées qui sont nées avec elle, que tout ce qui l'entourait a nourri dans son âme, que des siècles entiers, l'aveu des rois et le consentement des peuples semblaient autoriser. Ce n'est qu'avec le temps que la raison triomphe de l'habitude, et nous renonçons difficilement à des préjugés qui nous flattent. Soyons justes, mes amis ; nous avons notre orgueil, comme ils ont le leur, et nous le prouvons bien par la joie que nous ressentons d'avoir su les forcer à redescendre vers nous, puisq'ils n'ont pas eu la sagesse de nous élever jusqu'à eux. D'ailleurs, combien ce qu'a pu vous faire souffrir la vanité de Mme de St. Alban, n'était-il pas adouci par l'affabilité de son époux, par les soins bienfaisants de son frère, de M de Francheville ?

TOUS.
Oh ! c'est vrai cela, c'est vrai.

PICARD.
Eh bien ! en faveur des vertus du frère et des excellentes qualités du mari, faisons grâce aux faiblesses de la femme : songeons que nous mêmes nous avons besoin d'indulgence, et rougissons d'avilir à nos propres yeux ceux dont nous ne rougissons pas d'accepter les bienfaits.

TOUS.
Il a raison, il a raison.

LA FEMME DE CHARGE.
Moi, j'aime Madame de tout mon cœur ; elle a des défauts... mais je les lui passe... Pour ce qui est de son confesseur, je le déteste... Vous aurez beau dire, M. Picard, mais je le déteste.

PREMIER LAQUAIS.
Le père Laurent, je ne puis pas le voir.

DEUXIÈME LAQUAIS.
En général, je n'aime pas le froc ; mais ce moine-là surtout, c'est mon antipathie !

PICARD.
Oh ! Je vous abandonne le père Laurent, il ne me plaît pas plus qu'à vous. À la veille de son mariage, sans lui, Mademoiselle n'eût pas été mise au couvent. Sans lui elle vivrait encore... Mais je crois mes amis, que l'instant approche où M. de Francheville... Quatre heures... Il ne tardera pas à arriver. M. et Mme de St. Alban ne pourront guères être ici qu'à sept heures, je ne les attends pas plutôt. Visitez la maison, voyez partout, je vous en prie ; que rien ne manque. Absents de nous depuis un an, que Monsieur et Madame s'aperçoivent que le temps et l'éloignement n'ont rien diminué de notre zèle.

TOUS.
Nous y allons, nous y allons.

PREMIER LAQUAIS, à Picard.
Et savez-vous des nouvelles de M. Dorval ?

PICARD.
Il est toujours ici-près... dans ce couvent où il s'était retiré, lorsque nous perdîmes Eugénie.

LA FEMME DE CHARGE.
Et sa raison est-elle revenue ?

PICARD.
Je ne crois pas... puisqu'il s'obstine à prononcer ses vœux... puisqu'il n'est point encore désabusé du père Laurent.

DEUXIÈME LAQUAIS.
Ce pauvre M. Dorval. (Il montre le portrait.) Voilà pourtant son ouvrage ; jamais portrait ne fut plus ressemblant.

LA FEMME DE CHARGE.
Cela pouvait-il être autrement, c'est un amant qui le traçait... Comme elle était belle !... Non, jamais, jamais je ne pardonnerai au père Laurent. (Elle sort.)

PICARD, au premier laquais.
Portez ces livres à la bibliothèque, j'irai les ranger.

PREMIER LAQUAIS.
J'y vais. (Il sort.)

PICARD, au deuxième laquais.
On soupera de bonne heure... Avertissez que tout soit prêt à huit heures au plus tard.

DEUXIÈME LAQUAIS.
Soyez tranquille. (Il sort.)

SCÈNE III.
PICARD, seul.

Ce sont de bonnes gens. Mais la médisance ? Ah ! il faut qu'elle aille toujours son train.

SCÈNE IV.
PICARD, PREMIER LAQUAIS.

PREMIER LAQUAIS.
Monsieur Picard, un religieux du couvent qui est ici près demande à vous parler.

PICARD.
Un religieux.

PREMIER LAQUAIS.
Oh ! ce n'est pas le père Laurent, n'ayez pas peur, celui-ci a une physionomie qui prévient en sa faveur. Sur ce que je lui ai dit que Monsieur n'était pas encore arrivé, il m'a répondu qu'il serait bien aiser de causer un moment avec vous.

PICARD.
Je vais le trouver.

PREMIER LAQUAIS.
Il est là. Entrez mon père. (Il sort.)

SCÈNE V.
PICARD, LE PÈRE LOUIS.

PICARD.
Qu'est ce qu'il y a pour votre service, Monsieur ?

LE PÈRE LOUIS.
On m'a dit en bas que M. de Francheville n'était pas encore de retour. Pourrais-je savoir de vous, Monsieur, l'heure précise de son arrivée.

PICARD.
Nous l'attendons de moment en moment... Mais l'heure où il arrivera... Vous savez, mon père, qu'en voyage on dépend des événements ; une poste mal servie, des mauvais chemins, des chevaux détestables, une roue, un essieu... il arrive tant d'accidents...

LE PÈRE LOUIS.
Vous avez raison, mais il sera ici aujourd'hui ?

PICARD.
Nous l'espérons... Mais vous avez quelque chose à lui dire ?

LE PÈRE LOUIS.
Oui, il faut que je lui parle.

PICARD.
Attendez-le ici. D'après la lettre qu'il m'a écrite, il ne peut pas tarder.

LE PÈRE LOUIS.
Notre supérieur ne me sait pas dehors. Je suis sorti sans permission... Il y aurait du danger pour moi à faire une trop longue absence.

PICARD.
Permission pour aller à deux pas ?... Mais c'est une chaîne que cela. C'est le père Laurent, le confesseur de notre maîtresse, qui est votre supérieur ?

LE PÈRE LOUIS.
Oui... et il ne m'aime pas.

PICARD.
En vérité ?... Touchez-là, vous serez de mes amis, vous êtes un honnête homme.

LE PÈRE LOUIS.
Il me paraît que vous connaissez le père Laurent ; mais chut : gardez-moi le secret.

PICARD.
Allons donc... on ne doit pas souhaiter de mal à son prochain... Mais dans l'incendie, qui dernièrement a consumé une partie de votre couvent, et dont quelques-uns de vos pères ont été les victimes... J'ai vu bien des gens qui regrettaient... suffit... je m'entends.

LE PÈRE LOUIS.
Il était à la campagne, et n'a couru aucun danger... Mais cet événement pourrait en faire naître auxquels il ne lui serait pas si facile de se soustraire.

PICARD.
Que voulez-vous dire ?

LE PÈRE LOUIS.
Je ne puis m'expliquer, et j'en aurais trop dit, peut-être, si je ne parlais pas à un honnête homme, à un homme prudent et discret.

PICARD.
Je n'en veux pas savoir davantage.

LE PÈRE LOUIS.
M. de Francheville, votre maître, aime beaucoup M. Dorval, un homme charmant, riche, un négociant bien famé qui venait fréquemment ici !

PICARD, montrant le portrait d'Eugénie.
Il devait épouser cette jeune personne dont vous voyez là le portrait ; oui, notre maître aimait beaucoup M. Dorval, je suis bien sûr qu'il l'aime encore... C'est un de ces hommes pour lesquels on ne peut jamais se réfroidir.

LE PÈRE LOUIS.
Je pense que vous. Vous savez qu'il est dans notre maison ?

PICARD.
Le désespoir d'avoir perdu celle qu'il adorait lui a tourné la tête, je le sais, il s'est jetté dans votre couvent.

LE PÈRE LOUIS.
Et c'est demain qu'il prononce ses vœux.

PICARD.
Demain ?

LE PÈRE LOUIS.
Oui, le père Laurent qui s'est emparé de l'esprit de M. Dorval, a trouvé moyen d'abréger son noviciat. Dorval toujours plongé dans la mélancolie, n'envisageant le monde qu'avec horreur, regardant comme le bien suprême la certitude d'habiter à jamais un lieu voisin de celui qui renferme la cendre de l'objet qu'il aime encore — car vous savez qu'un mur mitoyen nous sépare seul du couvent...

PICARD.
De ces religieuses qui ont reçu les derniers soupirs de notre pauvre Eugénie, je le sais... il est sous la directrion du père Laurent, ce couvent-là.

LE PÈRE LOUIS.
Oui... sous sa direction... c'est tout dire.

PICARD.
Eh bien, mon père ? M. Dorval ?

LE PÈRE LOUIS.
Il seconde lui-même les vues de notre supérieur ; il presse avec ardeur l'instant où il perdra sa liberté, où il faudra que, renonçant à lui-même, il s'asservisse pour jamais aux caprices, aux ordres arbitraires, au joug tyrannique d'un homme rarement sensible, souvent injuste, et livré presque toujours aux passions du monde qu'il caresse dans son cœur, et qu'il punit dans tout ce qui l'environne.

PICARD.
Vous connaissez bien vos confrères à ce qu'il me paraît... et c'est demain que ce pauvre M. Dorval... tant d'amabilité, de lumières, d'esprit, une fortune si considérable, ensevelir tout cela dans un cloître !

LE PÈRE LOUIS.
L'amabilité, l'esprit, les lumières, ne sont pas ce qui l'ont fait désirer de ceux qui nous gouvernent... Mais il est immensément riche... et c'est ce qu'on ignorait pas.

PICARD.
Fort bien !

LE PÈRE LOUIS.
Mais votre maître n'arrive point, et si l'on s'aperçoit au couvent que je suis sorti... il faut absolument que je vous quitte... j'aurais bien voulu cependant parler à M. de Francheville.

PICARD.
D'un instant à l'autre, il peut être ici... Mais ce que vous avez à lui dire... ne pourrais-je pas... ?

LE PÈRE LOUIS.
Mon ami, il faut que je lui parle... l'heure me presse... obtenez de lui, aussitôt après son arrivée, qu'il se transporte à mon couvent... que je puisse le voir au moins avant la fin du jour. Ce que j'ai à lui dire est d'une importance !... c'est M. Dorval qu'il s'agit d'obliger ; M. de Francheville demandera le père Louis.

PICARD.
Le père Louis !... je m'en souviendrai.

LE PÈRE LOUIS.
Adieu. Ne dites pas que vous m'avez vu. Je n'ai pas besoin de vous recommander le secret sur la manière dont je vous ai parlé de notre supérieur.

PICARD.
N'ayez pas d'inquiétude. On n'est pas arrivé à mon âge sans savoir apprécier ce qu'il faut dire, ou ce qu'il faut taire.

LE PÈRE LOUIS.
Adieu, M. Picard.

PICARD.
Mon père, je vous salue ; (Il le reconduis jusqu'à la porte.) traversez le jardin pour n'être pas vu... Descendez... là... fort bien.

SCÈNE VI.
PICARD, seul.

Allons, en voilà un qui ne sera pas fâché, si ce qu'on nous mande de Paris est mis à exécution... je crois qu'il aura bientôt changé d'habit... Ce père Laurent avec son œil en dessous, sa mine composée... Un couvent de religieuses à côté du sien... nulle autre séparation qu'un mur mitoyen... tout cela m'a bien l'air... Ah Picard ! Picard ! Ce qui vous dites-là n'est pas charitable... Mon Dieu ! mon Dieu ! qu'on a de dispositions à mal penser de son prochain... Mais qu'est-ce que c'est ?... j'entends du bruit... on parle haut sur l'escalier... le tumulte redouble... serait-ce M...

SCÈNE VII.
PICARD, LES DOMESTIQUES, M. DE FRANCHEVILLE.
Les portes s'ouvrent, les domestiques entrent en foule.

LES DOMESTIQUES, à Picard.
Le voilà, le voilà, M. Picard, voilà Monsieur.

PICARD, allant à M. de Francheville.
Mon maître, mon cher maître ! (Tous les domestiques entourent M. de Francheville, lui témoignent le plus tendre attachement, et lui, leur donne des marques de toute sa sensibilité.) Vous voilà, Monsieur, à la fin, vous voilà ! soyez le bienvenu !

M. DE FRANCHEVILLE.
C'est toi, mon bon Picard... Bonjour mon vieil ami, comme te portes-tu ?

PICARD.
À merveille, Monsieur, à merveille ; et vous ?

M. DE FRANCHEVILLE.
Bien, mon ami, bien ; enchanté de te revoir, ainsi que vous tous mes enfants.

TOUS.
Et nous donc, Monsieur ; et nous !

PREMIER LAQUAIS.
Vous avez fait un bon voyage, Monsieur ?

M. DE FRANCHEVILLE.
Excellent.

LA FEMME DE CHARGE.
La traversée a-t-elle été longue ?

M. DE FRANCHEVILLE.
Longue et pénible... près de deux mois.

LA FEMME DE CHARGE.
Vous devez être bien fatigué ?

M. DE FRANCHEVILLE.
Moi ? pas du tout ; est-ce que je ne suis pas fait à la peine ?

LA FEMME DE CHARGE.
N'importe, on n'est pas de fer... mais vous vous reposerez ici... nous aurons bien soin de vous ; c'est un songe quasiment de vous voir... Ce pauvre cher homme ! savez-vous bien qu'il y a près de deux ans que vous nous avez quitté.

M. DE FRANCHEVILLE.
Oui, mes amis, je me suis bien aperçu que vous me manquiez, et c'est avec un plaisir bien vif que je me retrouve au milieu de vous. Mon frère et ma sœur ne sont pas encore arrivés ?

PICARD.
Ils ne tarderont pas ; je suis sûr qu'avant une heure ils seront ici, ils ne voudront pas certainement être des derniers à vous féliciter sur votre nouvelle dignité.

M. DE FRANCHEVILLE.
Je dois de véritables actions de grâces à mes concitoyens... ordinairement on oublie les absents, ils ont daigné se souvenir de moi... ils m'ont élu maire de notre ville...

PICARD.
Vous n'auriez pas eu la préférence si l'on eut connu un plus honnête homme... Mes amis, Monsieur peut avoir besoin d'être seul ; il vous reste en bas bien des choses à faire, et je crois qu'il serait à propos...

PREMIER LAQUAIS.
Je me charge de vider la voiture.

LA FEMME DE CHARGE.
Je vais vous aider.

DEUXIÈME LAQUAIS.
Si Monsieur souhaitait quelque chose, nous sommes là.

M. DE FRANCHEVILLE.
Picard va rester avec moi... allez mes amis ; je rapporte des pays lointains de quoi vous prouver que le temps et la distance ne vous ont point effacés de ma mémoire. (Ils sortent.)

SCÈNE VIII.
PICARD, M. DE FRANCHEVILLE.

PICARD.
Vous êtes toujours le même. Vous vous oublieriez pour ne vous occuper que des autres.

M. DE FRANCHEVILLE.
Et sans les autres que ferais-je de moi ? Se faire aimer c'est jouir ; et pour goûtre ce bonheur, il faut savoir aimer soi-même... Mais viens donc que je t'embrasse.

PICARD.
Mon cher maître !

M. DE FRANCHEVILLE.
Il y a bien longtemps que je ne t'ai vu. Il y a bien longtemps que tu ne m'as grondé !

PICARD.
Ah ! grondé !

M. DE FRANCHEVILLE.
Oui, oui, quelquefois... tu me vois toujours haut comme cela... mais tu as souvent raison ; car, avec les meilleures intentions du monde, il m'arrive de faire de fréquentes sottises.

PICARD.
Je suis encore à m'en apercevoir... mais ce n'est pas assez que vous ayiez toujours raison, il faut que vous empêchiez vos amis d'avoir tort ; vous ne devez pas vous contenter de faire toujours bien, il faut que vous sauviez les autres du danger de mal faire.

M. DE FRANCHEVILLE.
Explique-toi ?

PICARD.
Ce digne homme, cet homme aimable, votre meilleur ami, M. Dorval.

M. DE FRANCHEVILLE.
Tais-toi... je ne voulais pas te parler d'Eugénie... je m'efforçais d'écarter tout ce qui pouvait nous rappeler un souvenir si cher !

PICARD.
Je ne dirai plus rien.

M. DE FRANCHEVILLE.
Ah ! il n'est plus temps ! tu as commencé : achève. Oui, parlons d'elle, parlons de ma nièce, de mon aimable et malheureuse Eugénie... nous l'avons donc perdue !

PICARD.
Il y a près d'un an.

M. DE FRANCHEVILLE.
Ah ! ma sœur, ma sœur ! pourrez-vous jamais vous le pardonner.

PICARD.
Il n'y avait pas six semaines que vous étiez parti, que Madame suppose la nécessité d'un voyage à Paris. M. de St. Alban, qui n'a jamais osé la contredire y souscrit... mais on ne peut pas emmener Eugénie, on ne le peut pas. Son père demande timidement quelle raison s'y oppose... Il y a là un confesseur, qui de l'œil et de la tête, semble dire la chose est impossible ; et cela ne se peut pas est l'unique réponse que reçoit M. de St. Alban.

M. DE FRANCHEVILLE.
Je l'ai toujours détesté, ce directeur si doucereux, si souple...

PICARD.
Détesté !... pas plus que moi, je vous en réponds. On parle de mettre Mademoiselle au couvent jusqu'au retour de Monsieur et de Madame ; et le couvent, c'est le moine hypocrite qui est chargé de le choisir, et la préférence est donnée, comme de raison, à la maison religieuse contiguë à son monastère, et dont l'abbesse est sous sa direction. Tout est préparé ; Eugénie pleure, se désespère ; Mme de St. Alban monte en voiture, après s'être bien assurée que sa fille est séparée du monde par une grille insurmontable. Mais, ce qui m'a surpris, ce dont je ne puis encore me rendre raison, c'est qu'en partant elle enjoint à l'abbesse que personne ne puise approcher Eugénie, pas même M. Dorval, qui cependant, en qualité d'époux futur, méritait bien une exception.

M. DE FRANCHEVILLE.
Cet ordre m'a paru aussi singulier qu'à toi... Dorval me l'écrivit... mais je regardai cette défense comme un reste de l'humeur que donnait à ma sœur une alliance qui contrariait son orgueil. Fière de sa noblesse, l'esprit de Dorval, ses mœurs, la considération dont il jouissait, sa fortune immense, ne paraissaient point à ma sœur un équivalent à la naissance qu'elle se croyait en droit d'exiger de son gendre. Dorval adorait sa fille, Dorval en était aimé, St. Alban consentait à leur union, j'en sollicitais vivement l'assurance, mais rien ne nous l'eut obtenue, si je n'eusse menacé de faire passer à d'autres la riche succession que j'avais destinée à ma chère Eugénie.

PICARD.
On avait cédé dans le temps à la force, mais vous étiez parti, et le confesseur avait tout bouleversé. Ce pauvre M. Dorval, il se désespérait ! je le consolais de mon mieux, mais j'eus bientôt moi-même besoin de consolations... Mademoiselle est incommodée... la maladie fait des progrès rapides... elle est contagieuse... défense d'approcher Eugénie... je m'obstine, je veux la voir... elle est morte... trois jours... trois jours à peine... et cette pauvre Eugénie est dans la tombe. J'en pensai perdre la raison... j'écris dans l'instant à Paris... Madame... oh ! il faut lui rendre justice... aussitôt qu'elle eût appris cette nouvelle affreuse elle revient en ces lieux... elle était inconsolable, et nous crûmes qu'elle suivrait sa fille au tombeau. Pour M. Dorval, je ne vous peindrai point son désespoir ; mais ce que je n'ai jamais conçu, c'est que le père Laurent avait toute sa confiance. C'est dans le sein de celui dont les conseils l'avaient séparé d'Eugénie... qu'il fut déposer le poids de sa douleur et chercher des consolations... enfin j'apprends que M. Dorval renonce au monde, et c'est demain, Monsieur, demain qu'il prononce ses vœux.

M. DE FRANCHEVILLE.
Demain ! Dorval ! grand Dieu !

PICARD.
Un religieux, un des père de la maison qu'il a choisie, sort d'ici dans l'instant. Il voudrait vous parler. Il a l'air d'un honnête homme, ce qu'il prétend vous dire, est, m'a-t-il assuré, de la dernière importance. C'est de M. Dorval qu'il veut vous entretenir... il vous attend à son couvent. Vous demanderez le père Louis.

M. DE FRANCHEVILLE.
J'y cours, je ne souffrirai pas... Dorval !... je veux savoir...

SCÈNE VIII.
PICARD, M. DE FRANCHEVILLE, PREMIER LAQUAIS.

PREMIER LAQUAIS.
Monsieur... Monsieur... voilà M. et Mme de St. Alban, la voiture entre dans la cour.

M. DE FRANCHEVILLE.
Ma sœur !... Je vole dans ses bras... elle a reconnu ses torts... elle a pleuré sa fille... Cette idée me réconcilie avec elle... (Voyant le portrait.) ô ma pauvre Eugénie ! mais cette image trop frappante renouvellerait les douleurs de la mère, (Il tire un rideau sur le tableau.) dérobons à ses regards tout ce qui nous reste de l'objet le plus cher... Picard ? j'irai trouver Dorval... je lui parlerai... je saurai l'arracher... Mes amis, souvenez-vous de bien recevoir Mme de St. Alban. Elle a de l'orgueil, je le sais, de fausses idées de piété, un entêtement ridicule pour son adroir er rusé directeur ; mais quand le cœur est bon, on doit faire grâce aux torts de l'esprit.

Fin du premier Acte.

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ACTE SECOND.

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SCÈNE PREMIÈRE.
M. et Mme DE ST. ALBAN, M. DE FRANCHEVILLE,
PICARD, LES DOMESTIQUES.

Mme DE ST. ALBAN, en habit de voyage, et se jetant dans un fauteuil.
Ah ! quel tumulte, quelle cohue ! quelle joie bruyante !... Je me sauve ici, j'espère qu'ils ne m'y poursuivront pas...

M. DE ST. ALBAN.
Mais, ma femme.

M. DE FRANCHEVILLE.
Mais, ma sœur.

Mme DE ST. ALBAN.
Ah ciel ! Quoi, les voilà encore !...

PICARD.
Non, Madame, vous ne vous dérobez pas aux témoignages de notre tendresse.

LA FEMME DE CHARGE.
Vous ne rejetterez pas les preuves de notre affection.

PREMIER LAQUAIS.
De notre plaisir.

DEUXIÈME LAQUAIS.
De notre amitié.

Mme DE ST. ALBAN.
De leur amitié ? En depuis quand sommes-nous si bons amis ?

M. DE ST. ALBAN.
C'est leur cœur qui parle.

M. DE FRANCHEVILLE.
De bons cœurs, qui vous aiment.

PICARD.
Il y a près d'un an que nous ne vous avons vue...

LA FEMME DE CHARGE.
Et quand on est si longtemps loin de ses maîtres...

PREMIER LAQUAIS.
Il est tout simple de leur témoigner qu'on a dû plaisir à se trouver près d'eux.

Mme DE ST. ALBAN.
Soit ; mais ce plaisir-là peut se marquer d'une manière un peu plus respectueuse... Je vous sais gré de ce que vous appelez votre amitié... mais je ne suis pas faite encore à l'espèce d'intimité que vous voulez établir entre nous... allez, mes enfants, allez vaquer à vos devoirs, cela sera beacoup plus à sa place que la joie désordonnée à laquelle vous vous livrez en ce moment.

LA FEMME DE CHARGE, à M. de Francheville, en s'en allant.
Vous ne nous avez pas reçu comme ça, Monsieur.

PREMIER LAQUAIS, en s'en allant.
Voilà de l'amitié bien récompensée.

DEUXIÈME LAQUAIS.
Nous nous en corrigerons. (Ils sortent.)

SCÈNE II.
M. et Mme DE ST. ALBAN, M. DE FRANCHEVILLE, PICARD.

Mme DE ST. ALBAN.
Qu'est-ce qu'il dit ?

M. DE ST. ALBAN.
Il dit du moins, ou du moins il doit penser qu'on aurait tort de vouloir être aimé quand on n'a rien fait pour l'être.

Mme DE ST. ALBAN.
Oh ! je sais bien, Monsieur que vous leur avez rendu leurs caresses.

M. DE FRANCHEVILLE.
Et moi aussi, ma sœur.

Mme DE ST. ALBAN.
Pour vous, mon frère, je n'en doute pas.

M. DE FRANCHEVILLE.
Et vous me rendez justice.

Mme DE ST. ALBAN.
C'est sans doute par vos conseils qu'ils viennent d'essayer avec moi les prérogatives de l'heurueuse égalité qui règne à présent entre nous.

M. DE FRANCHEVILLE.
On ne conseille pas l'impulsion du cœur. Je les ai enhardis à vous exprimer la joie que leur inspirait votre retour. Si j'avait prévu votre accueil, je leur aurais donné des avis tout contraires.

Mme DE ST. ALBAN.
Picard, le père Laurent est-il prévenu de mon arrivée ?

PICARD.
Je l'ignore, Madame.

Mme DE ST. ALBAN.
Est-ce qu'on n'a pas été tous les jours s'informer de sa santé ?

PICARD.
Elle n'a souffert aucune altération, Madame.

Mme DE ST. ALBAN.
Le Ciel en soit loué ! Allez de ce pas lui dire que je suis ici, et que je ne pourrai jamais le revoir assez tôt.

M. DE FRANCHEVILLE.
Ne craignez rien, ma sœur, il ne se fera pas attendre. (Picard sort.)

SCÈNE III.
M. et Mme DE ST. ALBAN, M. DE FRANCHEVILLE.

Mme DE ST. ALBAN.
J'ai frémi lorsque j'appris l'accident affreux qui a livré aux flammes la sainte maison qu'il habite.

M. DE FRANCHEVILLE.
Le dommage a, dit-on, été considérable. Une aile entière du couvent et celle précisément où demeure votre directeur a été la proie de l'incendie.

Mme DE ST. ALBAN.
Le saint homme a prié, et la flamme a cessé ses ravages.

M. DE ST. ALBAN.
Le saint homme a prié, ma chère amie, et les secours publics ont seuls arrêté l'incendie.

Mme DE ST. ALBAN.
Plaît-il, Monsieur ?

M. DE FRANCHEVILLE.
Laissons là le père Laurent, et permettez-moi, ma sœur, de vous faire remarquer qu'il y a près de deux ans que je ne vous ai vue, et que vous m'avez pas encore embrassé.

Mme DE ST. ALBAN.
C'est l'incroyable explosion de vos gens et des miens qui seule m'attire ce reproche... vous savez bien, mon frère, que je vous aime toujours.

M. DE FRANCHEVILLE.
J'ai besoin quelquefois que vous m'en assuriez.

M. DE ST. ALBAN.
Vous avez tort, Francheville, les sentiments de ma femme à votre égard ne sont pas équivoques.

Mme DE ST. ALBAN.
Eh ! croyez qu'il n'en doute pas... Mais il faut qu'il gronde ; c'est un besoin pour lui. (Elle aperçoit sur la table l'écharpe nationale que porte le maire d'une ville.) Qu'est-ce que c'est que cela ?

M. DE FRANCHEVILLE.
C'est mon écharpe.

Mme DE ST. ALBAN.
Comment votre écharpe.

M. DE ST. ALBAN.
Et oui, c'est la décoration d'un maire de ville, et vous savez bien qu'il a été élu.

Mme DE ST. ALBAN.
Ah ! je l'avais oublié... des choses comme cela.

M. DE FRANCHEVILLE.
J'espère que vous allez me féliciter d'une distinction aussi honorable.

Mme DE ST. ALBAN.
Le marquis de Francheville honoré longtemps des faveurs de la Cour ; élevé par son roi à des postes éminents, dont la maison peut se flatter d'être une des premières du royaume, M. de Francheville regarde la marie d'une petite ville comme une place de distinction.

M. DE FRANCHEVILLE.
Oui, ma sœur, j'ai dû précédemment les grades auxquels je suis parvenu à un nom qu'on était convenu de regarder comme quelque chose, au crédit de mes parents, à la faveur dont jouissaient certaines personnes qui me voulaient du bien. Mon ambition pouvait être contente, mais mon amour-propre n'était pas satisfait, je n'avais rien mérité. C'était mes braves aïeux que l'on récompensait en moi. La chose est ici différente... On croit avoir démêlé en moi le germe de quelques vertus, et mes concitoyems d'un sentiemt unanime, me décernent un honneur qui prouve et leur estime et l'espoir qu'ils ont conçu de moi ; si l'orgueil était quelquefois tolérable, je crois qu'en ce moment on pourrait m'excuser d'en avoir.

Mme DE ST. ALBAN.
Quelle petitesse ! En vérité, je ne vous reconnais pas. Ces suffrages auxquels vous devez votre nouvelle dignité vous ont été accordés par des gens dont l'estime est en vérité un tribut bien flatteur.

M. DE FRANCHEVILLE.
Ce sont de bons citoyens, des hommes.

Mme DE ST. ALBAN.
Ah ! voilà le grand argument de la philosophie ! des hommes ! vos égaux, n'est-ce pas ? vos semblables ?

M. DE FRANCHEVILLE.
Oui, mes semblables ; oui, mes égaux.

M. DE ST. ALBAN.
Eh ! mon frère, laissons-là cette discussion ; après une aussi longue séparation, nous devons avoir bien autre chose à nous dire.

Mme DE ST. ALBAN.
M. de St. Alban a raison... vous savez que nos principes à cet égard ne se sont jamais trouvés d'accord, et que même nous nous étions promis de ne jamais traiter cette matière.

M. DE FRANCHEVILLE.
Ce n'est pas moi qui ai commencé. Oui, nous devons avoir, après une fâcheuse absence, des sujets d'entretiens bien plus doux, et qu'une tendre amitié doit rendre inépuisables.

Mme DE ST. ALBAN.
Ah mon frère ! je vous revois avec bien du plaisir, votre présence ici, mon cher frère, eût été pour mon cœur une bien douce consolation... Vous savez nos malheurs ?... vous savez tout ce que j'ai perdu ?

M. DE FRANCHEVILLE.
Ma sœur, écartons cette idée...

M. DE ST. ALBAN.
Ah ! Francheville, c'est une source éternelle de pleurs.

Mme DE ST. ALBAN.
Eugénie ! Eugénie !

M. DE FRANCHEVILLE.
Ma sœur ! mon cher frère !... Je ne condamne vos larmes... Les miennes sont prêtes à s'y mêler... malheur aux âmes insensibles.

SCÈNE IV.
LES PRÉCÉDENTS, LE PÈRE LAURENT, PICARD.

PICARD, annonçant.

Le père Laurent.

Mme DE ST. ALBAN, se levant avec précipitation, et courant au-devant du religieux.
Ah mon père ! que vous venez à propos ! vos pieux conseils peuvent seuls me rappeler à la résignation qu'un souvenir trop cher combat aujourd'hui dans mon âme.

LE PÈRE LAURENT.
Le Ciel connaît les vœux que chaque jour, j'ose humblement lui adresser pour Madame la comtesse... et pour Monsieur le comte. À chaque instant, depuis votre départ, je le conjure de veiller sur vous, d'écarter loin de vous, et les complots des méchants, et l'esprit de vertige qui paraît s'être emparé de la France entière, et les pièges cachés de l'Éternel ennemi des hommes dont de hardis novateurs ne font aujourd'hui qu'accomplir les desseins.

Mme DE ST. ALBAN.
Je n'ai jamais douté de l'intérêt que vous prenez à moi, mon père.

M. DE ST. ALBAN.
Je vous remercie, Monsieur, de celui que vous me témoignez, mais je vous supplie de ne pas l'étendre sur des choses qui ne peuvent plus même être d'opinion. Séparons la cause du salut, d'avec la cause de la patrie. Dieu, dont un homme de votre état se croit en droit d'être l'organe, Diel seul connaît le secret des cœurs, lui seul dirige les ressorts qui nous font mouvoir, et nous devons penser que ce qu'il permet, et toujours ce qui convient le mieux à l'ordre général.

LE PÈRE LAURENT.
L'ordre général, Monsieur le comte ?... lorsque tout est anéanti, quand la majesté des rois, la sainteté des tribunaux, quand le culte même, quand la religion...

M. DE FRANCHEVILLE.
Rien n'est anéanti, mon père ; tout est respecté, tout subsiste, le roi n'a rien perdu de sa puissance puisqu'il a conservé celle de faire le bien. Des juges nouveaux s'élèvent et leur ministère ne sera plus flétri par ce vile intérêt qui si longtemps en dégrada les fonctions. Le culte est toujours le même, et les abus dont on le dégage ne font pas la religion. Ce n'est pas sans cause que l'on doit remonter à la source des richesses immensense accumulées par les ministres de cette religion pure dont le divin Auteur vécut et mourut pauvre ; et peut-être rapellera-t-on à leur institution primitive, ceux que nos préjugés en avaient trop écartés. Je crois qu'on peut trouver étrange l'existence de ces hommes qui promettent à Dieu d'abjurer l'humanité, de vivre et de mourir inutiles à leur semblables, de contrarier en tout le vœu de la nature, et de renoncer à la société pour en dévorer la substance. Ceux qui vivent d'abus, je le sais, peuvent craindres de les voir détruits : Mais l'esprit qui opérerait de si grands changements ne serait point un esprit de vertige ; cette réforme ne serait point un œuvre de ténèbres ; et l'Éternel ennemi des hommes, pour parler votre langage, ne doit pas être soupçonné de leur suggérer ce qui peut les conduire au bonheur. Voilà mon sentiment, s'il vous est étranger, tant pis pour vous.

LE PÈRE LAURENT.
Je ne répondrai point à cela, Monsieur ; je n'ai pas le bonheur de vous plaire, je m'en aperçois depuis longtemps, et ce que je dirais vous serait toujours suspect. Puis-je demander à Madame la comtesse la cause du trouble où j'ai cru la voir quand je suis entré dans cet appartement.

Mme DE ST. ALBAN.
Ah ! mon père !...

LE PÈRE LAURENT.
Vous sentiez, disiez-vous, votre résignation prête à succomber...

Mme DE ST. ALBAN.
Nous avons parlé d'Eugénie.

LE PÈRE LAURENT.
Et votre âme sensible s'est émue... Ah ! quelle perte ! qui pouvait mieux que moi connaître le mérite de cette intéressante personne. Chargé par vous de la guider dans la voie du salut, personne n'a pu mieux juger de la pureté de son âme... Mais celui qui dispense et les biens et les maux, celui qui ne veut pas que nous mettions trop d'attache au bonheur fugitif dont on jouit sur la terre, celui qui nous instruit par les privations à n'élever nos yeux que vers l'éternelle félicité, Dieu, en vous éprouvant par la douleur, a couronné les vertus de votre fille ; mais, dans les pleurs que vous versez, vous goûtez au moins la douceur de penser que dégagées des peines de la vie, libre des pièges tendus sans cesse à l'innocence, arrachée aux dangers de perdre en un moment le fruit d'une piété soutenue et d'une conduite exemplaire, Eugénie à présent, et pour jamais heureuse, vous attend au séjour de la paix et du parfait bonheur.

Mme DE ST. ALBAN.
Cette idée seule et vos consolations ont pu calmer mon désespoir...

LE PÈRE LAURENT.
Notre cœur est bien fort, quand il n'a point de reproche à se faire, et dans le malheur dont vous ressentez l'atteinte, du moins vous avez pu vous dire...

M. DE ST. ALBAN.
N'a-t-on rien à se reprocher, Monsieur, lorsqu'on cède à des conseils dangéreux ?

M. DE FRANCHEVILLE.
Lorsque l'on obéit à des inspirations perfides, à une piété malentendue...

Mme DE ST. ALBAN.
Que dites-vous donc, Messieurs ?

M. DE ST. ALBAN.
Je dis que j'ai perdu ma fille.

M. DE FRANCHEVILLE.
Et que quiconque a pu vous suggérer le plan que vous avez suivi, et qui nous coûte notre Eugénie, est le plus méchant ou le plus stupide de tous les êtres.

Mme DE ST. ALBAN.
Vous vous emportez, mon frère, vous oubliez...

LE PÈRE LAURENT.
Hélas ! Madame, ce n'est pas vous que l'on accuse, c'est moi... la prévention, l'injustice, je dois tout souffrir sans murmure, ma religion me l'ordonne. J'ai pour me consoler au milieu de tant d'afflictions, la voix de mon cœur, votre témoignage, Madame, et le Ciel qui connaît la pureté de mes intentions. Permettez-moi de me rétrirer, je vois que ma présence déplaît ici, et, prévenu comme je l'étais de l'inimitié que l'on m'y a vouée, je me serais dispensé d'y paraître, si mon attachement pour Madame la comtesse, et les instances d'un homme respectable et malheureux, ne m'en eussent imposé la loi.

Mme DE ST. ALBAN.
Non, mon père, vous ne me quitterez point. D'autres peuvent être injustes envers vous, mais je ne la serais... Quel est cet homme auquel vous vous intéressez ? Que puis-je pour lui ?

LE PÈRE LAURENT.
M. Dorval...

M. DE FRANCHEVILLE.
Eh bien ?

M. DE ST. ALBAN.
Parlez...

LE PÈRE LAURENT.
Le temps de ses épreuves est enfin expiré... c'est demain qu'il prononce ses vœux.

M. DE ST. ALBAN.
Dorval ? demain !

M. DE FRANCHEVILLE.
Il est donc vrai !

Mme DE ST. ALBAN.
De quel bonheur il s'apprêter à jouir !

LE PÈRE LAURENT.
Mais avant de renoncer pour jamais au monde, avant de briser entièrement les liens qui l'ont enchaîné longtemps à la société, il demande, il implore la faveur, la grâce de voir encore une famille respectable qui n'aurait pas dédaigné de le chosir pour fils.

M. DE ST. ALBAN.
Ah ! qu'il vienne !

M. DE FRANCHEVILLE.
Qu'il vienne, nos bras lui sont ouverts.

Mme DE ST. ALBAN.
Mais, non, arrêtez... je ne vois pas qu'il soit nécessaire...

LE PÈRE LAURENT.
La véritable pitié est toujours compatissante...

Mme DE ST. ALBAN.
Ah ! vous avez raison. Nous ne pouvons nous dispenser de le recevoir, allez le chercher, mon père, et dites lui...

LE PÈRE LAURENT.
Il est ici... il m'attend dans l'appartement voisin ; je n'ai pas osé sans vous en prévenir...

M. DE FRANCHEVILLE.
Ah, courons...

LE PÈRE LAURENT.
Non, restez...

M. DE ST. ALBAN.
Picard ? Picard ?...

SCÈNE V.
LES PRÉCÉDENTS, PICARD.

PICARD.
Monsieur ?

M. DE FRANCHEVILLE.
Ammenez-nous M. Dorval.

M. DE ST. ALBAN.
Courez. (Picard sort.)

SCÈNE VI.
LES PRÉCÉDENTS.

LE PÈRE LAURENT, retenant toujours M. de Francheville, qui veut aller au-devant de Dorval.
Ah ! Monsieur, quel ami vous êtes !... heureux celui qui peut vous inspirer de pareils sentiments !

SCÈNE VII.
LES PRÉCÉDENTS, DORVAL, PICARD.

PICARD, annonçant.
M. Dorval.

M. DE FRANCHEVILLE, s'élançant sur lui.
Ô mon ami !

M. DE ST. ALBAN, le pressant dans ses bras.
Mon fils !

DORVAL, sous l'habit de novice.
Ô, tout ce que j'ai de plus cher ! il m'est donc encore permis de vous revoir, de vous presser contre mon sein... Madame, pardonnez-vous à l'infortuné Dorval ?...

Mme DE ST. ALBAN.
Je le remercie du plaisir qu'il me procure ; je n'ai point oublié que Dorval fut de tout temps l'ami chéri de mon frère.

M. DE ST. ALBAN.
Qu'il dût être mon fils.

M. DE FRANCHEVILLE.
Mon neveu.

DORVAL.
Votre fils, ô mon père ! Le neveu de mon ami.... hélas ! tant de félicité n'a duré qu'un moment. Je n'ai fait qu'entrevoir le bonheur, il a fui loin de moi... et ses souvenirs déchirants, les larmes, le désespoir, voilà ce qui me reste.

LE PÈRE LAURENT.
Mon frère, vous oubliez le Ciel et la religion qui soutient, qui console.

M. DE FRANCHEVILLE.
Eh, mon ami, pourquoi cet habit sur lequel je vous revois. À la fleur de votre âge, riche, considéré, fait pour servir, pour honorer votre patrie, pourquoi tout quitter ? pourquoi renoncer à tout ?

M. DE ST. ALBAN.
Quelle est cette résolution désespérée ?

DORVAL.
Désespérée ! oui, vous avez raison...

Mme DE ST. ALBAN.
Ah mon frère ! ah Monsieur ! vous ignorez ce que peut la voix d'un Dieu qui nous appelle à lui.

DORVAL.
Je ne m'aveugle point, et ne veux pas en imposer aux autres... Dieu, ma religion... s'ils ont parlé, je n'ai rien écouté... le désespoir seul à tout fait... j'ai tout perdu... j'ai perdu celle pour qui je chérissais la vie... que ferais-je au monde ? je dois y renoncer... je dois le fuir... Pour servir sa patrie, il faut une âme forte... la mienne est écrasée sous le poids de la douleur... il faut conserver sa raison... la mienne, elle est perdue... l'amour au désespoir a troublé mes idées, a brisé mes organes... je n'ai qu'un sentiment... qu'une affection... qu'un instinct... c'est celui de l'amour...

LE PÈRE LAURENT.
Que dites-vous donc, mon frère ?

DORVAL.
Que celui de l'amour, je dis la vérité... je vous ai promis, mon père, de renoncer au monde, de m'ensevelir à jamais dans le cloître que vous m'avez ouvert, il sera mon tombeau... c'est demain que j'y descendrai pour n'en jamais sortir... ; mais je ne vous ai point promis d'oublier que j'eus un cœur, que ce cœur a tout perdu, qu'il brûle encore et qu'il brûlera jusque dans la tombe d'un feu... que le Ciel ne peut réprouver puisque c'est lui qui l'alluma dans mon sein... Je vous ai dit qu'elle me suivrait jusqu'au pied des autels... que je l'y verrais toujours, que je n'y verrais qu'elle... oui... elle... elle, qui n'existe plus que dans mon cœur, et qui n'en sortira jamais... Vous pleureuz, mes amis, et pourquoi pleureuz-vous ? me croyez-vous malheureux ? ah ! le jour du malheur, le jour du désespoir fut celui où la cloche funèbre m'annonça qu'elle n'était plus... le jour où son cercueil vint frapper mes regards... depuis cet instant je n'ai plus souffert... ma raison s'est éteinte... il y avait là un feu dévorant... là des nuages... mais ce feu qui me consume encore... c'est elle qui l'alimente... je la vois au milieu de ces nuages... elle les dissipe... elle est là, près de moi, toujours là, je la regarde, je lui parle, elle répond... jugez si je suis assez malheureux.

M. DE FRANCHEVILLE.
Infortuné dans quel état.

M. DE ST. ALBAN.
Ah dieux !

Mme DE ST. ALBAN.
Ah mon père ! comme il sait aimer.

LE PÈRE LAURENT.
M. Dorval... mon frère... revenez à vous... vous me faites repentir de vous avoir permis...

M. DE ST. ALBAN.
Deux victimes ! deux victimes ! l'une a péri, Madame, et l'autre, vous la voyez.

Mme DE ST. ALBAN.
Ah, Monsieur, épargenez-moi...

DORVAL.
Où suis-je... et que s'est-il passé ? M. de St. Alban, mon bienfaiteur.... vous me pressez dans vos bras... je vois couler vos larmes... ah ! sans doute je me suis égaré... mon père, je vous avais promis... mais le désespoir... mais des souvenirs déchirants... et c'est devant vous, Madame... ah ! faites grâce à un infortuné.

Mme DE ST. ALBAN.
Croyez, mon cher Dorval, que si j'avais prévu... croyez que je me reprocherai jusqu'à la mort...

LE PÈRE LAURENT.
Votre sensibilité, Madame, est trop vive, votre santé trop délicate, pour que vous puissiez résister à l'épreuve où l'on met l'une et l'autre... vous y succomberez... Dieu m'ordonne de vous dire que vous ne devez pas vous exposer plus longtemps...

Mme DE ST. ALBAN.
Je me retire... adieu M. Dorval...

DORVAL.
Vous ne me quitterez point... mais dites-moi, répondez-moi ; pourquoi ce voyage à Paris, à l'instant où nous allions nous unir ?... répondez-moi...

LE PÈRE LAURENT.
Mon frère, il est temps de nous retirer.

DORVAL.
Non, non, je reste ici, je suis chez mon père.

M. DE ST. ALBAN.
Oui, mon cher fils.

Mme DE ST. ALBAN.
Dorval ayez pitié...

DORVAL.
De la pitié ! en eûtes-vous alors !...

LE PÈRE LAURENT.
Mon frère, suivez-moi, je vous l'ordonne.

DORVAL.
Demain j'obéirai ; aujourd'hui je suis libre encore. (À St. Alban, en montrant Mme de St. Alban.) Mon père, elle fut inéxorable... et vous aussi, vous m'abandonnâtes... mon ami... c'est devant moi qu'on l'entraîne dans ce cloître, dans cette prison, dans ce tombeau... je les vois partir tous deux, ils s'éloignent... tu pleurais, toi, mon père, tu compatissais à ma peine... mais ton épouse... elle avait l'œil sec, un visage glacé, elle voyait mon désespoir sans en avoir pitié... je cours, je me présente à la porte du cloître... elle est fermée pour moi... enfin, six mois s'écoulent... que dis-je ! six siècles de douleurs... et chaque jour j'allais au monastère. Là, ma voix gémissante implorait la pitié de quiconque se présentait à moi ; et chaque jour on repoussait ma prière... enfin, l'airain funèbre vient frapper mon oreille, et retentit jusqu'au fond de mon cœur... je pâlis, mon sang se glace, j'appelle ; j'interroge ; on répond... : elle est morte... qui ? grand Dieu ! qui ?... ta fille, ta nièce, ma promise.... Je veux briser les barrières qui nous séparent ; je veux en baignant de mes pleurs les restes inanimés de mon amante, on me repousse, je me défends, on m'entraîne, je m'arrache aux mains qui me retiennent... les portes du temple s'ouvrent devant mes pas ; égaré, je cours, je me précipite... Ciel, que vois-je ? un cercuiel... celui qui renfermait ta fille, ma promise, mon bien, mon bonheur, ma vie... je m'élance, je l'embrasse... ce qu'elle est devenue, ce qu'ils ont fait de moi depuis ce moment je l'ignore ; j'avais cessé d'être, et les cruels ne m'ont rendu à la lumière que pour me rendre au désespoir.

Mme DE ST. ALBAN.
Il m'arrache le cœur.

LE PÈRE LAURENT, à part.
Ah ! que je repens !

M. DE ST. ALBAN.
Dans quel état, ah Dieu !

M. DE FRANCHEVILLE.
Vois tes amis partager ta peine et gémir avec toi.

DORVAL.
C'est ici que chaque jour, et devant vos yeux, je lui peignais mon amour, et qu'elle me jurait une tendresse éternelle. C'est là le cœur plein de son image, j'essayais de fixe sur la toile tous les traits chéris de la beauté la plus touchante. L'amour me tenait lieu de génie, de talents... ce portrait... (Il l'aperçoit couvert du rideau sous lequel M. de Francheville a voulu le cacher, il s'élance et le découvre.) Le voilà... c'est elle... c'est Eugénie !

Mme DE ST. ALBAN, s'élançant et tombant à genoux.
Ô ma fille ! je me meurs !

M. DE FRANCHEVILLE.
Quel moment !

LE PÈRE LAURENT.
Ô fureur !

DORVAL, courant à Mme de St. Alban, la relevant, la conduisant vers un fauteuil, et se jetant à ses genoux.
Vous pleurez... vous vous repentez... ah, je retrouve ma mère... tournez les yeux vers moi... encore un seul regard... c'est le dernier... vous ne me verrez plus... demain... ah ! dites-moi que vous ne me haïssez pas et que vous me pardonnez.

Mme DE ST. ALBAN.
Oui, mon fils, oui mon cher fils, je vous pardonne... puisse le Ciel et vous me pardonnent aussi.

LE PÈRE LAURENT, à part.
Ah ! que je souffre !

DORVAL, s'arrachant des bras de St. Alban et de Francheville et s'élançant dans ceux du père Laurent.
J'ai eu encore un instant de bonheur, maintenant je puis mourir au monde... je vous ai offensé, je m'en souviens.

LE PÈRE LAURENT.
Et moi, je l'avais oublié... venez mon frère, venez, la paix et le bonheur vous attendent parmi nous, embrassez vos amis, et partons.

DORVAL.
Adieu mes cher amis, adieu ma mère... adieu. Je ne vous verrai plus, mais je ne vous oublierai jamais.

MM. DE ST. ALBAN et DE FRANCHEVILLE.
Quoi ! sans retour ?...

DORVAL, les embrassant.
C'est pour jamais... (À Mme de St. Alban.) Vivez heureuse... (Au portrait.) et toi, mon Eugénie... la mort réunira ce qu'elle a séparé... venez, fuyons... adieu. (Ils sortirent.)

SCÈNE VIII.
M. et Mme DE ST. ALBAN, M. DE FRANCHEVILLE.
Ils restent tous un moment dans un profond silence,
gardant chacun l'attitude qu'il avait à la sortie de Dorval...

Mme DE ST. ALBAN.
Oui, j'ai mérité tes reproches, amant trop malheureux ! oui, c'est moi qui suis la cause, et ne puis dire innocente.

M. DE ST. ALBAN.
Ces retours sur le passé ne feront qu'ajouter à vos peines, et ne vous rendront pas ce que nous avons perdu.

M. DE FRANCHEVILLE.
Vous voyez où vous ont entraînée, une confiance aveugle, une piété superstitieuse, et des conseils fantaiques et perfides.

Mme DE ST. ALBAN.
Ah ! n'accusez pas le père Laurent, mon frère, il a pu se tromper, mais son cœur ne peut être coupable.

M. DE FRANCHEVILLE.
Je le désire pour lui... mais j'ai peine à le croire. Cette classe d'hommes-là. ma sœur, n'agit jamais sans motif : il faut remonter loin souvent pour arriver au point d'où part le premier fil de leurs trames secrètes.

Mme DE ST. ALBAN, gardant le silence, fixant son frère, comme elle allait lui répondre, se faisant effort pour se contenir, et adressant la parole à son mari.
Retirons-nous, Monsieur, un peu de repos me serait nécessaire... la scène déchirante que je viens d'essuyer a frappé mon cœur des plus sensibles coups... et les dispositions où je vois M. de Francheville ne rendront point à mon âme agitée le calme dont elle a besoin. (Elle sort.)

M. DE ST. ALBAN, à M. de Francheville.
Vous connaissez sa prévention, sa faiblesse, et vous ne cessez d'incupler devant elle.

M. DE FRANCHEVILLE.
J'ai tort ; mais c'est plus fort que moi. Sa crédulité me révolte, son directeur m'indigne, et mon antipathie éclate malgré moi. (M. de St. Alban sort.)

SCÈNE IX.
M. DE FRANCHEVILLE, seul.

Oui, j'ai tort à son égard. Une imagination ardente, une tête faible, une âme timorée, les préjugés d'une mauvaise éducation ; la flatterie, les fausses vertus d'un homme adroit et observateur.... tout a concouru pour la perdre. Le mal serait sans remède si l'on eut perverti son cœur comme on a par degrés égaré sa raison. Je veux voir en secret Dorval. Je veux, s'il est possible, le détourner... mais j'oublie... et ce père Louis qui veut, dit-il, me parler... qui est venu ici... qui m'attend à son couvent. Sera-il temps encore ? (Il tire sa montre.) Oui, partons.

SCÈNE X.
M. DE FRANCHEVILLE, PICARD.

PICARD.
Voilà une lettre que l'on vient d'apporter, que l'on m'a recommandé de vous rendre en main propre.

M. DE FRANCHEVILLE.
Donne, mon ami, je suis pressé de sortir, je la lirai à mon retour.

PICARD.
Lisez-là toute de suite, il le faut. Le commissionnaire m'a expressément enjoint de vous en prier.

M. DE FRANCHEVILLE.
Point de signature ! (Il lit.) «Monsieur, j'ai passé chez vous il y a une heure, je brûle de vous voir, vous n'étiez pas encore arrivé. Un bon vieillard, un honnête homme qui vous appartient et à qui je me suis adressé, vous dira qui je suis :

PICARD.
C'est sûrement le père Louis... continuez.

M. DE FRANCHEVILLE, continuant de lire.
«Venez, Monsieur, il faut que je vous parle, il m'est impossible de sortir. Venez, il s'agit de sauver votre ami, Dorval ?... Ce que j'ai découvert est épouvantable, horrible. J'ai des secrets affreux à vous dévoiler. Hâtez-vous. Celui auquel vous vous intéressez est au pouvoir de son plus cruel ennemi : il est perdu sans retour si vous ne l'arrachez aujourd'hui des mains de ses bourreaux. Demain il ne sera plus temps, venez. Tout ce que l'hypocrisie, l'audace et la scélératesse peuvent combiner de crimes et d'atrocités, voilà ce que vous allez connaître et qu'il est temps de punir.» ... Quelle horreur !... Dorval... ses bourreaux !... allons, j'y vais. Grand Dieu !... Dieu juste ! protège mes efforts, permets à l'amitié de sauver la vertu malheureuse, et que le premier usage du pouvoir dont je suis revêtu soit de venger l'innocence opprimée.

Fin du second Acte.

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ACTE III.

Le théâtre représente une salle de l'intérieur du couvent des Dominicains.

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SCÈNE PREMIÈRE.
LE PÈRE LAURENT, LE PÈRE AMBROISE.

LE PÈRE LAURENT.
Il demandait le père Louis ?

LE PÈRE AMBROISE.
Oui, vous dis-je, oui, lui-même.

LE PÈRE LAURENT.
Que veut M. de Francheville au père Louis ? qu'elle relation peuvent-ils avoir ensemble ?

LE PÈRE AMBROISE.
Je l'ignore.

LE PÈRE LAURENT.
Ce père Louis depuis longtemps m'est suspect... Il affecte des principes, une philosphie qui me le rendent odieux. Père Ambroise, dans la position où nous sommes, c'est bien assez des complots extérieurs dont nous avons à nous parer, sans avoir encore à combattre les ennemis cachés, qui vivent parmi nous, d'autant plus dangereux qu'ils nous voyent de plus près, et que peut-être ils ont pénétré nos secrets... Le père Louis n'as pas vu M. de Francheville ?

LE PÈRE AMBROISE.
C'est à moi que s'est adressé M. de Francheville : j'ai feint d'aller prévenir le père Louis, à qui, de votre part j'ai couru donner l'ordre de se tenir renfermé. Je suis revenu sire à M. de Francheville, que le religieux qu'il désirait voir était sort, que s'il voulait l'attendre, il en était le maître, et qu'à son retour on ne manquerait pas de l'envoyer auprès de lui. Il est encore dans l'une des salles, il attend... la nuit s'approche et bientôt on ira le prévenir qu'il est temps de se retirer.

LE PÈRE LAURENT.
Vous avez deviné mes intentions, votre prudence a su parer à tout... mais que ce soit au père Louis plutôt qu'à Dorval que veuille parler M. de Francheville, je vous avoue que cela m'étonne... je m'attendais qu'il rentrerait de le voir, qu'il n'épargnerait rien pour le détourner du sacrifice de sa liberté... Sûr comme je le suis de Dorval, maître de son esprit et fort de sa faiblesse, je me serais bien gardé de porter obstacle aux vains efforts de son ami. Il irait publier que j'ai craint pour ma cause. Non, non... ce Dorval qu'Eugénie m'a préféré, ce Dorval que je déteste... il est à nous, sa raison égarée nous l'assure à jamais. Que demain il s'enchaîne aux pieds de nos autels, que sa fortune immense devienne notre bien... après, vous savez ce qui nous restera à faire.

LE PÈRE AMBROISE.
Depuis un mois... la mort a préparé son dernier asile, qu'il y descende, et qu'enfin vous soyez vengé...

LE PÈRE LAURENT.
J'entends du bruit... c'est lui... venez, il faut le laisser à lui-même : la solitude ne peut qu'ajouter à sa mélancolie et au désordre de ses idées. (Ils sortent d'un côté, Dorval entre de l'autre, les bras croisés, la tête penchée sur son sein, il marche lentement, vu, revient sur la scène, il s'arrête, lève les yeux au ciel, et prononce par intervalles les mots peu liés qui commencent son monologue.)

SCÈNE II.
DORVAL, seul.

Je l'ai revue, oui, c'était elle... Eugénie... chère Eugénie... oh que la vie m'est à charge !... quand irai-je te rejoindre... toi !... toi... demain... demain... Dieu de clémence, pardonne... ce n'est pas à toi que je dévoue ce qui reste de moi... elle a emporté le cœur... le sens... la raison... et c'est encore à elle que je sacrifie ce peu de jours, ces jours affreux que tu as compté et je passerai à gémir, à la regretter... je veux... Eugénie ! Eugénie... tu n'es plus... et je vis encore... tu n'es plus ! un si bel ouvrage détruit... anéanti... Cendre... poussière, que mes pleurs, que mes cris ne peuvent ranimer... Eugénie... je me meurs...

SCÈNE III.
DORVAL, M. DE FRANCHEVILLE.

M. DE FRANCHEVILLE.
Quels accents plaintifs ont frappé mon oreille ! j'ai reconnu sa voix... c'est lui. Dorval !... mon ami.

DORVAL.
Vous... ici... vous ? par quel événement.

M. DE FRANCHEVILLE.
Puis-je te parler ?... serons-nous seuls ? Il faut que tu m'écoutes.

DORVAL.
On peut venir... ces lieux ouverts à tous les religieux... mais partout on pourrait nous surprendre... partout on peut nous interrompre.

M. DE FRANCHEVILLE.
Profitons au moins du moment. Insensé ! que vas-tu faire ? Quel est ton dessein ? pourquoi t'ensevelir vivant dans les tombeaux habités par les passions les plus basses, ou par les regrets et le désespoir ? Pourquoi le sacrifice de ta liberté ? Quelle raison te fait renoncer à la société à qui tes talents un jour peuvent te rendre utile, où tes richesses te permettent de faire des heureux ? À qui va passer ta fortune ? Quels hommes te donneront des lois ? Et comment justifier aux yeux de la raison cette abnégation de toi-même, cet oubli de la dignité de ton être, cette obéissance aveugle et servile que tu vas promettre, que tu vas jurer au despote le plus tyrannique, le plus bas, le plus insolent ? Qu'as-tu à m'opposer ? tu n'es faible ni crédule ; les préjugés vulgaires, le fanatisme et la superstition jamais n'ont asservi ton âme... Rappelle tes idées, réponds-moi, que fais-tu dans ces lieux ?... que t'y proposes-tu ?... motive ta conduite.

DORVAL
J'ai tout perdu, je suis au désespoir.

M. DE FRANCHEVILLE.
Tu as des chagrins... Quel mortel en est exempt ? le sort a trompé ton espoir, des revers ont détruit pour toi le songe du bonheur, la mort a ravi celle que tu aimais ; tu es homme, et voilà ton courage.

DORVAL.
Je n'en ai plus que pour désirer la mort... plus faible j'aurais su me le donner.

M. DE FRANCHEVILLE.
À ton âge, riche comme tu l'es...

DORVAL.
Ma fortune entre les mains des hommes respectables à qui je la confie deviendra le patrimonie, l'héritage du pauvre. Après ma mort du moins, je ferai des heureux.

M. DE FRANCHEVILLE.
Et pourquoi t'en ravir à toi-même le pouvoir, le droit de la jouissance ? Ils feront pour toi des heureux !... tu le crois ? Où les as-tu vus ces indifférents cénobites qui ne vivent que pour eux, où les as-tu vus, s'occuper du pauvre, pourvoir à ses besoins et soulager l'humanité souffrante ? Tes biens perdus pour toi... perdus pour les infortunés, vont augmenter les richesses coupables de ces hommes oisifs, vrai fardeau de la société, alimenter leurs vices, propager leur existence inutile, servir d'appât à l'hypocrisie et de salaire au fanatisme... Voilà l'emploi de ta fortune, voilà ce que tu vas faire : applaudis-toi de ton ouvrage.

DORVAL.
Tu as raison... ces pratiques minutieuses, ce peurile esclavage, le cercle étroit de leurs idées, l'esprit d'intrigue et de cabale qui perce chez eux, malgré tous leurs efforts, l'orgueil des uns, la bassesse des autres... plus d'une fois ont revolté mon esprit, ont indigné mon cœour... Je suis ici... sais-je ce qui m'y a conduit ?... Perdu, isolé dans la nature entière, faible reseau, battu, renversé par l'orage, j'avais besoin d'appui... Le supérieur de cette maison... et c'est pourtant lui qui seul a causé mon malheur... c'est par ses conseils qu'Eugénie... mais il s'excuse... il la regrette, il la pleure avec moi... il me console... Je n'ai trouvé que lui de qui le cœur s'ouvrit à mes chagrins, dont le sein reçut mes larmes, dont la voix calma mon désespoir... Je suis ici... et c'est là qu'elle repose... c'est là qu'est renfermée sa cendre... Un mur seul nous sépare... Je vis auprès de son cercueil, je suis encore près d'elle, et je mourrai près d'elle.

M. DE FRANCHEVILLE.
Malheureux ! malheureux ! sais-tu dans qu'elles mains tu t'es livré.

DORVAL.
Que dis-tu ?

M. DE FRANCHEVILLE.
L'as-tu bien étudié cet homme que tu regardes comme ton appui, que tu nommes ton consolateur ?

DORVAL.
Le père Laurent ?...

M. DE FRANCHEVILLE, regardant autout de lui.
Je tremble pour toi que l'on ne vienne nous surprendre, qu'on puisse nous écouter. Prête l'oreille ; connais-tu le père Louis.

DORVAL.
Je l'ai vu quelquefois... et j'ai remarqué souvent que l'on affectait de ne me laisser jamais seul avec lui.

M. DE FRANCHEVILLE.
Il est venu chez moi, il m'a écrit ; mais dois-je ?... Si tu étais capable...

DORVAL.
Quoi tu doutes de moi ?

M. DE FRANCHEVILLE.
Je me défie de ta raison et non pas de ton cœur. Cependant, il faut que je te sauve, il faut que je m'explique. Ce père Louis ne m'a point trouvé ; il m'attendait ici pour me parler : sa lettre me l'annonce. Je suis venu, j'attends depuis une heure. Il ne paraît point. On m'a assuré qu'il était sorti et qu'à son retour il viendrait me rejoindre dans une salle voisine de celle-ci. Ne le voyant point, l'impatience me gagne, je sors du parloir, j'erre dans le corridor, j'entends ta voix et j'arrive auprès de toi. Ce que ce père Louis avait à me communiquer, m'écrit-il, te concerne, et paraît pour toi de la plus grande importance. Au défaut des lumières que nous en aurions pu tirer, voici sa lettre. Je vais te la lire, et toi-même après décideras de ton sort.

SCÈNE IV.
DORVAL, M. DE FRANCHEVILLE, LE PÈRE LAURENT.
À l'instant où M. de Francheville déplie la lettre
pour la lire, paraît le père Laurent.

LE PÈRE LAURENT.
Je vous savais ici, Monsieur, et n'ai pas voulu priver votre ami du plaisir de vous voir encore et de vous enretenir ; mais voici l'heure où notre règle nous prescrit la solitude, et vous pardonnerez à mon devoir...

M. DE FRANCHEVILLE.
J'entends, Monsieur, il faut que je me retire. Mais ne puis-je obtenir de vous un quart d'heure seulement d'entretien avec Dorval.

LE PÈRE LAURENT.
J'ai déjà pour vous, Monsieur, enfreint la scrupuleuse observance de notre discipline ; il ne m'est pas possible d'étendre plus loin ma complaisance.

DORVAL.
Oh ! mon père... Un quart d'heure.

LE PÈRE LAURENT.
Ah ! que demandez-vous, mon frère ? On veut m'enlever mon ami, le tendre ami qui a choisi mon cœur. Celui qui sera après Dieu ma consolation dans les peines de la vie... et je ne m'opposerais pas aux efforts que l'on tente pour me priver du seul bonheur dont le Ciel permet que je jouisse ?... mon frère, on veut nous séparer... L'éloquence de Monsieur me fait trembler. Non, je ne puis, je ne dois pas vous abandonner aux séductions touchantes de l'amitié... non, je ne puis vous permettre de fixer vos yeux sur les plaisirs toujours trompeurs de ce monde attrayant qui vous rappelle, et où l'on veut vous entraîner. Non, vous m'avez promis un frère, un ami, je touche au moment de l'obtenit, de m'enchaîner à lui pour jamais, je ne renonce point à la plus chère de mes espérances, et celui dont j'ai recueilli les larmes, dont j'ai plaint les malheurs, celui qui dans mon sein a trouvé les plus douces consolations ne payera point ma tendresse de la plus cruelle et de la plus noire ingratitude.

M. DE FRANCHEVILLE.
Je suis aussi son ami, Monsieur, et un sincère ami, qui lui conseille de ne point renoncer à la société pour laquelle il est fait, à laquelle il doit aussi ses talents et l'exemples de ses vertus ; un ami qui l'exhorte à ne point s'ensevelir dans un cloître, à se défendre de ce que j'appelle, moi, de véritables séductions, enfin à ne point donner la préférence au choix d'un état où l'on ne voit que soi, où les autres ne sont plus rien ; un état, qui jadis, peut-être, eût un but louable, des vues saintes et de travaux utiles ; mais où ceux qui l'ont embrassé, déchus depuis longtemps de leur humilité primitive, font, au milieu des richesses le serment de pauvreté, se dévouent à l'obéissance, et affectent la rébellion ; jurent à Dieu... Je n'en dirai pas plus et vous devez m'entendre. Oui, Monsieur, jusqu'au dernier moment je conjurerai mon ami de ne point embrasser l'égoïsme qui vous rassemble, je le conjurerai de rentrer dans la monde... et l'on ne me soupçconnera pas de vouloir envahir sa fortune.

LE PÈRE LAURENT.
Et vous me laissez accabler, mon frère ! vous qui connaissez mon cœur, vous savez si jamais je vous ai le premier parlé de ces richesses, que sans crime peut-être je pourrais désirer, puisqu'elles n'entreraient dans nos mains qie pour passer dans celles des infortunés... que vous-même, vous nous aideriez à répandre... vous détournez les yeux, mon frère, vous évitez mes regards... je le vois, j'ai perdu mon ami.

DORVAL.
Ah, jamais !... non, jamais... je n'oublierai quelle part vous avez pris à mes peines ; ce que je dois à vos soins consolateurs... quelle pitié touchante vous m'avez témoigné... mais je sens.

M. DE FRANCHEVILLE.
Du courage, mon ami... sois homme et rends à ta patrie un citoyen vertueux.

LE PÈRE LAURENT, avec une douceur feinte.
Rentrez dans le monde puisque telle est votre volonté... je ne m'y oppose plus... vous y trouverez sans doute un bonheur et des plaisirs que le cloître ne pourrait vous offrir... oui, je le conçois, dans le tumulte de la société, environné d'objets séduisants qui n'épargneront rien pour vous plaire, vous oublierez facilement cet objet adoré pour qui vous vouliez vous immoler.

DORVAL.
Cruel, qu'avez-vous dit ?...

LE PÈRE LAURENT.
En effet, et pourquoi renoncer à tout... pour une cendre insensible ?

DORVAL, avec un mouvement de douleur, se jetant dans les bras du père Laurent.
Eugénie !

LE PÈRE LAURENT.
C'est-là que repose sa dépouille mortelle...

DORVAL.
Eugénie !

M. DE FRANCHEVILLE.
Ces discours insidieux...

LE PÈRE LAURENT.
Celle que Dieu lui-même ne balançait point encore dans votre cœur sera bientôt oubliée, abandonnée.

DORVAL.
Jamais, jamais.

M. DE FRANCHEVILLE, avec chaleur.
Ah ! garde-toi...

LE PÈRE LAURENT.
Vous vouliez, disiez-vous, vivre et mourir auprès d'elle.

DORVAL, avec explosion.
Je l'ai juré... je tiendrai mon serment... (À M. de Francheville.) Adieu, mon ami... je rends justice à ton zèle, mais j'ai pris mon parti, il est irrévocable... embrasse-moi.

M. DE FRANCHEVILLE.
Cruel, tu pourrais...

LE PÈRE LAURENT, à part.
Je l'emporte !

M. DE FRANCHEVILLE.
Tu te perds malheureux ! écoute au moins...

DORVAL.
Adieu, je meurs au monde... adieu, n'oublie jamais que j'ai vécu pour t'aimer. (Il sort précipitamment.)

SCÈNE V.
M. DE FRANCHEVILLE, LE PÈRE LAURENT.
M. de Francheville reste quelque moments la tête baissée, les
bras croisés sur la poitrine, dans une consternation profonde.

LE PÈRE LAURENT, l'examine avec une joie maligne, et après un instant de silence, il s'approche de lui et lui dit d'un ton hypocrite.
La nuit est arrivée, Monsieur, et le cloître va se fermer.

M. DE FRANCHEVILLE.
Je lis dans votre âme. Votre joie cruelle éclate malgré vous ; mais votre triomphe sera court. J'ai des yeux ; ils sont fixés sur vous... tremblez. (Il sort.)

SCÈNE VI.
LE PÈRE LAURENT, seul.

Tremble toi-même... tu ne sais pas jusqu'où notre vengeance peut atteindre.

SCÈNE VII.
LE PÈRE LAURENT, LE PÈRE AMBROISE.

LE PÈRE AMBROISE, tenant une petite lanterne allumée.
Je viens de rencontrer Dorval, agité, éperdu... ah ! que j'ai craint pour nous l'issue de l'entretien que vous venez d'avoir.

LE PÈRE LAURENT.
J'ai vu l'instant où tout était perdu... Dorval nous échappait.

LE PÈRE AMBROISE.
Quoi ? les conseils de ce Francheville.

LE PÈRE LAURENT.
L'emportaient sur tous mes efforts.

LE PÈRE AMBROISE.
Quoi ! son amour ? quoi ! l'égarement de sa raison ?...

LE PÈRE LAURENT.
Voilà ce qui nous a sauvés. On l'entraînait, il fuyait ; le nom d'Eugénie prononcé a retenu ses pas, nous l'a rendu... il est à nous, et sa fortune va réparer les maux qui peut-être nous attendent.

LE PÈRE AMBROISE.
Quoi ! vous croyez qu'on oserait...

LE PÈRE LAURENT.
On ose tout. Nous devons nous préparer à tout, notre existence n'a peut-être plus qu'un moment.

LE PÈRE AMBROISE.
Mais comment, avant le coup qui nous menace, s'emparer de la fortune de Dorval, la réduire...

LE PÈRE LAURENT.
Elle est toute entière dans son portefeuille.

LE PÈRE AMBROISE.
Et se dessaisira-t-il ?

LE PÈRE LAURENT.
J'en ai sa parole... et la vengeance suivra de près le sacrifice.

LE PÈRE AMBROISE.
Mais ce Francheville, ne le craignez-vous pas ? il aime Dorval, il veillera sur lui... comment soustraire à son œil inquiet, observateur ?...

LE PÈRE LAURENT.
Comment en ai-je imposé à tous les yeux sur le sort de ce malheureux qui depuis un mois a terminé sa carrière, qui, vingt ans entiers, expia dans nos cachots profonds le crime d'avoir révélé les mystères de notre consuite intérieure ? N'ayez aucune inquiétude, je ne demande que du temps, et il m'en faut peu pour executer mes desseins. Un mois encore, et qu'après, les régénérateurs de l'empire anéantissent, s'ils le veulent, jusqu'au nom que nous avons porté.

LE PÈRE AMBROISE.
N'oublions pas non plus ce père Louis.

LE PÈRE LAURENT.
Son sort est décidé, et demain... mais j'entends du bruit... C'est Duval que son agitation ramène encore dans ces lieux... qui peut-être croit y retrouver M. de Francheville... Retirons-nous. J'ai plusieurs faits importants encore à vous communiquer. Avertissez nos amis de se rendre chez moi ; nous rejoindrons Dorval, et n'épargnerons rien pour l'affermir dans les dispositions qui nous sont nécessaires. (Ils sortent.)

SCÈNE VIII.
DORVAL, seul.

J'ai entendu parler, et je croyais reconnaître sa voix... Francheville !... comme je l'ai quitté ! Ô ma raison, qu'est-tu devenue ? Il est parti... et c'est demain... tu te perds malheureux ! m'a-t-il dit... C'est depuis un an que je suis perdu, que j'ai tout perdu... quelle perte me reste-t-il encore à faire ? la vie ?... trop heureux ! trop heureux si le moment n'en est pas éloigné !

SCÈNE IX.
DORVAL, LE PÈRE LOUIS.

LE PÈRE LOUIS.
Est-ce vous, Dorval ?

DORVAL.
Que me voulez vous ?

LE PÈRE LOUIS.
Je vous cherche ; il faut que je vous parle... je veux vous sauver.

DORVAL.
Me sauver ?

LE PÈRE LOUIS.
M. de Francheville, est-il venu ? lui avez-vous parlé ?

DORVAL.
Oui.

LE PÈRE LOUIS.
Vous a-t-il dit que je lui avais écrit ?

DORVAL.
Oui.

LE PÈRE LOUIS.
Je n'ai pu le voir... on se défie de moi... j'ai été prisonnier chez moi probablement, tant qu'à duré sa visite. Dorval, écoutez-moi. Nous n'avons qu'un moment. Le supérieur et ses dignes amis sont enfermés ensemble, et trament, à coup sûr, quelque nouvelle horreur ; rappellez votre raison, ranimez vos forces, voici l'instant du courage et de résolutiom. Écoutez-moi, vous avez perdu Eugénie ?

DORVAL.
Pour jamais.

LE PÈRE LOUIS.
Connaissez l'homme atroce qui lui a donné la mort.

DORVAL.
Qui ?

LE PÈRE LOUIS.
Votre rival, l'homme qui maintenant a tout pouvoir sur vous, qui demain disposera de votre destinée... un tigre qui vous caresse et qui veut vous déchirer... le père Laurent.

DORVAL.
Lui ! juste ciel !...

LE PÈRE LOUIS.
Vous en doutez ?... il faut donc vous convaincre. Vous vous rappeliez l'incendie qui consuma, il y a quelques mois, une partie de ce monastère, sa violence éclata principalement du côté qu'habite notre indigne supérieur ; il était absent. Je vole vers le leiu qui menaçait le plus pressant danger, son appartement était déjà la proie des flammes, je les traverse, j'entre dans son cabinet, je sauve de la destruction tout ce qui me paraît rare ou précieux. Un bureau était ouvert ; je rassemble ce qu'il contient, papiers, argent bijoux, je les dérobe aux flammes ; je fuis, emportant avec moi ces objets auxquels je suppose qu'il attache quelqu'intérêt ; je fuis, et derrière moi, s'abyme dans un gouffre de feu l'appartement que je viens de quitter ; je dépose chez moi ce que j'arraché de l'incendie, et je vole ailleurs offrir mes soins et donner mes secours. Tout s'éteient, le calme se rétablit, je rentre dans ma cellule. Parmi les papiers que j'avais emportés précipitamment, une lettre se trouve ouverte ; l'écriture frappe mes yeux ; c'est celle d'une femme. Les premiers mots qu'involontairement je lis m'étonnnent, me confondent, et piquent ma curiosité. La lettre était de l'abbesse de ce même couvent dont un simple mur nous sépare. Elle m'apprend qu'il existe entre les deux monastères une communication dont le père Laurent seul et ses affidés ont le secret et font un usage fréquent ; cette lettre, monument du scandale et dépôt internal des plus noires horreurs, annéantit mes scruples et m'impose le devoir de pénétrer plus avant dans cet abîme d'iniquité. Enfin... j'apprends... Eugénie...

DORVAL.
Le père Laurent, parlez-moi de lui...

LE PÈRE LOUIS.
Son amour effréné pour Eugénie paraît à découvert par les réponses de l'abbesse ; elle sert les odieux projets de ce monstre abominable. Tous deux font jouer, mais vainement, tous les ressorts de la scélératesse, pour séduire, pour corrompre le cœur de votre amante. Elle éclate en reproches, elle veut fuir, elle saisit pendant la nuit un instant qui lui paraît favorable... On l'épie, elle est arrêtée. On prévoit qu'au retour de ses parents, et lorsqu'il faudra la rendre, l'horrible secret sera découvert, Eugénie parlera... on est perdu... l'on n'en saurait douter... la mort d'Eugénie est jurée, tout se prépare, le projet s'exécute, et l'innocence et la beauté descendent dans la tombe, victime d'un complot exécrable, impie, et pleurée effrontément par les deux scélérats qui viennent de l'y plonger.

DORVAL, tombant dans un fauteuil.
Ô mon Dieu !... ô mon Dieu !

LE PÈRE LOUIS.
Dorval revenez à vous... songez au sort qui vous attend, je suis venu pour vous sauver...

DORVAL.
Attendez... ma tête... mes idées... tout se confond... Il existerait des hommes assez cruels... des scélérats assez endurcis... lui... lui... qui me pressait contre son sein... qui pleurait avec moi... qui me plaignait... qui m'exhortait... rage... fureur... mais non... ce crime... il est trop horrible... il répugne à la nature... il est impossible.

LE PÈRE LOUIS, tirant une lettre de son sein.
Lisez, (Il remet la lettre à Dorval.) j'ai vu le supérieur vous montrer quelques billets écrits par l'abbesse... et où elle affectait de regretter Eugénie... vous devez reconnaître sa main.

DORVAL.
Oui, cette lettre est d'elle. (Il se place près des flambeaux qui sont sur la table, un fautueil est derrière lui, il lit d'une voix entrecoupée.) «Nous sommes perdus, mon cher Laurent, ses parents m'ont écrit, ils peuvent revenir d'un moment à l'autre ; votre farouche et vindicative Eugénie persiste dans ses menaces de tout dire : elle a du caractère et tiendra parole, je la connais. Il ne s'agit plus d'incertitude ni de ménagements dangéreux. Elle a voulu fuir, elle peut le tenter encore et réussir. C'en serait fait de nous. Un mot de réponse, et dans trois jours elle ne sera plus en état de nous nuire.» (Dorval tombe dans un fauteuil.)

LE PÈRE LOUIS.
La mort d'Eugénie que la date de cette lettre n'a précédé que de trois jours, prouve assez quelle fut la réponse du scélérat ; vous savez tout ; le crime est avéré, on en veut à vos jours. Vous fûtes un rival qu'on déteste et qu'il fallut tromper pour pouvoir le punir. Vos vœux prononcés, votre fotune abandonnée à leur rapacité, vos amis écartés, tout secours interdit pour vous, la haine et la vengeance fondront sur votre tête. Vous serez mort pour la nature entière, mais vous vivrez pour eux, vous vivrez pour assouvir leur cruaté, pour éprouver tous les tourments, fatiguer toutes les tortures, et périr mille fois, avant que de cesser d'être. (Dorval reste immobile.) Vous ne me dites rien ? Songez-vous que c'est demain... demain que pour jamais vous vous livrez à leur pouvoir... sauvez-vous, il en est encore temps, et je puis vous en faciliter les moyens. J'accompagnerai votre fuite... je vous aurai sauvé, vous me sauverez à votre tour. Je suis suspect, je n'en saurais douter ; ma perte est decidée, je le vois, tout me le dit, et peut-être elle est prochaine. J'ai su me procurer une clef du jardin, venez : l'instant est favorable, profitons-en, sortons.

DORVAL, se levant avec impétuosité.
Où est-il ? où se cache-t-il ?... oui, je te vengerai... oui, je les punirai tes bourreaux impitoyables... Eugénie... Eugénie... je t'entends... tu m'appelles... tu sors de la tombe... je te vois... tu remets dans mes mains le glaive qui doit déchirer leurs détestables cœurs... donne, je le reçois... et j'en vais faire usage.

LE PÈRE LOUIS.
Qu'allez vous faire ? que voulez-vous ?

DORVAL.
Dévorer son cœur... me baigner dans son sang... Voilà ce que je veux.

LE PÈRE LOUIS.
Vous vous perdez, vous me perdez moi-même.... arrêtez.

DORVAL.
Que je meure, mais qu'elle soit vengée !

LE PÈRE LOUIS.
Éloignons-nous, fuyons.

DORVAL.
Moi ! fuir ?... mort ou vengeance.

LE PÈRE LOUIS.
Vos cris vont nous trahir... vous me perdez, Dorval.

DORVAL, avec des cris.
Eugénie !... Eugénie !...

LE PÈRE LOUIS.
Je fuis... il faut me suivre... j'entends du bruit... on vient... malheureux ! c'est ma mort et la vôtre... venez, venez

DORVAL, que le père Louis veut en vain entraîner.
Eugénie !... Eugénie !...

LE PÈRE LOUIS.
Périssez donc puisque vous le voulez... (Il sort du côté à celui où le bruit se fait entendre.)

SCÈNE X.
DORVAL, seul, errant sur la scène, hors de lui.

Ciel ! guide mes pas... où courir... où le trouver... mes yeux sont obscurcis... le désespoir... la rage... Dieu de vengeance... Dieu de fureur ne m'abandonne pas... Rends-moi la force... livre à mes coups... je chancelle... je tombe... je me meurs... ! (Il tombe sur le carreau.)

SCÈNE XI.
DORVAL, LE PÈRE LAURENT, LE PÈRE AMBROISE,
LE PÈRE ANASTASE, LE PÈRE ANDRÉ.

LE PÈRE LAURENT, en entrant et même en dehors.
Quels cris font retentir ces lieux ? Qui donc ose troubler le saint repos ?... Dorval ! seul... étendu sur la terre... sans connaissance... quelqu'un était ici avec lui ? nous avons entendu...

LE PÈRE AMBROISE.
Oui, deux voix se confondaient :... oui, Dorval n'était pas seul ici... cherchons...

LE PÈRE LAURENT.
Notre premier soin doit être de le secourir... nous saurons bien après... lui-même il nous dira... Dorval... mon frère, revenez à vous... mon cher Dorval...

DORVAL.
Qui m'appelle ?

LE PÈRE LAURENT.
Celui qui vous chérir comme un père, que l'état où vous êtes, réduit au désespoir... mon cher Dorval...

DORVAL.
Où suis-je ?

LE PÈRE LAURENT.
Dans les bras de l'ami le plus tendre...

DORVAL, après l'avoir fixé et le repoussant avec horreur.
Toi !... toi !... ô mon Dieu !

LE PÈRE LAURENT.
Vous me repoussez mon frère ? quoi ! je parais vous faire horreur ?...

DORVAL.
Horreur !

LE PÈRE LAURENT.
Ah juste Dieu ! quel est mon crime ?

DORVAL.
Ton crime !... quel est ton crime ? tu le demandes, monstre exécrable ?

LE PÈRE LAURENT.
Quel nom ! Quelle fureur ! qu'ai-je donc fait ?

DORVAL.
Ô sécurité perfide !... ô comble de la scélératesse ! elle est morte et tu demandes quel est ton crime ? quand ta main sacrilège a signé son arrêt.

LE PÈRE LAURENT.
Votre raison s'égare... ô mon ami, reprenez vos sens... regardz-moi... c'est à moi que vous parlez... : je ne mérite pas...

DORVAL.
Dieu !... je suis désarmé... Dieu qui l'entends... Dieu qui as permis tous ses crimes... donne-moi donc les moyens d'accomplir ta justice, de venger les plus saintes lois violées, ton culte qu'il outrage et le nom d'homme qu'il déshonore.

LE PÈRE LAURENT, se jetant à genoux au milieu du théàtre.
Grand Dieu ! dont il appelle sur moi la justice et la foudre, pardonne-lui des fautes commisses par la démence et non point par son cœur.

DORVAL.
Par la démence, scélérat ! Ce Dieu que ton hypocrisie implore, qui bientôt punira tes forfaits... Il est déchiré le voile qui te cachait. Ton heure est arrivée, la mesure est au comble, et le Ciel et la Terre vont enfin être vengés. Adieu.

LE PÈRE LAURENT.
Vous ne sortez pas : arrêtez-le !...

DORVAL, que les moines arrêtent.
Quoi !... vous oseriez.

LE PÈRE LAURENT.
Vous ne sortirez pas... Que parlez-vous de crimes, de vengeances ?... Expliquez-vous... il le faut... je ne crains rien... mais je veux tout savoir.

DORVAL.
Tu ne crains rien ?... lis... (Il lui montra la lettre de l'abbesse que le père Laurent saisit.) Dieu ! qu'ai-je fait ?

LE PÈRE LAURENT.
Tout est connu, je suis trahi...

LE PÈRE AMBROISE.
Nous sommes perdus.

LE PÈRE ANASTASE.
Vous n'avez qu'un moment.

LE PÈRE AMBROISE.
Il n'est qu'un seul parti.

LE PÈRE LAURENT.
Cet arrêt dont tu me ménaces a prononcé le tien. Meurs, et qu'avec toi s'ensevelisse à jamais le secret affreux que l'on t'a fait connaître... Saisissez-vous de lui.

DORVAL.
Monstres affreux ! Quoi ! barbares !...

LE PÈRE LAURENT.
Entraînez-le...

DORVAL, qu'on entraîne.
Dieu puissant, défends-moi... Vils scélérats... tremblez... Secours-moi, grand Dieu !

LE PÈRE LAURENT.
Étouffez ses cris. (Les moines l'environnent et lui nouent un mouchoir sur la bouche, il se débat, lutte contre eux, jette des cris inarticulés et sort de la scène traîné par les trois autres religieux...) Point de pitié, périssons s'il le faut, mais périssons vengés.

Fin du troisième Acte.

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ACTE IV.

La scène est double et le théàtre représente deux cachots, celui d'Eugénie du côté de la reine ; il est éclairé par une lampe de terre posée sur une pierre. Tout le meuble consiste en un paillasson vieux et déchiré, une petite cruche d'huile, une cruche de grès, un pain bis et une pierre pour servir de traversin et de siège à la prisonnière. Le cachot de Duval, du côté du roi, est, au lever du rideau, plongé dans une obscurite profonde ; on y voit deux tombes en pierre noire, avec un anneau à chacune pour lever la grande pierre qui la couvre. Au fond de chaque cachot est une petite porte de fer.

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SCÈNE PREMIÈRE.
EUGÉNIE, DORVAL.

EUGÉNIE, pâle, mourante, sa tête est nue, ses cheveux épars ; elle est vêtue d'une robe blanche déchirée et qui tombe en lambeaux, elle est couchée, c'est le moment de son réveil.
Ô que le sommeil des malheureux est pénible ! quoi ! porter jusqu'au sein du repos le souvenir de ses douleurs et le sentiment de ses peines ! Si la faiblesse, si l'anéantissement que j'éprouve ferment un moment ma paupière... des songes affreux m'agitent... un spectre gémissant se présente... le sommeil fuit, et mes yeux s'ouvrent pour observer la mort qui s'avance !... Heureux dans son infortune, celui qui s'endort !... pour ne jamais se réveiller... Il était là... près de moi... j'ai reconnu ses traits à travers le sang dont son visage était souillé... il me rendait les bras... il appelait Eugénie !... Cher Dorval ! Eugénie n'existe plus pour toi ! Ma jeunesse, mes plus douces espérances, la nature, le bonheur, et l'amour, tout, tout est enseveli avec moi dans une nuit éternelle... Et que leur ai-je fait aux cruels qui m'ont ainsi persécuté ? que leur ai-je fait, j'ai résisté à d'infâmes séductions ; j'ai vu avec horreur l'amour et les projets d'un homme abominable : mon courage a rendu vains les criminels efforts de sa vile complice... tous deux j'ai voulu les fuir... je les ai menacés... Dieu ! tu connais mon cœur... tu sais si j'eusse jamais accompli mes menaces... Cependant, ô les cruels ! ils m'ont forcée d'entendre prononcer mon arrêt... L'airain funèbre qui annonçait mon trépas a frappé mes oreilles... j'ai vu, jusqu'au cercueil trompeur que l'on allait exposer aux regards, à la compassion, aux regrets de ceux qui m'ont aimée... Je descendais vivante dans cet asile de la mort, tandis que des femmes impies, que des hommes sacrilèges priaient aux yeux du peuple, priaient avec audace sur le simulacre de la victime qu'ils dévouaient dans leur âme à tourments affreux... Tout est fini pour moi. L'espoir de la mort, voilà ce qui me reste... et quand viendra-t-elle cette mort tant souhaitée ? Hélas ! l'ordre de la nature n'existe plus pour moi ! les jours, ainsi que mes douleurs, je ne puis plus les compter ! tout se confond dans l'effrayante obscurité, dans le silence absolu qui règne autour de moi... Ce pain noir, cette eau corrompue, uniques soutiens de ma misérable existence, m'ont servi quelques mois à mesurer le temps... Des intervalles à peu près égaux, séparaient les moments où l'on m'apportait ces malheureux secours... L'ordre a cessé... cette nourriture grossière ne vient plus que de loin en loin... Pourquoi vient-elle ?... je cesserais d'être... je ne souffrirais plus. (Elle parcourt son cachot en chancelant, et s'appuyant sur les murailles.) Ah ! c'est en vain que je le parcours... depuis que je languis dans ces murs odieux... aucune issue... aucune. (Elle s'arrête et réflechit.) Hélas ! j'avais conçu quelque espoir ! j'entrevoyais un terme à mon infortune, et cette illusion soutenait mon courage. (Elle se traîne vers le mur de son cachot qui le sépare de celui des Dominicains.) C'est là... là... qu'on frappait... oui... l'on eût dit qu'un travail pénible et constant cherchait à se frayer un chemin jusqu'à moi... mais je n'entends plus rien... Ah, combien j'ai versé de larmes, depuis qu'il a cessé, ce bruit consolateur !... C'est peut-être, disais-je, une captive comme moi... c'est à la liberté qu'elle aspire, sa pitié m'aidera sans doute à recouvrer la mienne... (Elle prête l'oreille.) Non... je n'entends plus rien... elle est morte, l'infortunée !... ou peut-être elle est libre... Grand Dieu ! je t'en rends grâce pour elle... morte ou libre, elle est heureuse ! et moi... moi !... (Elle tourne les yeux vers sa lampe qui ne jette plus que de faibles lueurs, et s'élance de ce côté avec autant de vivacité que ses forces peuvent le lui permettre, elle se traîne vers la pierre, où sont déposés la cruche d'eau et le pain noir.) Quoi ! rien... rien... (Elle prend le pain, le regarde et le replace sur la pierre.) Ô mes parents, mes chers... mes cruels parents... vous qui m'avez sacrifiée... Un froid mort !... l'instant... serait-il donc enfin arrivé... Dorval ! cher Dorval ! (Elle tombe évanouié de faiblesse.)

SCÈNE II.
LE PÈRE AMBROISE, LE PÈRE ANASTASE.
La porte du cachot des Dominicains s'ouvre et l'on voit entrer le
père Ambroise, le père Anastase qui pose une lampe sur la pierre.

LE PÈRE AMBROISE.
Non, vous dis-je, celui-ci est impénétrable ; on chercherait en vain, jamais on ne parviendrait à le découvrir.

LE PÈRE ANASTASE.
Si M. de Francheville, si le père Louis qui nous est échappé...

LE PÈRE AMBROISE.
Le père Louis en qui nous n'avons jamais eu de confiance, qui jamais fut initié dans nos mystères, ne peut connaître ce cachot, ni les chemins qui y conduisent, ne craignez rien. On demandera Dorval, je le crois... «sa raison était égarée... il a fui... nous ignorons en quel lieu son délire a pu l'entraîner». On insistera... «Cherchez»... et toute recherche deviendra superflue... Soyez tranquille... la nuit s'avance, nous somme sans témoins, tout est plongé dans un profond sommeil... venez... voici l'instant de la vengeance. (Ils sortent, la porte du cachot reste ouvert.)

SCÈNE III.
EUGÉNIE, se relevant faiblement.

Quoi ! je respire encore ?... Quoi ! le moment n'est pas encore venu... il n'est que déféré... (Elle retombe la tête appuyée sur la pierre qui est placée près d'elle.)

SCÈNE IV.
DORVAL, LE PÈRE LAURENT, LE PÈRE AMBROISE,
LE PÈRE ANASTASE, LE PÈRE ANDRÉ.
Dorval un mouchoir sur la bouche et traîné par les trois autres
religieux, il se défend faiblement et comme un homme dont les
forces sont épuisées, le père Laurent le premier sur la scène.

LE PÈRE LAURENT, à Dorval.
Objet de haine et de fureur, expie ici le crime que mon cœur n'a jamais dû pardonner, vis pour mourir à chaque instant du jour... du jour que tu ne verras plus. (Il fait signe aux moines de se retire.) Adieu, c'est pour jamais. (En prononçant ces mots ils referme la porte du cachot : on entend le bruit des clefs des fortes serrures, des barres de fer.)

SCÈNE V.
EUGÉNIE dans son cachot, DORVAL dans le sien.
Dorval toujours le mouchoir sur la bouche et étendu sur la terre,
presqu'entièrement privé de sentiment ; il ne lui est échappé
pendant la scène précédente que des soupirs étouffés et
quelques mots inarticulés. Eugénie toujours assise sur la pierre
où elle s'était jetée quand elle revenue de son évanouissement.

EUGÉNIE.
Ô que je la quitterai avec joie cette dépouille mortelle ! qu'avec plaisir je rendrai à la terre cette vile poussière, qui ne fut un moment animée que pour souffrir et détester l'existence.

DORVAL, se relevant à demi, s'appuyant sur un bras et arrachant le mouchoir.
Où suis-je ? Que sont-ils devenus ? mes yeux chargés de nuages ne distinguent rien, ne voyent rien... ma tête appesantie ne forme nulle idée...

EUGÉNIE.
Qu'est-il devenu ? Peut-être, hélas ! il pleure en ce moment sur la sépultre de celle... qui vit encore... et qui vit pour l'aimer.

DORVAL.
Les ténèbres se disspent... je reprends mes esprits... mes forces se raniment... les idées se réveillent. (Avec force.) Ô mon chère Eugénie !

EUGÉNIE.
Quoi ! cette porte ne s'ouvrira plus... jamais... jamais.

DORVAL, regardant autour de lui.
Des voûtes... des murs impénétrables... une porte de fer... et rien... (Il parcourt le cachot et paraît chercher quelque instrument qui puisse en briser les portes, il s'efforce d'arracher la grille de fer.) vain efforts !... rage impuissante !... désespoir !... désespoir... (Il retombe épuisé sur la pierre.)

EUGÉNIE.
Depuis si longtemps personne n'a paru... non, elles ne viendront plus... mes maux ont enfin désarmé leur vengeance... leur pitié me permet de mourir.

DORVAL, se relevant avec vivacité.
Il existe un dieu... et il a souffert... il a permis... des prêtres ! ses ministres !... ceux par qui ce dieu communique avec nous, (Avec une rage concentrée.) non, non. (Il retombe dans ses réflexions et s'appuie sur le mur qui le sépare d'Eugénie.)

EUGÉNIE, elle tourne les yeuxs vers sa lampe qui ne jette plus que de faibles lueurs. et s'élance de ce côté avec autant de vivacité que ses forces le comportent.
Elle va s'éteindre... ah ! Dieu !... oh ! ne m'abandonne pas, toi, mon unique consolation, flamme active, bienfaisante clarté, toi qui vis seule autour de moi dans cet affreux tombeau.

DORVAL, parcourant son cachot avec toutes les marques de la fureur et du délire.
Le crime... et une justice éternelle !... le crime... et un dieu qui peut tout ! Dieu que je ne puis concevoir ! Dieu dont la puissance et les œuvres confondent mes idées et revoltent ma raison... toi à qui je n'ai pas demandé le don funeste de la vie... toi qui dus prévoir mon affreuse destinée, et qui cependant me jettas sur la terre... toi qui m'as plongé dans l'abîme où je suis... anéantis du moins en moi le sentiment de mon existence... reprends-moi la pensée... elle irrite mes maux, elle aigrit ma fureur, et n'inspire à mon âme qu'un doute sacrilège et d'horribles blasphèmes. (Il retombe sur la pierre.)

EUGÉNIE.
Dorval ! Dorval ! que de fois ton nom a frappé ces voûtes effrayantes... hélas ! tu es libre, environné de séductions. (Elle s'appuie contre le mur de communication.)

DORVAL, regardant autour de lui.
Deux tombes !... une pour moi... mon dernier asile, le voilà... (Il s'appuie sur celle qu'il a désignée, et continue.) C'est là que tout finit... la scélératesse, les crimes des humains, leurs vengeances terribles... c'est là que tout finit... tout. (Il va s'appuyer contre le mur qui le sépare d'Eugénie.)

EUGÉNIE.
Mais que se passe-t-il donc en moi ? quel trouble involontaire... quel sentiment que je ne puis comprendre.

DORVAL.
Que vois-je ? sur cette pierre... on a gravé... (Il lit.) «cherchez, espérez...» (Avec exclamation.) Espérez !... Quoi ! grand Dieu !... dans le séjour du désespoir !...

EUGÉNIE.
Mon cœur s'est ranimé... il palpite... un pouvoir inconnu, un sentiment que je ne puis définir, une force surnaturelle semblent me rappeler à la vie !

DORVAL, parcourant son cachot.
N'importe... cherchons... parcourons, voyons... (Il soulève le couvercle qui reste appuyé contre le mur et laisse la tombe à découvert, avec un cri terrible et reculant d'horreur.) Ciel ! un homme expiré !

EUGÉNIE.
Ô mes souvenirs ! unique bien qu'ils n'ont pu m'arracher... ne me fuyez pas.

DORVAL.
Eh quoi ! serais-je environné de décombres ?... Un vêtement... des caractères sanglants... lisons. (Il lit.) «Qui que tu sois, profite de mes vains travaux» (S'interrompant.) juste Ciel ! (Continuant.) «depuis vingt ans que je péris ici, je suis parvenu à détacher une barre de fer qui lie cette tombe à la muraille, tu la trouveras sous ces décombres.» (Il fouille dans le tombeau, en retire la barre de fer et dit avec explosion.) la voilà !... (Il continua de lire.) «Une dalle de pierre a caché mon travail, reconnais-la au sang dont elle est teinte.» (Il regarde, il aperçoit la pierre impregnée de sang.) C'est elle !... je la vois ! (Il continue sa lecture.) «Lève cette dalle, et peu d'instants te suffiront pour achever mon ouvrage ; je péris, adieu... plains-moi et aime-moi.» (Il se précipite à genoux au milieu du cachot, les mains et les yeux élevés au Ciel.) Dieu que j'ai blasphémé, Dieu ! dont je doutais, que j'ai maudit... pardonne, pardonne-moi, grand Dieu ! que ta clémence égale mon ingratitude ! Dieu de bonté signale ta puissance ! achève, achève ton ouvrage.

EUGÉNIE.
Présent du Ciel, flatteuse espérance, tu ne nous quittes qu'avec la vie.

DORVAL, se relève, saisit la barre de fer, s'élance vers la muraille et travaille à faire sauter la dalle.
La voilà, c'est elle. Oui, j'obtiendrai ma liberté ! tombez murs affreux, tombez... (Il s'arrête un moment, et s'appuie sur la barre de fer.) ô mes forces ne m'abandonnez pas, ranimez-vous, secondez mon courage ! (Il reprend le travail et la dalle tombe.)

EUGÉNIE, avec explosion.
Ciel ! qu'est-ce que j'entends ?

DORVAL, travaillant et les pierre se détachant.
Tout succède à mes vœux... redoublons mes efforts.

EUGÉNIE, s'élançant vers le mur contre lequel Dorval travaille.
Le même bruit ! (Elle se jette à génoux.) Dieu de miséricorde ! si mes longues souffrances ont désarmé ta colère... ne m'abandonne pas ! prends pitié de celle qui t'implore... tu le sais, je n'ai pas mérité mes peines... grâce, grâce ! ô mon Dieu !... qu'une seconde fois je te doive la vie !

DORVAL.
Liberté ! liberté ! soutiens-moi. (Les pierres tombent.)

EUGÉNIE.
Une voix ! je l'entends... elle a retenti dans mon cœur !

DORVAL, s'arrêtant.
Quels sons ont frappé mon oreille ? (Il travaille avec plus d'ardeur.)

EUGÉNIE, s'efforçant d'arracher les pierre avec ses mains.
Je te seconderai... eh quoi ! mes faibles mains... ô désespoir... non je ne puis. (Une pierre tombe dans le cachot d'Eugénie et laisse entrevoir d'un caveau à l'autre. Elle voit tomber cette pierre.) Juste Ciel !

DORVAL, étonné.
Un cri s'est fait entendre.

EUGÉNIE, s'élançant vers la muraille entrouverte.
Qui que vous soyez, ayez pitié de moi... sauvez-moi... sauvez-moi...

DORVAL.
Une femme !... ah grand Dieu ! du courage, Madame, du courage !... encore un moment et nous sommes libres !...

EUGÉNIE.
Qu'a-t-il dit ? quels accents !... se pourrait-il ? (Elle regarde : une seconde pierre entombant forme un plus grand jour. Elle aperçoit Dorval à l'aide de sa lampe qu'elle a portée avec elle. C'est lui ! je me meurs !... (Elle tombe de sa hauteur sur terre, la lampe s'éteint.)

DORVAL, travaillant toujours avec la plus grande énergie.
Sans doute encore une victime... je la délivrerai ou je périrai avec elle. (Les pierres tombent ; il entre le cachot d'Eugénie, qui est toujours évanouie et dont les cheveux cachent entièrement le visage ; il reste à l'entrée de la brèche et voyant qu'on ne lui répond pas, il rentre dans son caveau, prendre sa lampe, et s'avance près d'Eugénie.) Un cachot !... Malheureuse !... elle est évanouie... ah ! revenez à vous !... reprenez vos esprits ! que votre libérateur, que votre ami ne vous inspire aucun effroi. (Il pose sa lampe à terre, met à genoux auprès d'Eugénie, la soulève doucement, la soutient du bras gauche, et, de la main droite, écarte les longs cheveaux qui lui dérobent les traits, elle se ranime. Puis, il s'écrie.) Eugénie ! Dieu ! c'est elle, Eugénie !

EUGÉNIE, ouvrant les yeux.
Qui m'appelle... Le voilà !

DORVAL.
Eugénie !

EUGÉNIE.
Cher Dorval.

DORVAL.
Tu vis !...

EUGÉNIE.
Je te revois...

DORVAL.
Les barbares ! que de maux ils t'ont fait souffrir !

EUGÉNIE.
Des maux ? Ah ! dis-moi que tu m'aimes... ils sont tous oubliés.

DORVAL.
Si je t'aime ! ô moitié de ma vie ! chère épouse !... reprends tes forces... renais à l'espérance ; aide ton ami qui va briser et ses fers et les tiens... La liberté, la vie et bonheur, voilà le prix de nos efforts.

EUGÉNIE.
Privée d'espoir, l'amour seul m'a soutenue, il a bravé les douleurs et la mort... juge quand je te revois, s'il permet à mon âme le découragement et la faiblesse... (Bruit.)

DORVAL.
Ciel ! qu'est-ce que j'entends ? (Du côté du cachot de Duval on entend des cris, un bruit, un tumulte qui va toujours en augmentant.)

EUGÉNIE.
Des voix confuses... des cris tumultueux...

DORVAL.
Serions-nous découvert ?...

EUGÉNIE.
Ah ! nous sommes perdus !

DORVAL.
On se précipite en foule à la porte de mon cachot... adieu... c'est pour jamais.

EUGÉNIE.
Moi ! te quitter ?

DORVAL.
Reste ici...

EUGÉNIE.
Rien que la mort peut nous séparer. (Dorval rentre dans son cachot et entraîne Eugénie qui s'attache à lui ; il est armé de la barre de fer qui lui a servi à démolir. Eugénie se saisit de deux pierres ; Dorval est devant elle, le bras levé. Les debris du mur sont épars ça et là. La tombe qui renferme le cadavre est ouverte. On entend du dehors le père Louis criant avec force : Voici la porte, je la reconnais... c'est ici, courage mes amis... frappez, brisez... arrachez... du courage, du courage. La porte du cachot est renversée : le premier qui paraît est le père Louis, conduisant M. de Francheville, décoré comme un maire de ville, suivant des gardes nationaux armés de fusils et de haches ; viennent ensuite M. et Mme de St. Alban, Picard et tous les domestiques, les officiers municipaux et la troupe se répandent également dans les deux cachots.)

SCÈNE VII, et dernière.
EUGÉNIE, DORVAL, LE PÈRE LOUIS, M. DE FRANCHEVILLE, M. et Mme
DE ST. ALBAN, LES OFFICIERS MUNICIPAUX, LA GARDE NATIONALE,
TOUS LES DOMESTIQUES.

LE PÈRE LOUIS, montrant Dorval à M. de Francheville.
Le voilà, le malheureux ! le voilà !

DORVAL.
Ciel !

M. DE FRANCHEVILLE, embrassant Dorval.
Ô mon ami ! (Il aperçoit Eugénie, recule un pas et dit.) Que vois-je ?

EUGÉNIE, se jetant à son cou.
C'est Eugénie...

M. et Mme DE ST. ALBAN.
Ma fille ! ma fille ! mon Eugénie !

EUGÉNIE, serrant son père dans ses bras.
Ô ma mère ! ma mère... revoyez-moi... ne me haïssez plus.

Mme DE ST. ALBAN.
Te haïr ! éternelle justice ! vous avez vu mon crime, et c'est ainsi que vous me punissez. (Elle se précipite aux genoux de sa fille.) Pardonne à ta mère, pardonne-lui.

EUGÉNIE.
Pressez-moi contre votre cœur. (Elles restent dans les bras l'une de l'autre, tous les domestiques s'empressent autour d'Eugénie qui leur fait à tous les plus tendres caresses.)

M. DE FRANCHEVILLE.
Ô mes concitoyens ! vous voyez les bienfaits de la loi. Vous jugez quels affreux abus elle vient de détruire. Vous connaissez à présent cet homme exécrable qui usurpa si longtemps votre confiance et votre estime. Il est enfin détruit ce pouvoir inique, cet empire odieux ; et l'auteur de tant d'atrocités va subir les peines qui lui sont dues.

Mme DE ST. ALBAN.
Ma fille, mon Eugénie, par quel prodige ?

LE PÈRE LOUIS.
Vous savez tout... mais Mademoiselle a souffert si longtemps : venez, arrachons-la de ce séjour effroyable.

DORVAL, prenant le père Louis dans ses bras.
Mon ami, mon libérateur.

M. DE FRANCHEVILLE.
C'est à lui que nous devons tout ; sans lui, nous n'eussions jamais pu découvrir l'entrée de ces cachots impénétrables.

LE PÈRE LOUIS.
Ils n'ont rien négligé pour les dérober à mes regards. Mais ils me haïssaient et je craignais tout de leur vengeance. Une juste défiance m'a fait suivre leurs pas, observer leur démarches, et descendre, invisible à leurs yeux, jusqu'aux portes de ces cachots épouvantables.

EUGÉNIE, au père Louis.
Ah ! ma reconnaissance...

Mme DE ST. ALBAN.
Ma vie entière.

M. DE ST. ALBAN.
Mon amitié, ma fortune.

TOUS.
Nos cœurs, tous nos cœurs...

LE PÈRE LOUIS.
J'ai protégé l'innocence, j'ai défendu la cause de l'humanité, j'ai fait mon devoir et je suis récompensé... sortons, sortons de ces funestes lieux.

M. DE FRANCHEVILLE.
Venez, mes amis, courons tous aux pieds des autels, remercier le Dieu qui nous a réunis, ce Dieu de bonté, qui permet que l'on épure enfin son culte des abus honteux qui le dégradaient ; ce Dieu qui pour mieux signaler Sa justice permet quelquefois aux méchants le triomphe d'un jour ; mais qui ne souffre pas que nous confondions dans nos jugements sévères l'homme de bien, modèle des vertus, objets de nos respects et de l'honneur de la religion, avec le scélérat qui la trahit, mais sans jamais l'avilir.

FIN.


[Notes]

1. Citoyen Monvel, Les Victimes Cloîtrées, première le 29 mars 1791 au Théâtre de la Nation à Paris.

2. Source : exemple imprimé, chez Chambon, rue des Grands Augustins, N°. 25, Paris, 1791.

3. Jacques-Marie Boutet, dit Monvel, naquit à Luneville le 25 mars 1745, fut artiste et auteur dramatique, et mourut à Paris le 13 février 1812 [voir le site CESAR (Calendrier électronique des spectacles sous l'Ancien Régime et sous la Révolution), où vous trouverez des informations relatives aux pièces, aux personnes et aux lieux de représentation qui ont constitué le théâtre français aux 17ème et 18ème siècles].

4. Le 13 février 1790, l'Assemblée constituante la même Constituante décréta : «... Tous les individus de l'un et l'autre sexe, existant dans les monastères et maisons religieuses, pourront en sortir en faisant leur déclaration devant la municipalité du lieu, et il sera pourvu à leur sort par une pension convenable. Il sera pareillement indiqué des maisons où seront tenus de se retirer les religieux qui ne voudront pas profiter de la disposition du présent décret. — Les religieuses pourront rester dans les maisons où elles sont aujourd'hui, l'assemblée les exceptant expressément de l'article qui oblige les religieux de réunir plusieurs maisons en une seule...»

5. Voir aussi peut-être :

Anonyme : Les Fourberies Monacales, 1790.
Pierre Laujon : Le Couvent ou Les Fruits du Caractère et de l'Éducation, 1790.
Joseph Fiévée : Les Rigueurs du Cloître, 1790.
Mme Olympe de Gouges : Le Couvent ou Les Vœux Forcés, 1790.
Claude de Flins : Le Mari Directeur ou le Déménagement du Couvent, 1791.
Louis Picard : Les Visitandines, 1792.
Charles Pigault-Lebrun : Les Dragons et les Bénédictines, 1794.
Charles Pigault-Lebrun: Les Dragons en cantonnement, ou la Suite des Bénédictines, 1794.
Jean Corsange et Jean Hapdé : Le Dernier Couvent de France ou l'Hospice, 1796.

6. Transcription en orthographe actuelle par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Octobre 2007]