LES VISITANDINES :
comédie en deux actes, mêlée d'ariettes, de Louis-Benoît Picard ;
première le 7 août 1792.
PERSONNAGES. |
M. BELFORT, médecin. |
BELFORT, son fils. |
FRONTIN, valet de Belfort. |
UN COCHER de la diligence. |
GRÉGOIRE, jardinier. |
L'ABBESSE. |
LA TOURIÈRE (SŒUR BONAVENTURA). |
SŒUR EUPHÉMIE. |
SŒUR AGNÈS. |
SŒUR JOSÉPHINE. |
SŒUR AUGUSTINE. |
SŒUR URSULE. |
PLUSIEURS AUTRES RELIGIEUSES. |
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ACTE PREMIER.
Le Théâtre représente une campagne ; on voit sur le côté la porte
d'entrée d'un couvent, le guichet de la tourière et les fenêtres
grillées des religieuses ; il fait nuit, l'ouverture annonce un orage.
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SCÈNE PREMIÈRE.
INTRODUCTION.
S. AGNÈS, S. JOSÉPHINE.
S. JOSÉPHINE, paraissant derrière la grille de sa fenêtre.
Sœur Agnès ! Sœur Agnès !
S. AGNÈS, derrière sa fenêtre.
Eh bien ! eh bien ! ma sœur.
S. JOSÉPHINE.
Entendez-vous comme la foudre gronde ?
S. AGNÈS.
Ah ! J'entends bien comme la foudre gronde.
Et chaque éclair me fait mourir de peur.
S. JOSÉPHINE.
C'est peut-être la fin du monde,
Voici l'heure du jugement.
TOUTES DEUX.
Grand Dieu ! Votre bonté se lasse,
Que Votre volonté se fasse,
Mais épargnez notre couvent.
Ici l'orage s'apaise un peu.
S. AGNÈS.
Ah ! ma sœur quel dommage
Vous m'avez fait en m'éveillant !
Je faisais un rêve charmant,
Car je rêvais de mariage.
L'amour avait surpris mon cœur,
Et par l'hymen j'étais liée.
Est-ce un péché, ma chère sœur,
De rêver qu'on est mariée ?
S. JOSÉPHINE.
Sur un fait de cette importance,
Je ne prononce pas, ma sœur,
Car c'est un cas de conscience ;
Consultons notre directeur.
Mais de ce rêve si flatteur,
Je suis pour vous toute effrayée ;
C'est peut-être un péché, ma sœur,
De rêver qu'on est mariée.
L'orage redouble.
S. AGNÈS.
Voilà l'orage qui redouble,
Je sens redoubler ma frayeur,
Ce maudit rêve dans mon cœur
Répand encore un nouveau trouble ;
Avant de voir mon directeur,
Je tremble d'être foudroyée ;
C'est sans doute un péché, ma sœur,
De rêver qu'on est mariée.
SCÈNE II.
LES PRÉCÉDENTS, S. AUGUSTINE, S. VICTORINE, S. URSULE.
S. AUGUSTINE, paraissant derrière sa fenêtre.
Sœur Joséphine !
S. JOSÉPHINE.
Eh bien, ma sœur !
S. VICTORINE, derrière sa fenêtre.
Sœur Augustine !
S. AUGUSTINE.
Eh bien, ma sœur !
S. URSULE, derrière sa fenêtre.
Sœur Victorine !
VICTORINE.
Eh bien, ma sœur !
TOUTES.
Entendez-vous comme la foudre gronde ?
Nous entendons comme la foudre gronde,
Et chaque éclair nous fait mourir de peur ;
C'est peut-être la fin du monde ;
Hélas ! mes sœurs, je meurs de peur.
S. AGNÈS.
Allons, mes sœurs, point de faiblesse ;
Rassurons-nous et tâchons de dormir.
S. JOSÉPHINE.
Hélas! mes sœurs, comment dormir ?
Allons plutôt chez Madame l'Abbesse.
Allons toutes nous réunir.
TOUTES.
Allons plutôt nous réunir,
Allons chez Madame l'Abbesse ;
Divin Sauveur ! c'est aux méchants
Qu'est réservé Votre tonnerre ;
En punissant le reste de la terre,
Divin Sauveur, épargnez les couvents.
Toutes les fenêtres se ferment ; Belfort et Frontin, qui ont paru dans le fond pendant la fin du Chœur, se trouvent en scène ; l'orage se dissipe.
SCÈNE III.
BELFORT, FRONTIN.
BELFORT.
Frontin !
FRONTIN.
Monsieur ?
BELFORT.
Où sommes-nous ?
FRONTIN.
Ma foi, Monsieur, je n'en sais rien ; mais je sais bien où je voudrais être.
BELFORT.
Où donc s'il vous plaît ?
FRONTIN.
Dans un bon lit, Monsieur ; la nuit est faite pour dormir, et non pas pour courir les champs.
BELFORT.
Allons, il faut prendre son parti gaiement ; nous sommes égarés, notre chaise est brisée. C'est
un petit malheur. En attendant le jour, je rêve à ma maîtresse. Eh bien! rêve à la tienne.
FRONTIN.
Fort bien pour vous, Monsieur, qui rêvez tout éveillé ; mais moi, qui n'ai jamais rêvé
qu'en dormant, que diable voulez-vous que je fasse ici ? Si je pouvais seulement trouver un
petit endroit. (Apercevant le couvent.) Ah ! Monsieur, monsieur.
BELFORT.
Qu'est-ce que c'est?
FRONTIN.
Ah ! pour le coup, j'ai du courage. Voyez-vous cette grande maison en face de nous ?
BELFORT.
Eh bien ?
FRONTIN.
Eh bien, Monsieur, ou je me trompe fort, ou c'est une auberge d'importance où l'on doit
être bien traité.
Air.
FRONTIN.
Qu'on est heureux de trouver en voyage
Un bon souper, mais surtout un bon lit !
Voilà de quoi faire oublier l'orage ;
À bien dormir je vais passer la nuit :
Je n'ai pas regret à la peine
Quand je trouve après le plaisir
Jusqu'à demain, tout d'une haleine.
Ah ! que Frontin va bien dormir,
Et dans cet lieux où l'on repose,
S'il se trouve à faire autre chose,
Ce n'est pas à courir les champs
Que Frontin passera son temps.
BELFORT.
Allons, frappe, sans tarder davantage.
FRONTIN.
C'est bien mon dessein. (Il sonne à la grande porte.) Eh bien, ils sont donc sourds. (Il sonne plus fort.)
SCÈNE IV.
LES PRÉCÉDENTS, LA TOURIÈRE.
LA TOURIÈRE, derrière le guichet.
Bonté divine, ah! quel train! qui va là ? qui va là ?
FRONTIN.
Deux cavaliers charmants : allons la fille, un bon feu, un bon lit, et vous aurez pour boire
en conséquence. Nous resterons fort peu de temps ici, mais nous dépenserons beaucoup,
entendez-vous?
LA TOURIÈRE.
Ah ! bon Dieu ! qui sont donc les impies qui osent tenir un pareil propos ?
FRONTIN.
Doucement, doucement, ne nous fâchons pas, s'il vous plaît. Je suis poli, comme vous voyez ; il s'agit de nous donner à coucher pour cette nuit, et nous n'en voulons pas davantage ; ce n'est pas faute d'avoir de jolies choses à vous dire ; servante trop aimable je ne sais quoi me dit que vous êtes charmante. Sans vous voir cependant on n'en peut pas juger ; hâtez-vous donc de nous ouvrir pour commencer à faire connaissance, je brûle de vous embrasser.
Trio.
LA TOURIÈRE.
Quoi ! Vous voulez coucher dans la maison ?
FRONTIN.
Eh ! oui vraiment, si vous le trouvez bon ;
Nous savons quel métier vous faites.
LA TOURIÈRE.
Et ! pour qui nous prenez-vous donc ?
FRONTIN.
Eh ! parbleu pour ce que vous êtes.
N'êtes-vous pas de fort honnêtes gens
Qui, pour des prix également honnêtes,
Donnez à coucher aux passants ?
LA TOURIÈRE.
Ah ! Quel blasphème, sainte Vierge !
Comment prendre pour une auberge
La sainte Visitation ?
BELFORT et FRONTIN.
La sainte Visitation !
BELFORT.
Oh ! L'aventure est singulière ;
M. Frontin tout bonnement voulait
Passer la nuit au monastère.
LA TOURIÈRE.
Et traiter une sœur Tourière
De servante de cabaret.
LA TOURIÈRE. | BELFORT. | FRONTIN. |
Pour le Couvent quelle cruelle injure ! |
Pour toi, Frontin, quelle triste aventure ! |
Pour toi, Frontin, quelle triste aventure ! |
Je parierais qu'une telle aventure |
Il te faudra donc coucher sur la dure, |
Il te faudra donc coucher sur la dure, etc. etc. |
N'est qu'un tour du malin esprit | Car décemment pour cette nuit | |
Qui voudrait bien avoir un lit | On ne peut te donner un lit | |
Au Couvent des Visitandines. | Au Couvent des Visitandines. |
SCÈNE V.
BELFORT, FRONTIN.
FRONTIN.
Nous n'avons que ce que nous méritons, Monsieur. Pourquoi diable nous avisons-nous de courir quand tout le monde dort ? En bonne foi, ne devriez vous pas être las de cette vie errante que vous menez depuis deux ans, vous n'en avez pas encore vingt-cinq, et il n'y a peut-être pas un petit coin dans l'Europe que n'ayez visité.
BELFORT.
Ah ! mon cher Frontin, j'ai de grands projets de réforme. Sais-tu ce que je viens faire en France ? un de mes amis me mande que tous les jours, mon père pleure ma mort, dont il s'accuse d'être l'auteur. Je ne veux plus lui causer de nouveaux chagrins, j'ai vingt-cinq ans, il est temps de prendre un état. Depuis longtemps mon père exerce la médecine avec honneur à Nevers, je veux lui succéder. En un mot, je ne reviens que pour me faire médecin.
FRONTIN.
J'entends, Monsieur votre père vous cédera son fonds et se retira, vivat, Monsieur, on nous attend sans doute.
BELFORT.
Eh ! non vraiment, je veux leur ménager une surprise agréable. Me voici donc enfin de retour dans mon pays, je n'espérais plus le revoir, et ma chère Euphémie, comme elle doit être belle à présent, n'est-ce pas Frontin ?
FRONTIN.
Elle doit être charmante. Cette Euphémie est sans doute une des maîtresses que vous avez laissées dans votre patrie, et que vous vous flattez de retrouver fidèle.
BELFORT.
Euphémie, Frontin, est la seule que j'aime. Belfort n'ai jamais aimé qu'Euphémie, et Belfort l'aimera toujours.
FRONTIN.
Belfort fut souvent infidèle, et Belfort le sera toujours. Il vous sied bien de vous vanter d'être constant ? quand il n'y aurait que cette petite aventure galante qui vous a forcé de vous expatrier.
BELFORT.
Bah ! folie de jeunesse et rien de plus. J'étais à Paris, la maîtresse d'un homme en place s'avise de me soupçonner un peu de mérite, il était de mon honneur de lui prouver qu'elle ne se trompait pas. Je fus cruellement puni de cette prétendue bonne fortune, par les trois mois que l'amant titré de la belle, de concert avec mon père, me fit passer au fond d'une prison d'état, où je serais encore peut-être, si l'aimable fille de mon geôlier, ne m'eût procuré les moyens de gagner les pays étrangers. Être enfermé parce qu'on est aimable ! C'est cruel ?
FRONTIN.
Oh ! cela crie vengeance, Monsieur, mais c'est partout de même, partout le mérite est persécuté. À Madrid, nous sommes obligés de sauter par une fenêtre, pour sauver l'honneur d'une femme dont le mari nous attendait au bas de l'escalier. À Rome, je reçois dans ma redingote un coup de poignard qui vous était destiné. En Turquie, j'ai vu le moment où l'on allait empaler le valet, et mettre hors d'état de faire jamais de sottises. À Turin, déguisé en femme de chambre, vous avez le malheur de plaire en même temps à la femme comme un joli garçon, et au mari comme une jeune et fraîche soubrette. Je ne sais si vous vous rappelez le coup d'épée, qui vous retint six semaines à Berlin, mais je n'ai pas oublié, moi, ce fameux combat à coups de poing que je fus obligé de soutenir à Londres, contre cet honnête artisan, avec la femme duquel vous causiez pendant que nous nous battions. Partout nous avons trouvé matière à maudire la méchanceté des hommes.
BELFORT.
Et partout matière à bénir la bonté des femmes.
FRONTIN.
Oh ! cela s'arrangeait à merveille, Monsieur prenait pour lui les caresses des femmes et me laissait les coups de bâton des hommes.
BELFORT.
Que veux-tu, mon cher Frontin, les femmes m'ont perdu. En deux mots voici mon histoire :
Air.
BELFORT.
Enfant chéri des Dames,
Je fus en tous pays
Fort bien avec les femmes,
Mal avec les maris.
Pour charmer l'ennui de l'absence,
À vingt beautés je fais la cour,
Laissant aux sots l'ennuyeuse constance,
Je les adore tour à tour.
Un nouveau goût s'éveille,
J'entends à mon oreille,
Le Dieu d'amour me répéter tous bas :
Enfant chéri des dames,
Sois dans tous les pays
Fort bien avec les dames,
Mal avec les maris.
Mais le Ciel me seconde,
Et veut faire, je croie,
L'ami de tout le monde
D'un homme tel que moi.
Me voici dans la France,
Tout ira pour le mieux,
Car on aime l'aisance
Dans ce climat heureux ;
Non, il n'est point de climat plus heureux,
Car les amants des dames
Dans ce charmant pays,
Sont bien avec les dames,
Bien avec les maris.
FRONTIN.
Eh bien ! et cette Euphémie dont vous me parliez tout à l'heure ?
BELFORT.
Ah ! c'est différent, celle-là, je l'aime sérieusement. Conçois-tu mon cher Frontin le bonheur dont je vais jouir ; depuis deux ans on n'a reçu de moi aucune nouvelle, on me croit mort, et tout à coup je ressuscite.
FRONTIN.
Quelle joie ! Quel transport dans toute la famille !
BELFORT.
«Quoi c'est lui ! le voilà de retour. Est-il possible ?»
FRONTIN.
«Ah ! mon cher Belfort !»
BELFORT.
«Ah ! ma chère Euphémie !»
FRONTIN.
«Comme il est grandi ! comme il est changé ! embrasse-moi, embrasse-la.»
BELFORT.
Moi, je embrasse tout le monde, et sur-le-champ je songe à mes affaires. Mon père est son tuteur, j'arrive demain, et je l'épouse après demain.
On aperçoit de la lumière dans la chambre d'Euphémie, et on entend un prélude de harpe.
BELFORT.
N'est-ce pas une harpe que j'entends ?
FRONTIN.
Oui, vraiment ; pour nous indemniser de notre insomnie, on veut nous donner un concert.
1er couplet.
EUPHÉMIE, chante en s'accompagnant.
Dans l'asile de l'innocence,
Amour, pourquoi m'embrasser de tes feux ?
Eloigne-toi, la froide indifférence
Doit seule régner dans ces lieux.
FRONTIN.
C'est quelqu'infortunée Visitandine, qui sortirait peut-être du Couvent avec autant de plaisir que nous y serions entrés tout à l'heure.
BELFORT.
Frontin, connais-tu cette voix ?
FRONTIN.
Eh ! d'où diable voulez-vous que je la connaisse ?
BELFORT.
Je ne puis m'y tromper, c'est elle-même.
FRONTIN.
Comment, Monsieur, auriez-vous quelque connaissance à sa Visitation ?
2me couplet.
EUPHÉMIE, chante en s'accompagnant.
Toi que j'aime plus que ma vie,
Que je voudrais en vain ne plus chérir,
Belfort, Belfort, de la triste Euphémie,
As-tu gardé le souvenir.
BELFORT.
Ah ! Grand Dieu ! c'est elle, je n'en puis plus douter.
FRONTIN.
Comment ! c'est votre Euphémie ?
BELFORT.
Elle semble douter de ma fidélité, et c'est elle qui m'abandonne.
FRONTIN.
Du moins si elle n'était que mariée, on pourrait s'arranger avec le mari, mais là, il n'y a plus de ressource.
3me couplet.
EUPHÉMIE, chante en s'accompagnant.
Bientôt un ordre irrévocable,
De t'oublier m'imposera la loi ;
Je sens qu'alors je deviendrai coupable,
Car je ne puis aimer que toi.
FRONTIN.
Allons, Monsieur, consolez-vous ; il paraît, par le dernier couplet, qu'elle n'est encore que fiancée.
BELFORT.
Comment fiancée ?
FRONTIN.
Je veux dire novice.
BELFORT.
Dissipons ses inquiétudes ; il faut lui répondre sur le même air.
FRONTIN.
C'est dommage que nous avons pas de harpe pour nous accompagner.
BELFORT, chante.
Rassurez-vous... ...
On entend sonner les matines, et le bruit des cloches couvre la voix de Belfort.
FRONTIN.
Nous nous plaignions de ne pas avoir d'accompagnement.
Les cloches cessent.
BELFORT, chante.
Rassurez-vous, belle Euph... ...
Les cloches reprennent avec plus de vivacité.
FRONTIN.
Mais il ne faudrait pas que l'accompagnement étouffât la voix.
BELFORT.
Au diable les cloches, et celles qui les sonnent.
UNE VOIX, en dedans.
Eh bien, sœur Euphémie, entendez-vous sonner les matines ?
FRONTIN.
Ah ! ce sont les matines.
EUPHÉMIE.
Je descends, ma mère, je descends.
Le fenêtre se ferme, on emporte la lumière, et le jour vient peu à peu.
SCÈNE VI.
BELFORT, FRONTIN.
BELFORT.
Ces choses-là ne sont faites que pour moi. Mon mariage était conclu, voilà ma femme qui se fait religieuse ; je veux chanter, on sonne les matines, et je les laisserais tranquillement enlever mon Euphémie ? Non, morbleu.
FRONTIN.
Vous ne pouvez pas décemment la laisser dans une sotte communauté, dont la tourière nous refuse un asile, et se fâche de ce qu'on la prend prend pour un servante d'auberge.
BELFORT.
J'ai fait dans ma vie mille extravagances pour des femmes que je m'ai jamais aimées, et pourquoi donc n'en ferais-je pas pour celle que j'aime ? Frontin, te sens-tu capable de me seconder ?
FRONTIN.
C'est une injure que d'en douter, Monsieur, vous m'avez vu dans l'occasion.
BELFORT.
L'entreprise est périlleuse, mon ami.
FRONTIN.
Allons donc, fussent-elles vingt nonnes là dedans, je me sens en état de leur tenir tête.
BELFORT.
Diable ! c'est qu'il n'y pas de milieu ; il faut l'enlever ou la perdre.
FRONTIN.
Eh bien ! Monsieur, enlevons-la.
BELFORT.
Oui, mais comment ?
FRONTIN.
Ah ! comment ?
Trio.
BELFORT.
Si je pouvais, Frontin, adroitement
Me ménager une entrée au couvent ?
FRONTIN.
Ménagez-vous une entrée au couvent,
Frontin alors vous suit aveuglément.
BELFORT.
J'imagine un bon artifice,
Prenons des sœurs et l'habit et le ton,
Demain dans la Sainte-Maison,
Je me fais recevoir novice.
FRONTIN.
Pour vous c'est un fort bon moyen,
Fille ou garçon vous êtes toujours bien ;
Je suis fort bien aussi, mais j'ai la barbe épaisse,
Et s'il faut malheureusement
Qu'une des sœurs à cela se connaisse,
On va me chasser du couvent.
BELFORT.
Dans le couvent déjà l'on se réveille ;
Voici le jour, n'allons pas nous trahir.
FRONTIN.
Cachons-nous, et prêtons l'oreille,
Car j'entends la porte s'ouvrir.
Ils se cachent tous deux.
SCÈNE VII.
LES PRÉCÉDENTS, GRÉGOIRE, passablement ivre,
portant un panier couvert d'une serviette.
GRÉGOIRE.
Quand je suis soûl dès le matin,
On m'accuse d'aimer le vin,
Et de négliger le jardin
Du monastère.
Eh ! ventre gué comment donc faire ?
Pour l'empêcher d'aimer le vin,
Mes sœurs, apprenez à Grégoire
Comment on travaille sans boire.
FRONTIN, caché.
Ah ! dans ta place heureux coquin,
Comme travaillerait Frontin.
BELFORT, caché.
Monsieur Frontin veut-il se taire.
GRÉGOIRE.
Or sus, plus de propos. Lisons.
Sur l'agenda de mes commissions,
Ce qu'à la ville je vais faire.
BELFORT et FRONTIN, cachés... jusqu'à la fin de la scène.
Chut, écoutons.
GRÉGOIRE, lisant.
Grégoire ira d'abord,
S'informer sur le port,
De la sœur Séraphine,
Qui doit venir en ce canton,
Attendu que l'air en est bon,
Si l'on en croit la médecine.
BELFORT.
Ah ! sous le nom de cette sœur,
Ne pourrai-je pas m'introduire ?
FRONTIN.
Mais parlez donc plus, Monsieur,
Et jusqu'au bout laissez-le lire.
GRÉGOIRE, lisant.
Puis au couvent des Capucins,
Prier le père Boniface,
D'envoyer, un de ces matins,
Un révérend père en sa place ;
Il est malade, et chaque sœur
Pour son salut tremble de peur.
FRONTIN.
Ah ! sous le nom de Directeur,
Ne pourrai-je pas m'introduire ?
BELFORT.
Parle plus bas du Directeur,
Et jusqu'au bout laisse-le lire.
FRONTIN.
Mais si vous passez pour la sœur,
Je puis bien passer pour le père.
BELFORT.
Monsieur Frontin veut-il se taire.
GRÉGOIRE, lisant.
Item, offrir au révérend,
De la part de la sœur Sainte-Ange,
Un gâteau de fleur de froment
Assaisonné de fleur d'orange.
BELFORT.
Ah ! le pauvre homme.
GRÉGOIRE, lisant.
Item, de fort bon chocolat.
FRONTIN.
Ah ! le pauvre homme.
GRÉGOIRE, lisant.
Item, des fruits en confiture.
BELFORT et FRONTIN.
Ah ! le pauvre homme.
GRÉGOIRE, lisant.
Item, d'excellent vin muscat.
Au nom de sœur Bonaventure.
TOUS TROIS.
Et le pauvre homme ainsi reçoit de chaque sœur,
De quoi réconforter ses entrailles sacrées ;
Ah ! de ces nonnettes sucrées.
BELFORT.
Il est doux d'être directeur.
FRONTIN et GRÉGOIRE.
Je voudrais être directeur.
SCÈNE VIII.
LES PRÉCÉDENTS, UN COCHER ivre comme Grégoire.
LE COCHER.
Holà ! Eh ! l'ami, suis-je loin de l'endroit où je vais, par parenthèse ?
GRÉGOIRE.
À qui parlez-vous ?
LE COCHER.
À vous.
GRÉGOIRE.
Passez votre chemin, l'ami ; les ivrognes doivent laisser les honnêtes gens en repos.
LE COCHER.
Ivrogne toi-même, entendez-vous ; un peu de politesse, s'il vous plaît. Sachez qu'on doit plus de respect au cocher de la diligence.
GRÉGOIRE.
Un cocher de diligence, voilà des voyageurs bien menés.
BELFORT et FRONTIN, cachés toujours.
Le cocher de diligence !
LE COCHER.
Faites-moi le plaisir, mon ami, de me dire où est le couvent de la Visitandine ?
GRÉGOIRE.
La Visitandine, ah ! ah ! ah ! la Visitation donc ; qu'est-ce que vous lui voulez dire ? parlez, je suis de la maison.
LE COCHER.
Vous ? plaisante religieuse, ah ! ah ! ah !
GRÉGOIRE, riant.
Il est si soûl, qu'il me prend pour une religieuse.
LE COCHER.
N'importe, je vais toujours vous dire le sujet de ma commission.
GRÉGOIRE, le repoussant.
Parlez d'un peu plus loin, mon ami, vous sentez le vin.
LE COCHER.
Soyez donc honnête, que diable !... je vous dirai qu'il y a aujourd'hui huit jours, qu'on m'a retenu une place pour une certaine sœur qui doit venir dans ce couvent.
GRÉGOIRE.
J'entends ; c'est la sœur Séraphine.
LE COCHER.
Précisément. Or donc, cette sœur Séraphine ne peut pas encore venir. Et voilà une lettre et son paquet que j'apporte à sa place.
BELFORT, caché.
Que peut donc contenir cette lettre ?
FRONTIN, caché.
Le meilleur moyen de le savoir, c'est de nous emparer de la lettre et des habits.
Finale.
LE COCHER.
On m'a de ce billet
Chargé pour votre abbesse ;
Et je vais, s'il vous plaît,
Le rendre à son adresse.
GRÉGOIRE.
N'allez pas réveiller
Notre supérieure ;
Monsieur, pour lui parler,
Choisissez une autre heure.
LE COCHER.
Pour attendre suis-je donc fait ;
Le diable emporte les béguines.
GRÉGOIRE.
Parlez mieux des Visitandines ;
Point d'insolence, s'il vous plaît.
GRÉGOIRE. | LE COCHER. |
Si je suis doux de ma nature, | Je suis fort doux de ma nature, |
Sachez que je ne souffre pas | Cependant je ne souffre pas |
Qu'on leur fasse la moindre injure, | Qu'on me fasse la moindre injure, |
Ou qu'on apprend ce que pèse mon bras. | Ou l'on apprend ce que pèse mon bras. |
FRONTIN et BELFORT, s'avançant et parlant l'un à Grégoire, l'autre au Cocher.
Hé ! Messieurs, messieurs, quel tapage !
Plus que lui, Monsieur, soyez sage.
D'un homme ivre on doit tout souffrir,
Il a tant bu qu'à peine il peut se soutenir.
GRÉGOIRE et LE COCHER, se moquant l'un de l'autre.
Il a tant bu qu'à peine il peut se soutenir ;
Allez, mon pauvre ami, si vous n'étiez pas ivre,
Je vous aurais appris à vivre ;
Mais passez-moi votre chemin,
J'ai toujours respecté le vin.
FRONTIN et BELFORT.
Comme moi, de la tempérance,
Monsieur fait un grand cas à ce qu'il me paraît.
Si Monsieur le voulait,
Au prochain cabaret,
Nous pourrions faire connaissance.
GRÉGOIRE et LE COCHER.
Monsieur, vous me voyez tout prêt,
Je n'ai refusé de ma vie,
Une aussi galante partie.
Ah ! l'honnête homme que voilà !
Acceptons ce qu'il nous propose,
Mais aucun excès pour cela ;
La tempérance est une belle chose.
FRONTIN et BELFORT.
Quand ils seront de bonne humeur,
On en saura bien faire
Tout ce qu'on en veut faire.
Vous, vous passerez... / Moi, je passerai... pour la sœur.
Moi, je passerai... / Toi, tu passeras... pour le père.
TOUS QUATRE.
Dans le vin noyons notre humeur,
Nous n'avons rien de mieux à faire :
Chacun court après le bonheur,
Et je le trouve au fond de mon verre.
Fin du premier Acte.
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ACTE SECOND.
Le Théâtre représente le grand parloir du Couvent.
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SCÈNE PREMIÈRE.
LE DOCTEUR BELFORT, EUPHÉMIE, LA TOURIÈRE.
Le docteur Belfort et Euphémie sont sur le devant de la scène. La tourière est assise dans le fond ; elle travaille, et interrompt de temps en temps son ouvrage pour écouter ce que disent le docteur et Euphémie.
LE DOCTEUR.
Enfin, ma chère Euphémie, on ne peut pas disputer des goûts. Tu aimes mieux un couvent qu'un mari. Eh bien, t'y voilà. Mais à ta place, moi, j'attendrais encore pour prononcer mes derniers vœux. Nous savons d'où provient cet excès de ferveur ; mon fripon de fils...
EUPHÉMIE.
Croyez, M. Belfort, que je désire bien sincèrement le retour de votre fils, pour vous, mais non pour moi. J'ai trouvé dans cette maison un asile que je ne veux jamais quitter ; ma vocation est parfaitement décidée, et... Vous ne recevez pas toujours de nouvelles ?
LE DOCTEUR.
De mon fils ? non. Il court le pays sans doute, sous la conduite de M. Frontin, son digne valet. J'ai peut-être été un peu trop sévère à son égard, j'en conviens ; mais le drôle m'en punit assez depuis deux ans qu'il me laisse dans l'inquiétude. Cependant, je ne désespère pas encore de le revoir. Que sait-on ? il m'a peut-être écrit à Nevers ; il ne sait pas qu'une prétendue vacation t'a fait entrer dans cette maison, et que moi par amitié pour toi, j'ai laissé à Nevers mon état, mes malades pour venir m'établir dans la ville voisine, où, grâce au Ciel et à mon faible mérite, j'ai mis tous les habitants dans la fantasie de ne pas se faire enterrer par d'autre que par moi. S'il revenait ?
EUPHÉMIE.
Croyez encore une fois, mon cher tuteur, que son retour ne changerait rien à ma résolution. De grâce, laissons cela.
LE DOCTEUR.
Allons, n'en parlons plus. (À la tourière qui s'avance.) Vous dites donc, ma sœur, que Mme l'Abbesse n'est pas encore visible ?
LA TOURIÈRE.
Non, M. le docteur, Madame aurait désiré que vous vinssiez un peu plus tard. Il doit nous arriver ce matin une novice d'un couvent étranger, à qui les médecins ont conseillé de prendre l'air de ce pays.
LE DOCTEUR.
Eh bien, je reviendrai ; je verrai en même temps toutes mes autres malades. Je m'en fuis ; car toute la ville m'attend. Bon jour, mon Euphémie. Sans adieu, ma sœur.
Le docteur sort, la tourière le reconduit et rentre dans le couvent.
SCÈNE II.
EUPHÉMIE seule.
Mon tuteur ne l'a que trop bien deviné, j'ai la force de le cacher aux autres. Mais je ne puis me le cacher à moi-même. C'est l'absence de son fils qui m'a conduite ici. (Elle tire un portrait de son sein.) Ce pourrait ne sert qu'à nourrir ma douleur. Je trahis mon devoir en le conservant, et je n'ai pas la force de m'en séparer.
Air.
Ô toi dont ma mémoire
A conservé les traits,
En vain a-t-on pu croire
Qu'ici je t'oublierais !
Malgré ta perfidie,
Infidèle Belfort,
La trop faible Euphémie
Voudrait te voir encore.
Reviens et je brise ma chaîne ;
Ton absence en ces lieux seule a pu m'entraîner,
Elle est ma seule peine,
Et mon plus grand désir est de te pardonner.
On entend la sonnette de la tourière.
On sonne, cachons ce portrait. Fuyons. Ah ! combien la solitude m'est chère ; ce n'est que quand je suis seule, que je peux causer avec lui.
Elle sort et cache le portrait dans son sein.
SCÈNE III.
LA TOURIÈRE, GRÉGOIRE, BELFORT en religieuse.
On sonne encore, la tourière traverse le théâtre.
LA TOURIÈRE.
Eh, bon Dieu ! bon Dieu ! quel train ! on dirait que le feu est au couvent. Attendez, on y va. On y va. Ah ! C'est vous, Grégoire ?
GRÉGOIRE, derrière la grille.
Moi-même, ma sœur, et pas seul, comme vous voyez ; c'est la sœur Séraphine que je vous amène.
LA TOURIÈRE, ouvrant la porte.
(À part.) Ah ! comme elle paraît douce et aimable. (Haut.) Entrez, entrez ma sœur.
Belfort et Grégoire passent dans la partie intérieure.
BELFORT, à part.
Dame ! C'est une sœur faite tout exprès pour le couvent.
LA TOURIÈRE.
Vous étiez attendue ici avec impatience ; voulez-vous bien permettre, ma sœur ? (Elle l'embrasse.)
BELFORT.
Bien volontiers, ma sœur.
LA TOURIÈRE.
Je cours avertir Mme l'Abbesse. Mais asseyez-vous donc, de grâce. Eh bien ! comment vous trouvez-vous à présent ?
BELFORT.
Beaucoup mieux depuis que je suis ici.
LA TOURIÈRE.
Ah ! ma sœur, vous êtes tombée ici, dans une maison... Je crois que le Seigneur a pour elle une prédilection particulière... toutes mes sœurs sont si vertueuses, si méritantes ; ce n'est pas que je les regarde comme parfaites. Par exemple, sœur Sainte-Ange est bavarde, sœur Joséphine est coquette, sœur Augustine fait la prude. Moi, qui vous parle, je suis d'une étourderie, d'une vivacité... mais on se passe mutuellement ses petits défauts. Sœur Euphémie encore...
BELFORT.
Sœur Euphémié... et quel est donc son défaut à elle ?
LA TOURIÈRE.
Ne me trahissez pas. Elle n'a pris le voile que par désespoir d'amour ; je suis au fait. Elle aime un certain Belfort.
BELFORT.
Bon ?
LA TOURIÈRE.
Oui, un mauvais sujet, qui s'est fait renfermer pour ses fredaines ; mais, grâce au Ciel, la voilà tout à fait dans le port ; lundi elle prononce ses derniers vœux.
BELFORT.
Lundi... en effet... la voilà dans le port. Sœur Euphémie vous a donc mise dans sa confidence ?
LA TOURIÈRE.
Sœur Euphémie ? Elle est trop fière pour parler à personne. Mais vous sentez bien qu'à mon âge, quand on a de l'expérience, on se connaît en amour.
BELFORT.
Comment, ma sœur, est-ce que vous auriez passé par-là ?
Couplets.
LA TOURIÈRE.
Ah ! de quels souvenirs affreux
Votre demande m'a frappée ;
Un jour nous nous connaîtrons mieux :
Vous saurez comme on m'a trompée.
Le Ciel en nous donnant un cœur,
Nous fit un présent bien funeste.
Vous m'entendez, ma chère sœur,
Daignez m'épargner le reste.
Dans cette maison, à quinze ans,
Je n'étais que pensionnaire ;
Un jeune abbé des plus charmants
Logeait au prochain séminaire ;
Un certain jour il vint me voir,
Il avait un air tout céleste,
Et sans la grille du parloir,
Daignez m'épargner le reste.
Mais, adieu, ma sœur, votre entretien a tant de charmes, qu'on oublie tout auprès de vous. Je cours avertir Mme l'Abbesse. Ne vous dérangez pas, je vous en prie.
SCÈNE IV.
BELFORT, GRÉGOIRE.
GRÉGOIRE.
Ah ! ça, Monsieur, vous voilà dans le couvent ; n'allez pas faire de sottises au moins.
BELFORT.
Ah ! Monsieur Grégoire, pouvez-vous penser que sous cet habit ?...
GRÉGOIRE.
Je ne m'y fierais pas ! l'habit ne fait pas le moine. Votre valet m'a dit que vous étiez un petit libertin.
BELFORT.
Autrefois, dans ma jeunesse ; mais je suis tout à fait converti.
GRÉGOIRE.
Et pour mieux pénitence, vous venez passer une petite retraite à la Visitation. Comme diable vous résister aussi ? vous me donnez beaucoup d'argent, vous m'en promettez bien davantage ; et pour m'achever, vous m'entraînez au cabaret ; mais c'en est fait, morbleu, je ne veux plus boire de ma vie.
BELFORT.
Et moi, je veux être fidèle à mon Euphémie jusqu'à la mort.
GRÉGOIRE.
Écoutez donc, ma chère sœur, serments d'ivrogne que tout cela.
Duo.
BELFORT.
J'ai bien souvent juré d'être fidèle ;
Si j'ai trahi de semblables serments,
C'est qu'ils n'étaient pas faits pour elle ;
Le serment d'aujourd'hui tiendra bien plus longtemps ?
GRÉGOIRE.
J'ai bien souvent juré de ne plus boire,
Mais pour tenir de semblables serments,
Moi, je n'ai jamais de mémoire ;
Le serment d'aujourd'hui tiendra-t-il bien plus longtemps ?
Mais, puisqu'enfin la folie est faite,
Daignez au moins écouter mes leçons.
BELFORT.
Je saurai bien d'une jeune nonnette
Prendre à propos les airs et les façons.
À sa toilette un peu coquette,
Prude ailleurs, même en badinant,
Dans ses discours, jamais discrète,
Et médisante assez souvent ;
Son langage est toujours mystique :
À tous propos, avec ferveur,
Poussant un soupir méthodique
Elle répond : Ave, ma sœur.
GRÉGOIRE.
Gardez-vous bien de vous rendre coupable,
Et soyez sage au moins par charité ;
De vos méfaits, dans la communauté,
Songez que je suis responsable.
BELFORT.
Ah ! tu peux croire à mes serments.
GRÉGOIRE.
À vos serments je n'ose croire.
GRÉGOIRE. | BELFORT. |
J'ai bien souvent juré de ne plus boire ; | J'ai bien souvent juré d'être fidèle ; |
Mais pour tenir de semblables serments, | Si j'ai trahi de semblables serments, |
Moi, je n'ai jamais de mémoire. | C'est qu'ils n'étaient pas faits pour elle. |
Le serment d'aujourd'hui tiendra-t-il plus longtemps ? |
Le serment d'aujourd'hui tiendra bien plus longtemps. |
On entend le bavardage de deux sœurs.
GRÉGOIRE.
Chut ! voici la tourière qui revient avec Mme l'Abbesse.
BELFORT.
Souviens-toi de tout ce que tu dois dire.
GRÉGOIRE.
Pour vous, vous voilà instruit.
BELFORT.
Je sais mon rôle, comme si j'avais été nonne toute ma vie.
SCÈNE V.
LES PRÉCÉDENTS, L'ABBESSE, LA TOURIÈRE, deux SŒURS converses.
LA TOURIÈRE, parlant de la coulisse.
Oui, Madame, charmante, en vérité ; enfin, vous en serez contente.
L'ABBESSE, à Belfort qui veut se lever.
Restez, restez, ma chère enfant, je vous en prie ; je n'ai aime pas qu'on se dérange pour moi, surtout quand on est malade. (À la tourière.) Un fauteuil, sœur Bonaventure.
LA TOURIÈRE, apportant un fauteuil.
Le voici, Madame.
UNE SŒUR de même.
N'est-ce pas un fauteuil que Madame demande ? le voilà ?
L'AUTRE SŒUR de même.
Rangez-vous donc Grégoire, que je donne un fauteuil à Madame.
L'ABBESSE.
Eh bien, Grégoire, le père Boniface.
LA TOURIÈRE.
Ah ! le père Boniface ? comment se porte-t-il, Grégoire ?
GRÉGOIRE.
Bien doucement, Madame, bien doucement.
LA TOURIÈRE.
Que Dieu nous le conserve. Vous ne connaissez pas le père Boniface, sœur Séraphine ? quelle perte pour le couvent, si le Ciel rappelait à lui ce saint homme ! Un homme, qui ne fait jamais un pas sans sauver une âme ou deux, plus ou moins.
BELFORT.
Et quelle est donc sa maladie ?
LA TOURIÈRE.
Il est enrhumé, ma sœur.
GRÉGOIRE.
Oh ! oui, bien enrhumé. Et comme il ne pourra pas encore sortir de sitôt, il a engagé le père Hilarion, un de ses jeunes confrères, plein de zèle et de ferveur, à venir rendre ses devoirs à ces dames pendant leur veuvage.
LA TOURIÈRE.
Une jeune personne toute charmante, et un nouveau directeur qui nous arrivent à la fois, mais c'est un jour de bénédiction pour le couvent !
GRÉGOIRE.
Le père Hilarion doit venir sans façon demander à déjeuner à Madame ce matin.
L'ABBESSE.
Comment à déjeuner, et rien n'est prêt encore ? En vérité, sœur Bonaventure, vous ne pensez à rien.
LA TOURIÈRE.
Mais, Madame, je ne savais pas.
L'ABBESSE.
Mais il faudrait savoir, ma sœur, je donne aujourd'hui à déjeuner à tout le couvent. Entendez-vous ; allez, allez tout préparer.
LA TOURIÈRE.
Eh bien, Madame, j'y vais, j'y vais.
GRÉGOIRE.
Madame n'a plus rien à m'ordonner ?
L'ABBESSE.
Non, vous pouvez nous laisser. Mais je vous en prie, Grégoire, n'allez pas comme à l'ordinaire passer toute votre journée au cabaret.
GRÉGOIRE.
Au cabaret, Madame. Ah ! fi donc, je ne suis pas fait pour fréquenter de pareils lieux. Tout à l'heure encore, je jurais de n'y jamais mettre les pieds.
L'ABBESSE.
Il ne faut pas jurer, mon garçon.
GRÉGOIRE, en s'en allant.
Elle a raison notre chère Abbesse, il ne faut jurer de rien, il pourrait se trouver une occasion, on ne sait ce qui peut arriver...
SCÈNE VI.
L'ABBESSE, BELFORT.
L'ABBESSE.
Mais en vérité, ma sœur, plus je vous examine, et plus je me persuade que Madame votre Abbesse a voulu me ménager une surprise agréable.
BELFORT.
Comment donc cela, Madame ?
L'ABBESSE.
C'est que vous ne ressemblez pas du tout au portrait qu'elle m'a fait de vous dans sa lettre.
BELFORT.
Est-il possible ?
L'ABBESSE.
Vous pouvez en juger vous-même, j'ai sa lettre sur moi, écoutez, (elle lit) : «L'homme propose et Dieu dispose, ma chère sœur ; une de nos novices, sœur Séraphine, vient d'essuyer une longue et terrible maladie, à la suite de laquelle il lui est resté une toux sèche et fréquente (ici Belfort tousse). On dit l'air de votre pays extraordinairement bon pour les convalescentes, je prendrai donc la liberté de vous l'envoyer pour trois ou quatre mois ; c'est une fille sage, modeste ; elle n'est ni de la première jeunesse, ni de la première beauté». Je vous demande, ma sœur, si cela peut vous convenir ?
BELFORT.
Hélas ! Madame, des personnes comme vous et moi doivent-elles s'enorgueillir de leur jeunesse et de leur beauté ?
L'ABBESSE.
Vous avez raison, ma chère enfant, et moi qui vous parle là-dessus de la plus grande insouciance ; mais je vous trouve tout à fait bien, je vous assure, pour une malade surtout.
BELFORT.
Vous avez bien de la bonté, Madame.
L'ABBESSE, continuant de lire.
«Ni de la première beauté... Mais en revanche personne ne possède à un plus haut degré de perfection, tous ces petits talents innocents qui nous aident à passer le temps et à nous préserver de la tentation. Personne ne sait mieux, par exemple, chanter des noëls et des cantiques, découper des agneaux, faire des confitures et des bonbonnières, et apprendre à parler aux perroquets».
BELFORT.
Ah ! Madame, que je suis loin d'être aussi savante que vous pourriez le présumer.
L'ABBESSE.
Ah ! de la modestie, ma sœur, allons ne vous faites pas prier ; il faudra nous chanter, à déjeuner, un de ces cantiques que vous chantez si bien.
BELFORT.
Ah ! Madame, oubliez-vous que ma poitrine ?... (Il tousse.) Cette malheureuse maladie m'a fait perdre toute ma voix.
SCÈNE VII.
LES PRÉCÉDENTS, TOUTES LES RELIGIEUSES.
LA TOURIÈRE.
Venez, venez, mes sœurs, la voilà, la voilà.
L'ABBESSE.
Allons, embrassez toutes la nouvelle arrivée.
BELFORT.
J'allais vous demander moi-même la permission d'embrasser mes nouvelles compagnes.
S. JOSÉPHINE.
Je n'a jamais embrassé aucune de nos sœurs avec autant de plaisir.
S. AGNÈS.
Si elle eût été ici cette nuit, l'orage m'aurait fait moins peur ; elle a l'air d'avoir du courage.
S. URSULE.
C'est la dernière venue, mais j'en veux faire ma bonne amie.
S. EUPHÉMIE, au moment où Belfort va pour l'embrasser ; elle le reconnaît, jette un cri de surprise et tombé évanouie dans ses bras.
Ah !... ah ! Dieux !
BELFORT.
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! elle se trouve mal. Elle s'évanouit, mes sœurs...
S. JOSÉPHINE.
Voici de l'eau de Cologne.
S. AGNÈS.
Eh ! non, l'eau de mélisse est meilleure.
S. URSULE, fouillant dans ses poches.
Ah ! bon Dieu ! qu'est-ce que j'ai donc fait de mon éther ?
L'ABBESSE.
Ce que c'est que de nous ; cependant, desserrez-la donc, sœur Saint-Ange.
BELFORT, qui n'a point quitté Euphémie.
La voilà, la voilà qui revient.
LA TOURIÈRE.
Qu'elle est intéressante !
BELFORT.
À qui le dites-vous, ma sœur ?
L'ABBESSE.
Eh bien ! mon enfant, comment vous trouverez ?
S. EUPHÉMIE.
Très bien, Madame ; ce n'est rien.
BELFORT.
Une vapeur qui vous aura prise ?
S. EUPHÉMIE.
Pas autre chose.
LA TOURIÈRE.
Tenez, sœur Euphémie, voilà ce que j'ai trouvé en vous desserrant ; eh ! c'est un portrait !
S. EUPHÉMIE.
Ah ! je sais ce que c'est, un portrait que j'ai fait de mémoire.
S. JOSÉPHINE.
Voyons-le donc ; oh ! le joli jeune homme !
L'ABBESSE, le prenant.
Eh ! mais... attendez donc,... je ne me trompe pas ; c'est le portrait de sœur Séraphine.
BELFORT.
Mon portrait ? oh ! c'est singulier.
L'ABBESSE.
Oui, voilà tous vos traits ; seulement ici vous êtes en fille, et là vous êtes en homme.
BELFORT.
C'est mon frère, sans doute, vous connaissez l'original du portrait.
S. EUPHÉMIE.
Je l'ai connu autrefois.
BELFORT.
C'est lui-même, un jeune homme de vingt-cinq ans à peu près, n'ayant des yeux au monde que pour une jeune personne charmante qu'il adore depuis son enfance ; n'est-il pas vrai ?
S. EUPHÉMIE.
Ce n'est donc pas celui que j'ai connu.
BELFORT.
Oh ! c'est bien lui, vous voulez dire qu'il a fait quelques étourderies ; si vous savez comme il s'en est repenti, comme il est devenu sage et raisonnable. (À l'abbesse). Vous me pardonnerez, Madame, de mettre un peu de chaleur à défendre un frère, que j'ai toujours regardé comme un autre moi-même.
L'ABBESSE.
Comment donc ? c'est bien naturel, ma chère enfant, bon sang ne peut mentir. Il est fort bien au moins ce jeune homme ; en changeant son costume, on le prendrait pour un chérubin.
BELFORT.
Il s'en faut pourtant que l'original soit un ange.
LA TOURIÈRE.
Madame, madame, ou je me trompe fort, ou voici le père Hilarion.
L'ABBESSE.
Mes sœurs, c'est un nouveau Directeur qui nous arrive, prenez l'extérieur qui vous convient en pareille circonstance, et que votre discrétion fasse honneur au couvent.
SCÈNE VIII.
LES PRÉCÉDENTS, FRONTIN en capucin.
Air.
FRONTIN.
Le Ciel, mes sœurs, vous tienne en joie,
Je viens vous mettre sur la voie
Qui mène au Ciel directement.
En vous voyant, mes sœurs, on conçoit aisément
Comment le père Boniface,
À vous voir chaque jour, trouve un charme nouveau ;
Est-il au monde une plus douce place,
Que celle de pasteur d'un si joli troupeau ?
L'ABBESSE.
Ave, mon père.
FRONTIN.
Que Dieu vous le rende, ma sœur.
L'ABBESSE.
Soyez le bienvenu, nous avions grand besoin de vous.
FRONTIN.
Je n'ai ni les lumières, ni l'expérience du père Boniface.
LA TOURIÈRE.
Sous le bon plaisir de Madame, mon père, le père Boniface a-t-il reçu certaines petites douceurs ?...
FRONTIN.
Oui, oui, ma sœur, je vous en dois même quelques remerciements, car j'en ai pris ma part.
L'ABBESSE.
Vous nous ferez sans doute l'amitié de déjeuner avec nous, mon père ?
FRONTIN.
Hélas ! ma sœur, la volonté du Ciel soit faite en toutes choses.
LA TOURIÈRE.
Sœur Séraphine, vous me direz si vous preniez du café aussi parfait que celui-là dans votre couvent ; c'est que c'est moi qui le fait, ma sœur, je suis bien aise de vous le dire.
FRONTIN.
Aussi le père Boniface ne fait-il jamais l'éloge de votre maison, sans faire en même temps celui de votre café ; mais il ne faut pas le laisser refroidir.
UNE CONVERSE.
Voici M. le docteur.
FRONTIN.
Il arrive fort à propos pour déjeuner avec nous.
SCÈNE IX, et dernière.
LES PRÉCÉDENTS, LE DOCTEUR BELFORT.
LE DOCTEUR.
Bonjour, mes aimables malades.
BELFORT, à part.
Ah ! Ciel ! c'est mon père !
S. EUPHÉMIE, à part.
Je tremble !
LE DOCTEUR.
Eh bien ! comme se porte-t-on aujourd'hui, sœur Agnés ? Nous avons les yeux un peu battus, sœur Ursule ; cette malheureuse migraine a-t-elle enfin quitté prise, sœur Joséphine ? Et vous, Madame, comment vous trouvez-vous ?
L'ABBESSE.
Ah ! Docteur ! je suis toujours bien faible, bien souffrante ; mais ce n'est pas de moi qu'il s'agit à présent, c'est de notre nouvelle arrivée, sœur Séraphine. Tenez, la voilà, M. Belfort.
FRONTIN, à part.
M. Belfort ! serait-ce son père ? ce maudit docteur me donne la fièvre.
LE DOCTEUR.
Eh bien, qu'est-ce ? ma chère enfant ! vous vous cachez, n'ayez point peur, je ne veux point vous faire de mal, donnez-moi votre bras ; le pouls est fort agité.
Air.
LE DOCTEUR.
Regardez-moi.
BELFORT.
Ô Ciel ! que faire ?
LE DOCTEUR.
Comment ? c'est toi !
LES RELIGIEUSES.
Expliquez-nous donc ce mystère ?
S. EUPHÉMIE et FRONTIN.
Oh ! pour le coup, le voilà pris.
BELFORT.
Daignez me pardonner, mon père ?
LES RELIGIEUSES.
C'est votre fille ?
LE DOCTEUR.
Eh ! non, mais c'est mon fils.
L'ABBESSE.
Si par bonheur Monsieur son père
N'était venu le découvrir,
Après trente ans d'une vertu sévère,
Hélas ! mes sœurs, qu'allais-je devenir ?
FRONTIN, à part.
On a déjà su découvrir ton maître,
Pauvre Frontin, ton tour viendra peut-être.
LE DOCTEUR.
Ainsi depuis deux ans, fripon,
Que vous avez forcé votre prison
En séduisant votre geôlière,
Vous êtes donc en garnison,
À la Visitation ?
BELFORT.
Ah ! jugez mieux de moi, mon père,
C'est aujourd'hui le premier jour
Que sous l'auspice de l'amour,
J'ai su passer au monastère.
EUPHÉMIE.
Ah ! Monsieur, jugez mieux Belfort,
Il est fidèle et m'aime encore ;
C'est pour moi seule, hélas ! qu'il est coupable.
Punissez-moi, si vous le punissez.
L'ABBESSE.
Sœur Euphémie en est. Ô Ciel ! en est-ce assez ?
Mon père, hélas ! de ce crime exécrable,
Dites-moi ce que vous pensez ?
FRONTIN.
Ce que j'en pense ? hélas ! que c'est un grand scandale,
Que dans votre sainte maison,
Sous les habits d'une vestale,
Se soit introduit le démon.
LE DOCTEUR.
Quel est donc ce révérend père que vous consultez ?
L'ABBESSE.
C'est un saint homme, que le père Boniface, a bien voulu nous envoyer à sa place pendant sa maladie.
LE DOCTEUR.
Mais le père Boniface se porte à merveille, je l'ai vu ce matin ; il se propose de venir vous voir aujourd'hui. (Le docteur examinant Frontin qui fait tout ce qu'il peut pour se cacher.) Daignerez-vous m'expliquer, mon père ?... Comment, maraud, c'est toi ?
L'ABBESSE.
Parlez mieux, s'il vous plaît, du père Hilarion !
LE DOCTEUR.
Lui ! c'est le valet de chambre de la sœur Séraphine.
L'ABBESSE.
Ô Ciel ! c'est un impudent valet.
FRONTIN.
Ah ! ça écoutez donc, Mesdames, point d'injures, s'il vous plaît ; si vous ne voulez pas de moi pour votre directeur, soit. Nous verrons comment vous ferez pour vous passer de nos conseils.
L'ABBESSE.
Ah ! Docteur, votre arrivée est un miracle de l'ange gardien de cette maison. Sans vous, nous étions perdus, mais que faire à présent ?
LE DOCTEUR.
Ma foi, je n'en sais rien.
BELFORT.
Mon père !
LE DOCTEUR.
Eh bien ?
Vaudeville.
BELFORT.
À moins que dans ce monastère
On ne veuille me retenir,
Vous n'avez qu'un parti, mon père,
Et c'est celui de nous unir.
Pour que notre hymen s'accomplisse,
Je semble arriver tout exprès ;
Deux jours plus tard je la perdais,
Je ne la trouvais plus novice.
EUPHÉMIE.
Si Belfort est vraiment coupable,
Il n'est coupable que pour moi ;
J'oublie une faute excusable,
Qu'il répare en m'offrant sa foi ;
Sans doute il faut que l'on punisse
Celui qui séduit une sœur ;
Mais doit-on user de rigueur
Quand cette sœur n'est que novice ?
LE DOCTEUR.
Je crois qu'ils ont raison, Madame,
Il faudra bien y consentir.
Allons, fripon, voilà ta femme,
C'est par-là qu'il en faut finir.
On te passe ton artifice,
Mais fais ton devoir à ton tour,
Et que ton amante en amour
Ne reste pas longtemps novice.
LA TOURIÈRE.
Puisqu'il le faut, allez ma fille ;
Mais soyez innocente encore
Dans la monde comme à la grille :
Et surtout n'aimez que Belfort.
Pour vous sauver du précipice,
De bien bon cœur je vous suivrais ;
Mais hélas ! impuissants regrets,
Que ne suis-je encore novice ?
FRONTIN.
Adieu mes chères pénitentes,
Puisqu'il faut enfin vous quitter ;
Cependant, jeunes innocentes,
Je suis fort bon à consulter.
De grand cœur j'offrais mes services,
Mes sœurs, pourquoi les refuser ?
Où puis-je à présent les placer ?
Où trouver ailleurs des novices ?
S. AGNÈS, au public.
De maintes mystiques vétilles,
Du grand art de dire un secret,
Et de la science des grilles,
Nous offrons un faible portrait.
Aux deux auteurs de ces esquisses,
Passez quelques traits ennuyeux,
Peut-être un jour ils feront mieux,
Ils ne sont encore que novices.
FIN.
[Notes]
1. Louis-Benoît Picard, Les Visitandines, première le 7 août 1792 au Théâtre de la rue Feydeau à Paris.
2. Source : exemple imprimé, chez Maradin, rue du Cimitière Saint-André-des-Arcs, et
chez Charon, Galerie du théâtre de la rue Feydeau, Paris, 1792.
3. L'Ordre de la Visitation Sainte-Marie est une communauté contemplative fondée en 1610 par Saint François de Sales (1567-1622) et Sainte Jeanne-Françoise Frémiot de Chantal (1572-1641) à Annecy (Haute-Savoie).
4. Le livret des Visitandines fut mit en musique par François Devienne ; entre 1792 et 1797, cet opéra comique fut joué plus de deux cents fois et fut ainsi l'une des œuvres scéniques les plus populaires de l'époque révolutionnaire. Devienne, compositeur prolifique, fameux jouer et professeur des instruments à vent, fut l'un des premiers trois directeurs du Conservatoire de Musique à Paris ; naquit à Joinville en 1759, il mourut fou à Charenton en 1803.
5. Louis-Benoît Picard (1769-1828) fut acteur, auteur et directeur ; voir les Œuvres de J.-B. Picard, tomes I-X, Paris, Barba, 1821.
6. Afin de mettre cette comédie de Picard dans une perspective historique, voici un tract anonyme, de l'imprimerie de La Barre, intitulé Le fouet donné aux soeurs grisettes par la sainte colère du peuple, le 7 avril 1791, pour avoir enseigné de faux principes aux enfants des écoles de charité pour avoir refusé la porte à leurs pasteurs, qui ont fait authentiquement le serment civique. Les prêtres aristocrates conseillent les enfants des écoles à désobéir à leurs pères et mères, s'ils sont patriotes.
«L'ange tutélaire de la France, le véritable défenseur des citoyens qui ne fondent leur liberté que sur les préceptes de la justice, et sur l'égalité des droits que Dieu a donné aux hommes vient d'une manière authentique nous réitérer la preuve sensible, combien la Divinité suprême favorise la révolution des Français, qui n'a fait autre mal que de les arracher des fers tyranniques de l'ancien despotisme, pour lesquels il ne les a point créé.
Que l'on examine sérieusement toutes les ruses que les méchants ont fait manœuvrer, depuis ce phénomène révolutionnaire, pour mettre ce vaste empire à feu et à sang, on reconnaîtra par-là quelques traits de l'Être suprême, qui surpassent la présagacité la plus raffinée de l'homme... Les aristocrates disent que sont les plus forts qui font la loi. Et oui... Pourquoi ?... Parce qu'un parti est toujours le plus fort lorsqu'il a de son côté la raison et la justice, ce qui est plus fort que tous les hommes de l'univers, mais il n'ont point ni l'un ni l'autre pour eux, la preuve est évidente et incontestable par les décréts de Dieu qui nous a crée tous égaux, et ce n'est que sur cette base que l'auguste Assemblée nationale a reconnus l'égalité des hommes. S'ils tenaient l'inégalité de Dieu, il les appuierait avec autant de certitude comme il fait échoir leurs complots criminels, donnant à tous les hommes la volonté d'embrasser leur parti avec autant ardeur qu'ils embrassèrent celui contraire. Quelle merveille !... Quel prodige étonnant !... ce n'est pas là l'ouvrage des hommes ; on en voit la preuve incontestable par la découverte des trames criminelles, que les révoltés voulaient faire mouvoir par les jeunes demoiselles des écoles chrétiennes.
Depuis quelques temps les prêtres réfractaires fréquentaient plus qu'à l'ordinaire les maisons d'éducation, et cherchaient dans tous les célibats, les mieux disposés à leurs faux principes, à se fixer des asiles, au cas que leur prétendue contre-révolution n'ait pas tout le succès qu'ils en attendant ; particulièrement sur les paroisses où les curés n'ont pas voulu faire le serment civique [*]. C'est donc sur les Sœurs grises qu'ils ont jetés leurs vues, pour plusieurs raisons, et afin de continuer à dissiper frugalement les aumônes destinées à la subsistance des pauvres paroissiens ; en outre, pour y trouver des quantités d'adolescents, disposées à leurs grés, par l'instigation de celles qui sont chargées de l'éducation de leur jeune ; pour encore se renouveler plus souvent les plaisirs usés avec le même objet ; enfin, pour enseigner des faux principes à toutes les jeunesses, sur qu'ils peuvent triompher de la faiblesse de l'âge, leur défendant, d'une manière religieuse, l'obéissance aux pères et mères qui voudraient les obliger à suivre d'autres préceptes que ceux qu'ils leur enseignent.
Il est un vengeur sûrement ! tant d'imperfections ne peuvent être longtemps cachées, malgré les saints vérouls [†] qui les renfermaient sous la céleste calotte, qui depuis une infinité de temps nous a causé tant de maux. C'en est fait, Dieux veut punir le méchant d'une manière presque incompréhensible, en propageant ses saints décrets dans les individus voués pour la liberté français.
C'est dans cette intention que le Sénat populaire s'est rendu exécuteur des volontés du Dieu qui le préserve de la fureur des réprouvés. C'est dans cette intention qu'il s'est porté de toute part, éclairé par la grâce suffisante, pour faire rentrer à leur devoir les maisons égarées, notamment au couvent de Filles de Sainte-Marie [‡], où les prêtres réfractaires y trouvaient toute satisfaction sensuelle.
Hier à 10 heures et demie du matin, les dames du faubourg Saint-Antoine s'aperçurent qu'à cette heure il avoir été déjà célébré vingt-deux messes et qu'ordinairement on n'en disait que six à sept. Cette disproportion a fait voir clairement que c'était le refuge de prêtres qui n'ont pas prêtés le serment, en conséquence ont été toutes en pompes, portant des grandes verges à la main pour venger le déshonneur fait à ce saint lieu. La procession de ces dames arrivant à l'église, la porte leur a été refusée, l'ouverture en a été bientôt faite et ordonnée parle Sénat populaire qui s'est porté en foule à la chapelle et n'a trouvé qu'une dévote [Joséphine-Aimée-Victoire de Laguistonguz, agée de 38 ans], ci-devant noble, que M. Potdevin, ci-devant vicaire à Saint-Paul, était à confesseur clandestinement, et pour une pareille faute a été condamnée à être fouettée publiquement, ainsi que les deux tourières de ce couvent [sœur Elisabeth, agée de 45 ans, et sœur Marie, âgée de 30 ans], pour avoir refusé l'entrée à ces dames, ce qui s'est exécuté sur-le-champ. Quatre de ces dames ont prise la pénitente du vicaire, l'ont conduite au milieu de la grande rue Saint-Antoine, sans précaution ont découvert et fustigé les appas de la pénitente, qui sans doute sont très précieux à son directeur. Les grosses tourières subissent le même sort, au même endroit, et leurs fins mouchoirs blancs, destinés à essuyer les larmes de la contrition, ne leur a servi qu'à essuyer des poignées de boue que les polissons leur jetaient aux fesses pendant qu'on les fouettaient, à cause, disaient-ils, qu'elles les avaient très blanches. Si la garde nationale n'eût accouru promptement, c'en était fait, toutes les nonnes auraient subi le même sort.
Les Sœurs grisettes de Saint Nicolas-des-Champs n'auraient pas été quitte à si bon marché, pour avoir refusé la visite de leur nouveau et véritable pasteur, et pour avoir dit que deux pièces de canons, chargées à mitrailles balayeraient bien toute cette canaille, si une forte garnison ne fut venue à leurs secours.
Les Miramionnes [aussi dites les Filles de Sainte-Geneviève] ont eu le même bonheur : les dames de la place Maubert, toutes résolues à venger l'insulter faite au nouveau curé de Saint Nicolas-du-Chardonneret, qui, très respectueusement, fut dimanche dernier pour leur rendre sa visite pastorale ; elle lui poussèrent la porte au visage, en lui disant "notre maison n'est point habituée à recevoir des apostats". Notre humble curé se plaignit amèrement ; et ses paroissiens, pour les punir de cet outrage, hier ont investi de toute part la maison ; on y trouvé l'ancien curé, venant d'y faire l'office, accompagné de quantité de séminaristes, à qui on dresse aussi indistinctement, un lit, une table ou un autel. On a découvert des portes de derrières par où s'introduisait depuis longtemps cette cohorte infernale : on les a gardées pour que personne n'en sortît, afin que tous ceux qui étaient dedans prêtassent le serment, ou si non, le fouet.
Le peuple était déjà entré, se disposait à exécuter son décret lorsque la cavalerie, la garde nationale et la municipalité y est arrivée ; malgré tout cela il a fallu contenter le peuple. Trois Sœurs grisettes ont prêtés serment civique publiquement ; les plus entêtées, se voyant garanties du danger par la garde national, on dit : "Nos corps sont aux hommes et nos âmes sont à Dieu, il sera glorieux pour nous de mourir pour Lui et le maintien de Sa sainte religion". On a obligé, avec douceur, le peuple de se retirer, qui a protesté que s'ils ne le font pas d'ici à dimanche, à cette époque viendrait les fustiger.
C'est demain le jour dit ; mais pour leur sûreté elles conservent une forte garde à discrétion de... tout... et de tout.»
* Le 12 juillet 1790, l'Assemblée constituante vota la loi dite de la Constitution civile du clergé. Aux termes de la Constitution civile, les évêques et les curés devaient prêter le serment «de veiller avec soin sur les fidèles qui leur étaient confiés, d'être fidèles à la nation, à la loi et au roi, et de maintenir de tout leur pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le roi.» De plus, par ses décrets du 27 novembre et 26 décembre 1790, la Constituante ordonna que le serment prescrit par la Constitution civile serait incessamment exigé des évêques et des curés, statuant que «ceux qui ne l'auraient pas prêté dans les délais déterminés, seront réputés avoir renoncé à leur office, et il sera pourvu à leur remplacement, comme en cas de vacance par démission, à la forme du titre II de la Constitution civile du clergé.»
† Véroul : cf., Verrouil ou Verrou - petite barre de fer, qui est appliquée à une porte pour la fermer, et qui va et vient entre deux crampons (Dictionnaire de L'Académie française, 1694).
‡ Aujourd'hui le Temple de la Visitation, 17 rue Saint-Antoine, Paris. Ce temple protestant est l’ancienne église du couvent des Filles de la Visitation Sainte-Marie ; construite de 1632 à 1634 et consacrée à Notre Dame des Anges, cette église est la première œuvre marquante de l’architecte François Mansart ; pillée à la Révolution puis transformée en club républicain, elle est affectée en 1802 au culte réformé.
Or, de l'imprimerie de Chaudrillié au cours de 1792, voici une Opinion sur la religion catholique de Jacques Chevalier, député de la Sarthe.
«Issu de cultivateur, cultivateur moi-même, je n'ai reçu qu'une éducation fort succincte ; je me suis livré dès ma jeunesse aux travaux pénibles de la campagne. Ils sont si multipliés, que l'homme qui a le plus grand désir de s'instruire, trouve à peine quelque moment pour en profiter.
Mais si j'ai été privé de la lumière des sciences, il me reste, comme à tous les hommes, le beau spectacle de la Nature, qui fournit à l'homme une ample matière à ses réflexions ; il l'élève au-dessus de lui-même, le pénètre de respect et de reconnaissance pour son divin auteur.
Comme toutes les perfections de la Nature prouvent invinciblement à l'homme qui les considère et qui y réfléchit, l'existence d'un être suprême, cette connaissance qu'il acquiert de l'existence de cet être suprême, le porte à lui rendre ses adorations et ses hommages par un culte religieux, d'où je conclus qu'il faut une religion : il n'y a jamais eu de peuple, quelque féroce et quelque barbare qu'il ait été qui n'ait eu la sienne.
Plusieurs législateurs et philosophes, tels que Platon, Pythagore, Cicéron, Horace (auteur païen), et autres, ont tous reconnu la nécessité d'une religion, même pour le soutien et l'exécution des lois civiles.
Peut-on nier que la morale évangélique est l'âme et la force de la société ; qu'elle oblige à respecter les autorités légitimement constituées, les personnes et les propriétés ; à être fidèle à ses engagements ; à avoir des mœurs pures ; ce qui fait le ressort d'où dépend la prospérité ou la décadence d'un état.
La religion inspire à l'homme le caractère de douceur, d'honnêteté, de tranquillité, de charité envers les nécessiteux, l'engage de pardonner à ses ennemis, à leur faire du bien, punit même celui qui fait injustice à son semblable. Que de réconciliations, que de restitutions ont été faites par le canal de religion : l'homme, le plus acharné pour la détruire, ne peut contrarier ces vérités.
L'homme qui n'a point de religion ne mérite pas confiance publique ; nous l'éprouvons malheureusement trop souvent. Combien en voyons-nous qui ne se font pas de scrupule de ruiner des personnes et familles entières, par des manœuvres subtiles, des injustices atroces, qui, s'ils ne craignaient le glaive des lois, détruiraient les personnes même. D'où vient donc cette inhumanité, si ce n'est du défaut de religion ? Dira-t-on qu'il y a des personnes qui en ont, qui commettent ces crimes ? Non, s'ils paraissent en avoir, ce sont des hypocrites et des monstres.
Hommes instruits, ayez égard à la faiblesse du peuple, et partage avec lui, autant qu'il est possible, les peines qui l'accablent. Transportez-vous, Philosophes, dans le fond de nos campagnes, examinez sérieusement quel est le sort de ces pauvres malheureux habitants, vous trouverez des hommes, femmes et des enfants qui s'occupent à travailler chacun suivant leurs forces. Ces malheureux attendent, avec impatience, les dimanches et fêtes pour se reposer et prendre quelque récréation, après qu'ils ont satisfait aux devoirs dus à l'Être qui les a créés. En outre : s'ils ont quelque peine d'esprit, ce sont les prêtres qui les consolent ; cette satisfaction leur fait supporter leurs peines et fatigues avec patience.
L'exercice de tout culte est libre, dit la loi, nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses ; bien qu'on laisse cette faculté à tout individu ; mais il est évident qu'il est des désorganisateurs qui, loin d'établir la tranquillité, tentent de la renverser. J'ai entendu, avec peine, des membres de la Convention proposer de réduire les paroisses à une par canton ; ce qu me fait croire que c'est dans l'intention d'ôter la faculté aux personnes qui se trouveraient éloignées d'une lieu et demie et deux lieues, de s'approcher de l'église, et par conséquent les priver des offices et instructions ordinaires, et qu'ils veulent qui leur soient conservés ; comme aussi des propositions faites de supprimer les évêques, les conseils épiscopaux, de ne reconnaître autres instructions nationales, lesquelles, suivant l'apparence, n'auront aucun rapport à l'église. Par quelle fatalité le peuple se trouverait-il donc privé de toutes instructions, comme catéchisme, prônes et autres, qui sont très utiles, non seulement pour les enfants, mais même pour les anciens.
Encore les droits qu'on veut ôter à l'Église, au sujet des baptêmes, mariages et sépultures, sont de la plus dangereuse conséquence, vu que ce changement frappe singulièrement les esprits et occasionne des murmures ; c'est sur quoi la Convention doit faire de sérieuses réflexions ; car si on veut faire le bonheur du peuple, il ne faut pas le priver de ce qui lui convient ; ce qui pourrait le porter à des excès très dangereux.
Le peuple considère aussi la suppression des prêtres comme attentatoire au culte catholique, vu, disent-ils, que les ministres ne peuvent vivre sans qu'on les paie ; et que c'est l'exposer au rétablissement des dîmes, qui, vraisemblablement, aura lieu si les communes soumises à payer leur prêtres.
Citoyens, ne jetons pas la pomme de discorde parmi le peuple ; vous connaissez déjà la sensation que des bruits répandus dans les départements ont fait ; soyons sages et prudents ; ménageons les esprits et affermissons la tranquillité ; c'est la plus belle action que nous puissions faire ; ne nous exposons pas à nous faire détester et faire crier que nous avons mis la main à l'encensoir ; écoutez le cri des quatre cinquième au moins du peuple français qui ne cesse de répéter qu'on attente à sa religion.
Quoique persuadé que plusieurs m'accuseront d'imbécillité, dès que je parle de religion, je trouverai tout pour ce que je crois de mon devoir ; j'approuvais néanmoins ceux qui disent n'en reconnaître aucune, d'autant qu'il vaut mieux n'en point reconnaître que d'en professer une pour la déshonorer ; ce qui est malheureusement dans le siècle du présent.
Quant aux citoyens de différentes religions, ils n'ont pas le droit de se plaindre que le trésor public paie le salaire dû aux ministres catholiques, d'après que les grands biens que le clergé possédait, et qui appartenaient à nos pères, ont été employés au profit commune de toute la République ; la nation s'emparent de ses possessions, s'y est engagée par un contrat qui ne peut être annulé sans justice. Pourquoi je conclus que le traitement des ministres catholiques doit être payé par le trésor public.
D'après toutes ces considérations, et pour la tranquillité, je demande, sauve modifications des évêques, et des vicaires épiscopaux, s'il y a lieu, même diminuer le nombre de ces derniers ; que la Convention laisse l'Église dans toute sa liberté, tant pour ces conseils, offices, instructions, que baptêmes, mariages et sépultures ; et qu'elle déclare n'entendre faire aucuns changements dans tous ces offices et cérémonies, et continuer à fournir des moyens pour l'instruction des citoyens qui désireront parvenir au ministère.»
7. Voir aussi peut-être :
Anonyme : Les Fourberies Monacales, 1790. |
Pierre Laujon : Le Couvent ou Les Fruits du Caractère et de l'Éducation, 1790. |
Joseph Fiévée : Les Rigueurs du Cloître, 1790. |
Mme Olympe de Gouges : Le Couvent ou Les Vœux Forcés, 1790. |
Claude de Flins : Le Mari Directeur ou le Déménagement du Couvent, 1791. |
Jacques Boutet, dit Monvel : Les Victimes Cloîtrées, 1791. |
Charles Pigault-Lebrun : Les Dragons et les Bénédictines, 1794. |
Charles Pigault-Lebrun: Les Dragons en cantonnement, ou la Suite des Bénédictines, 1794. |
Jean Corsange et Jean Hapdé : Le Dernier Couvent de France ou l'Hospice, 1796. |